PSYCHANALYSE 

Carl Gustav Jung

 

Texte fondateur

de 1916 à 1961

Concepts jungiens

SOMMAIRE

Le soi et l'inconscient

Le moi

Inconscient collectif

Archétypes

Énergie

Symbole

Le symbole du mandala

Mana, démon, Dieu et l'inconscient

Libido

Individuation

Compensation

Complexe

Types psychologiques

Extraverti / Introverti

4 fonctions psychologiques fondamentales : Intuition / Sensation — Pensée / Sentiment

Animus et Anima

Persona

Psychologie analytique : Dieu, fonction de l'inconscient

Le côté sombre de Dieu : Psychanalyse de Yahvé 

Je n'insiste jamais ; le remède peut être un poison

Le soi et l'inconscient [1]

1957

Le SOI est un terme qui désigne la personnalité entière.
La personnalité entière de l'Homme est indescriptible.
Sa conscience peut être décrite, mais son inconscient ne peut l'être,
parce que l'inconscient — je dois le redire — est toujours inconscient,
vraiment inconscient et vraiment inconnu (rire).
Ainsi, nous ne connaissons pas notre personnalité inconsciente.
Nous avons des indices, certaines idées,
mais nous ne la connaissons pas réellement.
Personne ne peut dire où l'Homme s'arrête.
Et c'est la beauté dans tout ça ; c'est vraiment intéressant.
L'inconscient de l'Homme peut parvenir Dieu sait où ;
nous allons donc vers des découvertes.

Le moi

J'entends par « moi » un complexe de représentations formant, pour moi-même, le centre du champ conscienciel, et me paraissant posséder un haut degré de continuité et d'identité avec lui-même. C'est pourquoi je parle aussi du complexe du moi. Le complexe du moi est un contenu du conscient ; c'est aussi une condition de ce conscient, car un élément psychologique ne m'est conscient que s'il est en rapport avec le complexe du moi. Mais le moi n'étant que le centre du champ conscienciel ne se confond pas avec la totalité de la psyché ; ce n'est qu'un complexe parmi beaucoup d'autres. Il y a donc lieu de distinguer entre le moi et le soi, le moi n'étant que le sujet de ma conscience, alors que le soi est le sujet de la totalité de la psyché, y compris l'inconscient. En ce sens, le soi serait une grandeur (idéelle) qui comprend en elle le moi. Il apparaît volontiers dans l'imagination inconsciente sous l'aspect d'une personnalité supérieure ou idéale, un peu comme le Faust de Goethe, ou le Zarathoustra de Nietzsche. Pour garder au soi son auréole d'idéal, ses traits archaïques sont fréquemment séparés du soi « supérieur » pour former une figure spéciale, Méphisto chez Goethe, Épiméthée chez Spitteler. Dans la psychologie chrétienne, ce sont les figures du Christ et du diable ou antéchrist, tandis que Zarathoustra, de Nietzsche, découvre son ombre dans l'« homme le plus laid ».

Inconscient collectif

Théoriquement, on ne peut fixer de limites au champ de la conscience puisqu'il peut s'étendre indéfiniment. Empiriquement, cependant, il trouve toujours ses bornes quand il atteint l'inconnu. Ce dernier est constitué de tout ce que nous ignorons, de ce qui, par conséquent, n'a aucune relation avec le moi, centre du champ de la conscience. L'inconnu se divise en deux groupes d'objets : 1. ceux qui sont extérieurs et qui seraient accessibles par les sens et 2. les données qui sont intérieures et qui seraient l'objet de l'expérience immédiate. Le premier groupe constitue l'inconnu du monde extérieur ; le second, l'inconnu du monde intérieur. Nous appelons inconscient ce dernier champ. [2]

Tout ce que je connais, mais à quoi je ne pense pas à un moment donné, tout ce dont j'ai eu conscience une fois, mais que j'ai oublié, tout ce qui a été perçu par mes sens, mais que je n'ai pas enregistré dans mon esprit conscient, tout ce que, involontairement et sans y prêter attention (c'est-à-dire inconsciemment), je ressens, pense, me rappelle, désire et fais, tout le futur qui se prépare en moi, qui ne deviendra conscient que plus tard, tout cela est le contenu de l'inconscient. [3]

À ces contenus viennent s'ajouter les représentations ou impressions pénibles plus ou moins intentionnellement refoulées. J'appelle inconscient personnel l'ensemble de tous ces contenus. Mais, au-delà, nous rencontrons aussi dans l'inconscient des propriétés qui n'ont pas été acquises individuellement ; elles ont été héritées, ainsi les instincts, ainsi les impulsions pour exécuter des actions commandées par une nécessité, mais non par une motivation consciente... (C'est dans cette couche "plus profonde" de la psyché que nous rencontrons aussi les archétypes.) Les instincts et les archétypes constituent ensemble l'inconscient collectif. Je l'appelle collectif parce que, au contraire de l'inconscient personnel, il n'est pas le fait de contenus individuels plus ou moins uniques, ne se reproduisant pas, mais de contenus qui sont universels et qui apparaissent régulièrement. [4]

Les contenus de l'inconscient personnel font partie intégrante de la personnalité individuelle et pourraient donc tout aussi bien être conscients. Ceux de l'inconscient collectif constituent comme une condition ou une base de la psyché en soi, condition omniprésente, immuable, identique à elle-même en tous lieux. [5]

Plus les « couches » sont profondes et obscures, plus elles perdent leur originalité individuelle. Plus elles sont profondes, c'est-à-dire plus elles se rapprochent des systèmes fonctionnels autonomes, plus elles deviennent collectives et finissent par s'universaliser et par s'éteindre dans la matérialité du corps, c'est-à-dire dans les corps chimiques. Le carbone du corps humain est simplement carbone ; au plus profond d'elle-même, la psyché n'est plus qu'univers. [6]

Dans le cas que nous traitons, je puis vous assurer que la pensée de notre sujet n'était pas le moins du monde tournée vers les mythes, les dragons ou les monstres, ce qui n'empêchait pas ces représentations d'être imprimées en lui, étant inhérentes à tout le genre humain : il n'est de tribus, de peuples ou de races où l'on ne puisse en relever la présence. Nous rencontrons ici une couche psychique commune à tous les humains, faite chez tous de représentations similaires — qui se sont concrétisées au cours des âges dans les mythes —, couche que j'ai appelée pour cela l'inconscient collectif. Celui-ci n'est pas le produit d'expériences individuelles ; il nous est inné, au même titre que le cerveau différencié avec lequel nous venons au monde. Cela revient simplement à affirmer que notre structure psychique, de même que notre anatomie cérébrale, porte les traces phylogénétiques de sa lente et constante édification, qui s'est étendue sur des millions d'années. Nous naissons en quelque sorte dans un édifice immémorial que nous ressuscitons et qui repose sur les étages de l'échelle animale ; notre corps en porte de nombreuses survivances : l'embryon humain présente, par exemple, encore des branchies ; nous avons toute une série d'organes qui ne sont que des souvenirs ancestraux ; nous sommes, dans notre plan d'organisation, segmentés comme des vers, dont nous possédons aussi le système nerveux sympathique. Ainsi, nous traînons en nous dans la structure de notre corps et de notre système nerveux toute notre histoire généalogique ; cela est vrai aussi pour notre âme qui révèle également les traces de son passé et de son avenir ancestral. Théoriquement, nous pourrions reconstruire l'histoire de l'humanité en partant de notre complexion psychique, car tout ce qui exista une fois est encore présent et vivace en nous. Le sympathique est plus qu'un souvenir sentimental d'une existence paradisiaque ; c'est un système existant et vivant en nous, qui continue de vivre, de fonctionner et de travailler, comme il le faisait de temps immémorial. Dans la sphère psychique, l'inconscient collectif est fait d'un ensemble de survivances. [7]

Archétypes

La notion d'archétype... dérive de l'observation, souvent répétée, que les mythes et les contes de la littérature universelle renferment les thèmes bien définis qui reparaissent partout et toujours. Nous rencontrons ces mêmes thèmes dans les fantaisies, les rêves, les idées délirantes et les illusions des individus qui vivent aujourd'hui. Ce sont ces images et ces correspondances typiques que j'appelle représentations archétypiques. Plus elles sont distinctes et plus elles s'accompagnent de tonalités affectives vives... Elles nous impressionnent, nous influencent, nous fascinent. Elles ont leur origine dans l'archétype qui, en lui-même, échappe à la représentation, forme préexistante et inconsciente qui semble faire partie de la structure héritée de la psyché et peut, par conséquent, se manifester spontanément partout et en tout temps. En raison de sa nature instinctuelle, l'archétype est situé en dessous des complexes affectifs et participe à leur autonomie. [8]

Je retrouve toujours ce malentendu qui présente l'archétype comme ayant un contenu déterminé ; en d'autres termes, on en fait une sorte de « représentation » inconsciente, s'il est permis de s'exprimer ainsi ; il est donc nécessaire de préciser que les archétypes n'ont pas de contenu déterminé ; ils ne sont déterminés que dans leur forme et encore à un degré très limité. Une image primordiale [archétype] n'a un contenu déterminé qu'à partir du moment où elle est devenue consciente et est, par conséquent, emplie du matériel de l'expérience consciente. On pourrait peut-être comparer sa forme au système axial d'un cristal qui préforme, en quelque sorte, la structure cristalline dans l'eau mère, bien que n'ayant par lui-même aucune existence matérielle. Celle-ci n'apparaît qu'à la manière dont les ions et les molécules se groupent. L'archétype en lui-même est vide ; il est un élément purement formel, rien d'autre qu'une facilitas praeformandi (une possibilité de préformation), forme de représentation donnée a priori. Les représentations elles-mêmes ne sont pas héritées : seules leurs formes le sont ; ainsi considérées, elles correspondent en tout point aux instincts qui, eux aussi, ne sont déterminés que dans leur forme. On ne peut pas plus prouver l'existence des archétypes que celle des instincts, tant qu'ils ne se manifestent pas eux-mêmes de façon concrète. [9]

On ne doit point un instant s'abandonner à l'illusion que l'on parviendra finalement à expliquer un archétype et ainsi à le « liquider ». La tentative explicative la meilleure, elle-même, ne sera jamais rien d'autre qu'une traduction plus ou moins réussie dans un autre système d'images. [10]

En interprétant un nouveau rêve, nous aurons l'occasion d'aborder certaines notions essentielles, comme par exemple celle de l'archétype, expression qui désigne une image originelle, existant dans l'inconscient. L'archétype est aussi une manière de complexe ; mais à l'opposé de ceux que nous avons étudiés jusqu'ici, il n'est plus le fruit de l'expérience personnelle ; c'est un complexe inné. L'archétype est un centre chargé d'énergie. Le dragon, par exemple, constitue une de ces images originelles archétypiques. Si, au cours de mon existence, je ne rencontre pas le dragon qui est en moi, si je mène une existence qui reste dénuée de cette confrontation, je finirai par me sentir mal à mon aise, un peu comme si je me nourrissais constamment d'aliments dépourvus de vitamines ou de sel. Il me faut rencontrer le dragon, car celui-ci, de même que le héros, est un centre chargé d'énergie. Si la rencontre ne se produit pas, cette carence entraînera avec l'âge une contrariété semblable à celle que fait éprouver l'omission d'un besoin naturel à l'homme. Cela peut paraître paradoxal, mais ces images originelles — dont il existe une foule — portent chacune leur charge spécifique, dont nous ne sommes pas les bénéficiaires tant que, ne nous y étant pas encore butés, nous ne les avons pas incorporées d'une façon quelconque à la trame de notre vie. La rencontre avec le dragon peut s'effectuer selon différentes modalités, l'essentiel étant qu'il y ait confrontation. Je ferai peut-être mieux comprendre ma pensée en vous disant : on ne se sent pas tout à fait à son aise tant qu'on ne s'est pas rencontré avec soi-même, tant qu'on ne s'est pas heurté à soi-même ; si l'on n'a pas été en butte à des difficultés intérieures, on demeure à sa propre surface ; lorsqu'un être entre en collision avec lui-même, il en éprouve, après coup, une impression salutaire qui lui procure du bien-être.

Nous avons dit plus haut que les symboles du rêve sont de nature essentiellement individuelle et qu'il y a surtout intérêt à interpréter une série de rêves, ce qui confère à l'interprétation une sécurité infiniment plus grande que lorsqu'elle porte sur un rêve isolé. Je vais dans ce qui suit — du moins en apparence — me contredire et briser les règles jusqu'ici édifiées : je vais interpréter un rêve isolé, qui ne fait pas partie d'une série et dont je ne connais pas l'auteur. J'interpréterai ce rêve « arbitrairement », mais ma façon de procéder ne sera cependant pas injustifiée. Le rêve dont nous allons parler émane, en effet, de l'inconscient collectif et est fait pour l'essentiel d'une substance mythologique. Or, si un rêve est formé de matériaux personnels, son interprétation suppose que l'on connaisse les associations du rêveur, auxquelles l'analyste ne peut guère ajouter grand-chose, une personne étant précisément dans son individualité essentiellement différente de toute autre. Chaque individu n'a-t-il pas sa vie propre, ses images et ses représentations propres ? Mais cela, qui est capital au niveau de l'inconscient personnel, n'est plus vrai pour les matériaux qui émanent de l'inconscient collectif. En face d'un archétype, l'analyste peut et doit commencer à penser, car il relève d'une structure commune à l'humaine condition, au sujet de laquelle mes associations seront aussi valables que celles du rêveur. Je puis alors fournir les parallèles, les matériaux comparatifs, en bref, le contexte, à la seule condition de posséder un savoir suffisant. Dans le rêve dont nous venons de parler, mes connaissances ont pu contribuer à élucider la signification universelle du monstre. Et cela est plus ou moins vrai pour quiconque, car nous avons tous entendu parler de contes, de légendes et de mythologie. [11]

Dans chaque être individuel existent, outre les réminiscences personnelles, de grandes images « originelles », pour nous servir du terme pertinent par lequel Jacob Burckhardt les a un jour désignées ; ces figurations ancestrales sont constituées par les potentialités du patrimoine représentatif, tel qu'il fut depuis toujours, c'est-à-dire par les possibilités, transmises héréditairement, de la représentation humaine. Cette transmission héréditaire explique le fait, incroyable en somme, que certains thèmes de légendes, et que certains motifs de folklore se répètent sur toute la terre en des formes identiques. Cette transmission héréditaire explique en outre comment, par exemple, il peut se faire que nos aliénés puissent reproduire exactement les mêmes images et les mêmes corrélations que nous trouvons déjà dans des textes anciens. J'en ai donné quelques exemples dans mon livre Métamorphoses de l'âme, et ses symboles. Ce faisant, je n'affirme nullement la transmission héréditaire de représentations, mais uniquement la transmission héréditaire de la capacité d'évoquer tel ou tel élément du patrimoine représentatif. Il y a là une différence considérable. [12]

Énergie

Tout ce qui est humain est relatif, en tant que reposant sur des contrastes intérieurs ; car tous les phénomènes sont de nature énergétique. Or, sans un contraste, sans une tension préexistante, il ne saurait y avoir d'énergie. Il faut toujours que préexiste la tension entre le haut et le bas, le chaud et le froid, etc., pour que prenne naissance et se déroule ce processus de compensation qui constitue précisément l'énergie. Tout ce qui est vivant est énergie et, par conséquent, repose sur la tension des contraires. [13]

Mais il n'est d'énergie que là où existe une tension entre des contraires ; c'est pourquoi, pour la déceler, il faut chercher et trouver ce qui en face de l'attitude consciente constitue le contraire et l'opposé. Il est intéressant de voir combien cette compensation par le contraste a joué également dans l'histoire des théories relatives à la névrose un rôle important : la théorie de Freud met en avant la conception de l'Éros, celle d'Adler met en avant la puissance. Or, logiquement, l'opposé de l'amour est la haine ; à l'Éros s'oppose Phobos (la crainte, la phobie) ; mais, psychologiquement, le contraire de l'amour est la volonté de puissance. Là où règne l'amour, la volonté de domination est absente, et là où la puissance prime, l'amour fait défaut. L'amour et la volonté de puissance sont l'ombre l'un de l'autre : pour l'individu qui se voue à l'amour, la volonté de puissance est la compensation inconsciente ; pour quiconque aspire à la puissance, ce sera inversement l'Éros.  [14]

La psyché est un système à régulation autonome ; et il ne saurait y avoir d'équilibre ni de système d'autorégulation, sans forces contraires capables de se contrebalancer.  [15]

Considérons, par exemple, l'une des plus grandes idées qui soient nées au cours du XIXe siècle, l'idée de la conservation de l'énergie. Elle fut émise par Robert Mayer. C'était un médecin, et non un physicien ou un philosophe de la nature auxquels on serait tenté d'attribuer la création d'une idée de cette sorte. Or, il importe de savoir que cette idée n'a pas été, au sens propre du terme, créée par Robert Mayer. [...]

Helm, dans son ouvrage Die Energetik nach..., (1898, p. 20), émet l'opinion que « la pensée nouvelle de Robert Mayer ne s'est pas dégagée peu à peu, par une étude et une réflexion approfondies des conceptions traditionnelles qu'on se faisait de la force, mais qu'elle appartient à ces idées intuitivement perçues, qui, provenant d'autres domaines de l'esprit, s'emparent, pour ainsi dire, de la pensée, et l'obligent à transformer dans leur sens les conceptions traditionnelles ».

La question qui se pose maintenant est de savoir d'où provenait l'idée nouvelle qui s'était imposée à la conscience avec une puissance si élémentaire. Et d'où tirait-elle cette force, qui dominait tellement le conscient qu'elle le soustrayait aux impressions multiples d'un premier voyage aux Tropiques ? Il n'est pas aisé de répondre à ces questions ! Si nous appliquons nos conceptions à ce cas, notre explication devrait être celle-ci : l'idée de l'énergie et de sa conservation doit être une idée originelle qui sommeillait dans l'inconscient collectif. Cette conclusion nous oblige naturellement à prouver qu'une telle image originelle existait véritablement dans l'histoire de 1'esprit humain et qu'elle fit sentir son influence à travers des milliers d'années. De fait, cette preuve peut être réellement apportée sans difficultés particulières : les religions les plus primitives, dans les contrées les plus diverses du globe, sont fondées sur cette image. Ce sont les religions dites dynamistes, dont la pensée unique et déterminante consiste à affirmer l'existence d'une force magique partout présente et qui est comme le centre de toutes choses [16]. Taylor, le savant anglais bien connu, de même que Frazer ont commis le malentendu de prendre cette idée pour de l'animisme. En réalité, par leur représentation d'une force, les primitifs n'entendent pas du tout des âmes ou des esprits, mais vraiment quelque chose que le savant américain Lovejoy [17] désigne de façon pertinente sous le nom de « primitive energetics ». Cette dernière notion correspond à une représentation de l'âme, de l'esprit, de Dieu, de santé, de force physique, de fertilité, de magie, d'influence, de puissance, de considération, de médicament, ainsi que de certains états d'âme qui se caractérisent par le déclenchement d'affects. Chez certaines peuplades polynésiennes, « Mulungu » (c'est précisément le nom de cette conception de l'énergie qu'ont les primitifs) est esprit, âme, être démoniaque, magie, considération ; et s'il se produit quelque chose d'inattendu et qui fait sensation, ces Polynésiens crient « Mulungu ». Cette notion de force est aussi chez les primitifs la première figuration de la conception de Dieu. Cette image, au cours de l'histoire, s'est développée en des variations toujours nouvelles. Dans l'Ancien Testament, la force magique brûle dans le buisson ardent et illumine la figure de Moïse ; dans les Évangiles, elle pleut du ciel, incarnant le Saint-Esprit sous forme de langues de feu. Chez Héraclite, elle apparaît comme l'énergie de l'univers, comme un « feu éternellement vivant » ; chez les Perses, elle est la splendeur du feu de « l'haôma », de la grâce divine ; chez les stoïciens, on la retrouve dans la chaleur originelle, la force du destin. Dans les légendes du moyen âge, elle apparaît comme l'auréole, le nimbe de sainteté, et elle s'échappe, flamme rougeoyante, du toit de la chaumière dans laquelle le saint est en extase. Dans leurs visions, les saints voient le rayonnement de cette force comme un soleil, comme la plénitude de la lumière. D'après une conception ancienne, c'est l'âme elle-même qui est cette force. La notion de son immortalité comporte sa conservation, et dans la représentation bouddhique et primitive de la métempsycose (ou migration des âmes) se trouve exprimée son aptitude illimitée aux métamorphoses, jointe à sa conservation constante.

Cette idée est donc inscrite depuis des temps immémoriaux dans le cerveau humain. C'est pourquoi elle se trouve disponible dans l'inconscient de chacun de nous. Il n'est besoin que de certaines conditions pour l'en faire surgir. Celles-ci, manifestement, étaient remplies chez Robert Mayer. Les plus grandes et les plus belles pensées de l'humanité se forment à partir de ces images primordiales, qui sont comme autant de canevas de base. Souvent déjà on m'a demandé d'où peuvent bien provenir ces archétypes ou images originelles. Il me semble qu'il est impossible d'expliquer leur formation sans admettre qu'elles constituent comme la précipitation d'expériences humaines, perpétuellement renouvelées. L'une de ces expériences, des plus communes et en même temps des plus impressionnantes, c'est ce qui nous semble être la course quotidienne du soleil. Nous ne pouvons, il est vrai, découvrir dans l'inconscient la moindre trace du phénomène physique en tant que tel. Par contre nous y retrouvons le mythe du héros Soleil dans toutes ses variantes innombrables [18]. Ce mythe incarne l'archétype du soleil et non le phénomène physique. On pourrait faire des constatations analogues à propos des phases de la Lune. L'archétype est une sorte de disponibilité, de propension à reproduire toujours à nouveau les mêmes représentations mythiques, ou des images analogues. D'après cela il semble que ce qui s'inscrit et s'exprime dans l'inconscient, c'est exclusivement la représentation imaginative et subjective suscitée par le phénomène physique auquel elle correspond et fait écho. On pourrait donc admettre que les archétypes sont constitués par les empreintes, bien des fois imprimées, des réactions subjectives [19]. Cette hypothèse ne fait naturellement que reculer le problème sans le résoudre. Rien ne nous empêche d'admettre que certains archétypes existent déjà chez les animaux, et que les archétypes, par conséquent, ont leur existence fondée dans les particularités mêmes des systèmes vivants, qu'ils sont purement et simplement une expression de la vie, manifestation dont l'existence et la forme échappent à toutes les tentatives d'explication. Les archétypes, à ce qu'il semble, ne sont pas seulement le résultat des empreintes laissées par les expériences — types qui se renouvellent dans le cours de l'existence individuelle et de la vie de l'humanité ; mais en outre, ils se comportent, considérés dans une perspective empirique, comme des centres énergétiques, comme des forces ou des tendances qui poussent le sujet à renouveler ces mêmes expériences. Chaque fois, en effet, qu'un archétype surgit en rêve, en imagination, ou se manifeste dans la vie, il apporte avec lui et exerce une « influence », une force par la puissance de laquelle l'individu le ressent comme étant « numineux [20] », fascinant ou incitant à l'action. [21]

Symbole

Le symbole n'est ni une allégorie ni un semeion (signe) ; il est l'image d'un contenu qui, en grande partie, transcende la conscience. Il faut découvrir que de tels contenus sont réels, c'est-à-dire des agentia [agents], avec lesquels il est non seulement possible, mais aussi nécessaire de s'expliquer [22].  [23]

[...] La com « préhension » (Auf « fassung ») rend possible une « préhension » des choses, un concept, ce qui traduit une prise de possession. Le concept correspond dans sa fonction au nom à effet magique qui s'empare de l'objet. Ainsi, non seulement ce dernier devient inoffensif, mais en plus il est incorporé au système psychique de sorte que l'importance et la puissance de l'esprit humain en sont accrues (cf. l'importance accordée à la dénomination dans l'Alvlssmâl de l'ancienne Edda). C'est à une signification analogue du symbole que pense Spielrein quand elle écrit :

« Il me semble donc qu'un symbole doit en général son origine au désir qu'a un complexe de se dissoudre dans la totalité générale de la pensée. Le complexe perd ainsi de son caractère personnel. Cette tendance à se dissoudre (transformation) qu'a chaque complexe particulier est le ressort de la poésie, de la peinture, de chaque sorte d'art. » [24]

Remplaçons le terme « complexe » par celui de valeur énergétique (= valeur affective du complexe) et la conception de Spielrein concorde aisément avec la mienne.

Il semble que ce soit par la voie des formations analogiques que s'est peu à peu modifié le trésor des représentations et des noms. Il en résulte un élargissement de l'image du monde. Des contenus particulièrement accentués (« complexes affectivement teintés ») se reflètent en de multiples analogies et synonymes créés, dont les objets se trouvent ainsi poussés dans le domaine d'action magique de la psyché. C'est ainsi que se produisirent ces rapports analogiques que Lévy-Bruhl a si pertinemment appelés « participation mystique ». Il est évident que cette tendance à la découverte d'analogies, qui prend son point de départ dans les contenus effectivement teintés, doit avoir une importance énorme pour le développement de l'esprit humain. Aussi nous faut-il donner raison à Steinthal qui pense qu'il faut reconnaître au petit mot « comme » (gleichwie) une importance tout à fait extraordinaire dans l'histoire du développement de la pensée. On peut facilement se représenter que le passage de la libido à l'analogie a conduit l'humanité primitive à une série de découvertes de la plus haute importance. [25]

Mes patients n'étaient pas, pour la plupart, des croyants ; c'étaient des gens qui avaient perdu la foi ; c'étaient les brebis égarées qui venaient à moi. Le croyant a dans l'Église, aujourd'hui encore, l'occasion de vivre les symboles. Que l'on pense à l'événement de la messe, du baptême, à l'imitatio Christi et à bien d'autres choses. Mais vivre et ressentir le symbole de cette façon présuppose la participation vivante du croyant et c'est elle qui manque très souvent à l'homme d'aujourd'hui. Elle manque le plus souvent au névrosé. Dans ces cas-là, nous en sommes réduits à observer si l'inconscient ne produit pas spontanément des symboles qui remplacent ce qui manque. Et malgré tout, même alors, reste toujours posée la question de savoir si un homme qui a des rêves ou des visions de cette sorte est à même d'en comprendre le sens et d'en accepter les conséquences. [26]

Le symbole du mandala [27]

Voici plus de quarante ans (1918), j'ai découvert l'existence d'un symbole apparemment central, [...], au cours de mes recherches sur l'inconscient collectif, le symbole du mandala. Pour être sûr de mon fait, j'ai accumulé pendant plus d'une décennie d'autres observations avant de publier, sous forme provisoire, pour la première fois, en 1929, ma découverte [28]. Le mandala est une image archétypique dont l'existence est vérifiable à travers siècles et millénaires. Il désigne la totalité du Soi, ou illustre la totalité des assises de l'âme — mythiquement parlant, la manifestation de la divinité incarnée dans l'homme. En opposition au mandala de Boehme, le mandala moderne vise l'unité, c'est-à-dire qu'il représente une compensation de la faille, voire son dépassement anticipé. Comme ce processus a lieu dans l'inconscient collectif, il se manifeste partout. C'est ce dont rend compte la rumeur des « soucoupes volantes », qui est un symptôme d'une disposition mentale régnante en général.

Dans la mesure où le traitement analytique rend l'« ombre » consciente, il crée une faille et une tension entre les contraires qui, à leur tour, cherchent à s'équilibrer en une unité. Ce sont des symboles qui opéreront la liaison. La confrontation entre les contraires touche à la limite du supportable lorsqu'on prend cette confrontation au sérieux ou lorsqu'on est pris au sérieux par les contraires eux-mêmes. Le tertium non datur — il n'est pas donné de troisième terme — de la logique se confirme : on est incapable d'entrevoir une troisième solution.

Cependant, quand tout se passe bien, cette troisième solution se présente spontanément, de par la nature même. Elle est alors — et alors seulement — convaincante. Elle est ressentie comme étant ce qu'on appelle la « grâce ». La solution naissant de la confrontation et de la lutte des contraires est le plus souvent constituée par un mélange inextricable de données conscientes et inconscientes, et c'est pourquoi on peut la dire un « symbole » (une pièce de monnaie coupée en deux dont les moitiés s'encastrent exactement [29]). Cette solution représente le résultat de la coopération du conscient et de l'inconscient ; elle atteint à l'analogie avec l'image de Dieu, sous forme de mandala, qui est sans doute l'esquisse la plus simple d'une représentation de la totalité, et elle s'offre spontanément à l'imagination pour figurer les contraires, leur lutte et leur conciliation en nous. La confrontation, qui est tout d'abord de nature purement personnelle, s'accompagne bientôt de l'intuition et de la connaissance que la tension subjective en soi-même entre les opposés n'est, en toute généralité, qu'un cas d'espèce dans les tensions conflictuelles du monde.

Mana, démon, Dieu et l'inconscient

Car notre psyché est structurée à l'image de la structure du monde, et ce qui se passe en grand se produit aussi dans la dimension la plus infime et la plus subjective de l'âme. C'est pourquoi l'image de Dieu est toujours une projection de l'expérience intérieure vécue lors de la confrontation avec un vis-à-vis très puissant. Celui-ci est figuré par des objets dont l'expérience intérieure est issue et qui, à partir de là, ont gardé une signification numineuse ; ou il est caractérisé par sa numinosité et la force subjuguante de celle-ci. Dans ce dernier cas, l'imagination se libère du simple plan de l'objet et tente d'esquisser l'image d'une entité invisible existant derrière les apparences. Je pense ici à la plus simple des formes fondamentales du mandala, la circonférence, et au partage du cercle le plus simple (mentalement) : le carré ou la croix.

De telles expériences ont une influence secourable ou dévastatrice sur l'homme. Il ne peut ni les saisir, ni les comprendre, ni les dominer ; il ne peut pas plus s'en libérer qu'il ne peut leur échapper, et c'est pourquoi il les ressent comme relativement subjuguantes, voire toutes-puissantes. En reconnaissant à juste titre qu'elles ne proviennent pas de sa personnalité consciente, l'homme les désigne comme mana, ou démon, ou Dieu. La connaissance scientifique utilise le terme d'« inconscient », avouant ainsi son ignorance en la matière, ce qui est compréhensible puisqu'elle ne peut rien savoir de la psyché, pour la bonne raison que ce n'est qu'à travers elle qu'on peut atteindre à la connaissance. C'est pourquoi on ne peut ni discuter ni affirmer la validité de désignation de mana, démon ou Dieu, mais on peut constater que le sentiment d'une étrangeté liée à l'expérience de quelque chose d'objectif est authentique.

Nous savons qu'il advient dans nos vies des choses qui nous semblent totalement inconnues et totalement étrangères. De même que nous savons que nous ne fabriquons pas un rêve ou une idée, mais que l'un comme l'autre prennent naissance d'eux-mêmes en quelque sorte. Ce qui fond sur nous de cette façon, on peut dire que c'est un effet qui émane d'un mana, d'un démon, de Dieu, ou de l'inconscient. Les trois premières désignations possèdent le grand avantage d'embrasser et d'évoquer la qualité émotionnelle du numineux , tandis que la dernière — l'inconscient — est banale et par conséquent plus proche de la réalité.

Ce concept d'inconscient inclut le plan des choses expérimentables, c'est-à-dire la réalité quotidienne telle qu'elle nous est connue et abordable. L'inconscient est un concept trop neutre et trop rationnel pour que, dans la pratique, il puisse se montrer d'un grand secours à l'imagination. Il a précisément été forgé pour l'usage scientifique ; il est donc beaucoup plus apte à une approche des choses sans passion, sans exigences métaphysiques que des concepts transcendants qui sont critiquables et qui, par conséquent, fourvoient vers un certain fanatisme.

C'est pourquoi je préfère le terme d'« inconscient », en sachant parfaitement que je pourrais aussi bien parler de « Dieu », ou de « démon », si je voulais m'exprimer de façon mythique. Dans la mesure où je m'exprime mythiquement, c'est en pleine conscience que « mana », « démon », « Dieu » sont synonymes d'inconscient, car nous savons des premiers exactement tout autant ou tout aussi peu que du dernier. On croit simplement en savoir bien davantage sur les premiers, ce qui, il est vrai, pour certains buts, est beaucoup plus utile et beaucoup plus efficace que d'avoir un concept scientifique.

Le grand avantage des concepts « démon » et « Dieu » consiste en ce qu'ils permettent une bien meilleure objectivation du vis-à-vis, soit la personnification de celui-là. Leurs qualités émotionnelles leur confèrent vie et efficacité. Haine et amour, crainte et vénération surgissent sur le théâtre de la confrontation et la dramatisent au suprême degré. Ainsi, ce qui était simplement « exposé » devient « agi » [30].

Libido [31]

J'entends par libido l'énergie psychique. L'énergie psychique est l'intensité du processus psychique, sa valeur psychologique. Toutefois il ne s'agit pas d'une valeur attribuée d'ordre moral, esthétique ou intellectuel ; la valeur psychique correspond à la force déterminante dudit processus, qui se manifeste par des effets définis ou « rendements psychiques ». Je ne conçois pourtant pas la libido comme une force psychique ainsi que parfois l'ont pensé à tort les critiques. Je n'hypostasie pas le concept d'énergie ; je l'utilise pour désigner des intensités ou des valeurs. La question de savoir s'il existe ou non une force spécifique d'ordre psychique n'a rien à voir avec le concept de libido. Dans mes travaux, le terme est souvent employé indifféremment pour celui d'énergie. J'ai donné les raisons que l'on a d'appeler « libido » l'énergie psychique dans les ouvrages indiqués en note [32].

Individuation [33]

Le concept d'individuation est particulièrement important en psychologie analytique. Généralement parlant, c'est le processus de formation et de particularisation de l'individu ; plus spécialement de l'individu psychologique comme être distinct de l'ensemble, de la psychologie collective. L'individuation est donc un processus de différenciation qui a pour but de développer la personnalité individuelle. Cette individuation est une nécessité naturelle puisque l'entraver par des réglementations rigides ou même exclusives, selon des normes collectives, porterait un grave préjudice à l'activité vitale de l'individu. Or l'individualité est déjà donnée physiquement et physiologiquement ; de là découle son expression psychologique correspondante ; entraver son développement équivaut à estropier artificiellement le sujet. Or un groupe social composé d'unités estropiées ne pourrait être une institution saine ni viable ; seule la société qui peut à la fois conserver sa cohésion intime, ses valeurs collectives et accorder à l'individu la plus grande liberté possible peut espérer une vitalité durable : l'individu n'est pas seulement unité, son existence même présuppose des rapports collectifs ; aussi le processus d'individuation ne mène-t-il pas à l'isolement, mais à une cohésion collective plus intensive et plus universelle.

Le processus psychologique d'individuation est étroitement lié à la fonction dite transcendante qui détermine les lignes individuelles de développement que l'on ne saurait atteindre, par la seule voie des normes collectives (voir Symbole, n° 55).

L'individuation ne peut en aucun cas constituer l'unique but de l'éducation psychologique. Avant que l'individuation ne devienne but, l'éducation doit en avoir atteint un premier : adapter au minimum de règles collectives nécessaire à l'existence : pour qu'une plante soit mise à même de développer le plus possible son originalité, il faut d'abord qu'elle puisse grandir dans le sol où elle a été plantée. L'individuation est toujours plus ou moins en opposition avec la norme collective, puisqu'elle est séparation et différenciation de l'ensemble, formation de l'originalité, non d'une originalité recherchée, mais de celle qui est donnée a priori dans la disposition du sujet. Cependant son opposition à la norme collective n'est qu'apparente : à y regarder de plus près, on remarque que le point de vue individuel n'est pas opposé à la norme collective ; il a simplement une autre orientation. D'ailleurs, une voie individuelle ne peut à vrai dire jamais s'opposer à la norme collective ; seule une autre norme pourrait le faire. Or une voie individuelle n'est jamais une norme ; celle-ci est toujours le résultat de l'ensemble des voies individuelles : elle n'est justifiée et précieuse pour la vie que s'il existe des voies individuelles qui s'orientent de temps en temps d'après elle. Mais dès qu'on lui attribue une valeur absolue, elle ne sert plus de rien. Un conflit réel avec les normes collectives n'éclate que si l'on prend pour norme la voie individuelle, comme le voudrait l'individualiste extrême. C'est là évidemment une intention pathologique, tout à fait contraire à la vie. Cette tendance n'a rien de commun avec l'individuation, qui prend certes un biais individuel, mais ne peut se dispenser de la norme ni pour son orientation vis-à-vis du social, ni pour établir le rapport collectif indispensable à la vie des individus dans la société. L'individuation conduit donc à une appréciation naturelle des normes collectives, alors que pour une orientation exclusivement collective ces normes finissent par devenir inutiles ; d'où la ruine de la moralité proprement dite, car, plus est forte la réglementation collective des hommes, plus est grande l'immoralité individuelle. L'individuation coïncide avec le processus du développement du conscient sortant de son état primitif d'identité (voir Identité, n° 26). L'individuation est donc l'élargissement de la sphère du conscient et de la vie psychologique consciente.

Compensation [34]

Compenser veut dire contrebalancer ou remplacer. Cette notion fut introduite dans la psychologie des névroses par Adler [35]. Par compensation, Adler entend une fonction qui contrebalance le sentiment d'infériorité par un système psychologique compensateur, comparable au développement compensateur d'organes dans l'insuffisance organique. Il dit dans ses Études sur l'insuffisance des organes [36] : « À peine séparés de l'organisme maternel, ces organes et systèmes d'organes insuffisants entrent en lutte avec le monde extérieur, lutte inévitable et beaucoup plus intensive que s'il s'agit d'appareils normalement développés. Le caractère foetal augmente la possibilité de compensation et de surcompensation, renforce leur faculté d'adaptation à des résistances ordinaires et extraordinaires, et assure la constitution de formes et de rendements nouveaux et supérieurs. » Le sentiment d'infériorité du névrosé, qui, d'après Adler, correspondrait étiologiquement à une insuffisance organique, provoque une « construction auxiliaire », une compensation, qui consiste en une fiction destinée à contrebalancer l'insuffisance. La fiction, ou « ligne fictive de conduite », est un système psychologique qui tend à transformer l'insuffisance en plus-value. Ce qu'il y a de particulièrement important dans cette conception c'est qu'elle reconnaît l'existence empiriquement indéniable d'une fonction compensatrice qui, dans le domaine des processus psychologiques, correspond à une fonction analogue, sur le plan physiologique, d'autodirection ou d'autorégulation de l'organisme. Pour Adler, la compensation n'a d'autre fonction que de contrebalancer le seul sentiment d'infériorité. Je prends cette notion dans un sens plus général et vois dans la compensation une équilibration fonctionnelle, une sorte d'autorégulation de tout l'appareil psychique. Selon moi, l'activité de l'inconscient (voir Inconscient, n° 30) compense aussi l'exclusivisme de l'attitude générale dû aux fonctions conscientes [37]. Les psychologues aiment à comparer le conscient à l'oeil ; on parle d'un « champ visuel », d'un « foyer » de la conscience, expressions qui caractérisent parfaitement la nature des fonctions conscientes. Très peu de contenus peuvent parvenir simultanément au niveau supérieur du conscient ; un nombre limité d'entre eux peut seul se maintenir en même temps dans son champ. L'activité de la conscience est donc essentiellement sélective ; or la sélection demande toujours une direction, déterminée qui, de son côté, exige l'exclusion de tout ce qui ne convient pas. De là une certaine unilatéralité de l'orientation consciencielle. Les contenus exclus de la direction donnée, ou inhibés, tombent dans l'inconscient ; mais de par leur existence même ils font contrepoids à l'orientation consciente qui grandit avec l'augmentation de l'unilatéralité consciencielle et finit par susciter une tension de plus en plus perceptible. Cette tension va entraîner une certaine gêne de l'activité consciente, gêne qui peut encore toutefois être surmontée grâce à un effort conscient accru. À la longue cependant, cette tension augmente au point que les contenus inconscients inhibés s'introduisent dans la conscience sous forme de rêves et d'images spontanées. Plus est grande l'unilatéralité de l'attitude consciente, plus les contenus issus de l'inconscient se dressent contre elle, si bien qu'on peut parler d'un véritable contraste entre le conscient et l'inconscient. Dans ce cas, la compensation se manifeste sous forme de fonction contrastante. C'est un cas extrême : d'ordinaire, la compensation par l'inconscient n'est pas un contraste : elle contrebalance l'orientation consciente, ou la complète. L'inconscient livre, par exemple dans un rêve, tous les contenus constellés par la situation consciente, mais inhibés par le choix conscient et dont la connaissance serait indispensable au conscient pour arriver à une adaptation totale.

À l'état normal, la compensation est inconsciente, autrement dit : elle régularise inconsciemment l'activité consciente. Dans la névrose, le contraste entre l'inconscient et le conscient est si violent que la compensation en est troublée. Aussi la thérapeutique analytique cherche-t-elle à rendre conscients les contenus inconscients pour rétablir ainsi la compensation.

Complexe [38]

Les complexes sont des fragments psychiques dont la dissociation est imputable à des influences traumatiques ou à certaines tendances incompatibles. Les complexes interfèrent avec les intentions de la volonté et perturbent l'activité consciente ; ils provoquent des troubles de la mémoire et un blocage du flux d'associations ; ils apparaissent et disparaissent selon leurs propres lois ; ils peuvent obséder temporairement la conscience, ou influencer la parole ou l'action par une voie inconsciente.

Types psychologiques

Extraverti / Introverti [39]

[...] j'ai fini par discerner, sur la base de nombreuses observations et de nombreuses expériences, deux attitudes de base, deux dispositions fondamentales : l'introversion et l'extraversion.

L'introversion, chez un sujet normal, s'exprime par un naturel réservé, méditatif, facilement hésitant, qui ne se livre pas volontiers, se dérobe aisément devant les objets, se trouve toujours quelque peu sur la défensive et se retranche avec prédilection derrière une attitude d'observation un rien méfiante.

L'extraversion, chez un sujet également normal, s'exprime par un naturel prévenant, en apparence ouvert et obligeant, qui se plie aisément à toutes les situations nouvelles, qui se fait rapidement de nouvelles relations, et qui se lance souvent dans l'inconnu, sans souci et en confiance, écartant délibérément les objections qui peuvent lui venir à l'esprit.

Chez l'introverti, c'est manifestement le sujet qui joue le rôle décisif. Chez l'extraverti, c'est l'objet.

Ces notions naturellement n'expriment que fort schématiquement les contours des deux types. Dans la réalité empirique ces deux attitudes typiques, auxquelles nous reviendrons tout à l'heure, se rencontrent rarement à l'état pur. Elles comportent d'innombrables variations et compensations, de sorte que dans la pratique c'est loin d'être chose aisée que d'établir le type d'un sujet. Les raisons de ces variations ? Abstraction faite des nuances individuelles, elles sont dues à la prédominance d'une des fonctions conscientes, comme la pensée ou le sentiment, ce qui, dans chaque cas d'espèce, confère un cachet particulier à l'attitude de base. Quant aux fréquentes compensations auxquelles celle-ci donne lieu, elles reposent en général sur des expériences vécues qui ont appris au sujet, souvent peut-être de façon fort douloureuse, qu'il ne faut pas trop lâcher les rênes à son naturel spontané. Dans d'autres cas, par exemple chez les névrosés, il est fréquent qu'on ne puisse discerner s'il s'agit d'une attitude consciente ou inconsciente puisque, à cause de la dissociation de la personnalité, c'est tantôt telle moitié et tantôt telle autre qui se manifeste, rendant un jugement délicat. C'est d'ailleurs pour un motif analogue que la vie en commun avec les personnages névrosés est si difficile.

L'existence, en fait, de vastes différences entre les types, dont j'ai décrit huit groupes dans l'ouvrage cité [40], m'a permis de comprendre que les deux théories opposées des névroses étaient la manifestation d'oppositions typologiques.

4 fonctions psychologiques fondamentales [41]

J'entends par fonction psychologique une certaine forme d'activité psychique qui, malgré le changement des circonstances, reste dans son principe semblable à elle-même. Au point de vue énergétique, c'est une forme par laquelle se manifeste la libido ; dans la variance du contingent, elle reste dans son essence semblable à elle-même, telle une force physique qui peut chaque fois être considérée comme une forme déterminée de l'énergie potentielle.

Je distingue en tout quatre fonctions fondamentales : deux rationnelles et deux irrationnelles : la pensée, le sentiment, l'intuition, la sensation. Je ne saurais donner a priori les raisons de cette distinction ; des années d'expérience et d'observation m'ont conduit à cette conception. Je distingue ces fonctions les unes des autres. Car il est impossible de rapporter ou de réduire l'une d'elles à quelque autre. Le principe du penser, par exemple, est rigoureusement distinct de celui du sentiment, etc. ... L'activité imaginative est une forme particulière d'activité psychologique ; je la distingue par principe des quatre autres fonctions, parce qu'elle peut se manifester en chacune d'elles.

Quant à la volonté, elle me semble être un phénomène psychique secondaire ; de même, l'attention.


Intuition (in : dans ; tueri : voir) [Fonction perceptive inconsciente] [42]

Selon ma conception, l'intuition est une fonction fondamentale de la psyché ; c'est celle qui transmet la perception par voie inconsciente. Tout peut être perçu de la sorte, les objets internes et externes et tous leurs rapports entre eux. Ce qu'il y a de particulier dans l'intuition, c'est qu'elle n'est, à proprement parler, ni sensation sensorielle, ni sentiment, ni déduction, bien qu'elle puisse se manifester sous toutes ces formes. Elle nous présente subitement un contenu sous forme définitive sans que nous soyons en état de dire ou de comprendre comment il s'est constitué ; c'est une sorte d'appréhension instinctive de n'importe quel contenu. C'est une fonction irrationnelle [43] de perception, comme la sensation (voir Sensation). Ses contenus, comme ceux de la sensation, sont des données, au contraire de ceux de la pensée ou du sentiment qui ont toujours un caractère de « déduit » ou de « produit ». De là la sûreté et la certitude de la connaissance intuitive qui permirent à Spinoza de tenir la scientia intuitiva pour la forme suprême de la connaissance. Dans la philosophie moderne, le même point de vue est représenté par Bergson. Elle partage cette propriété avec la sensation dont la certitude a pour cause et pour fondement sa base physique. La certitude de l'intuition repose de même sur certains faits psychologiques déterminés, mais dont la réalisation et la disponibilité restent inconscientes. L'intuition se manifeste sous des formes subjective et objective ; la première est la perception de faits psychiques inconscients d'origine essentiellement subjective ; la seconde, celle fondée sur des faits de perceptions subliminales concernant l'objet et sur des pensées et sentiments subliminaux qu'elle provoque. L'intuition est concrète ou abstraite selon la part qu'y prend la sensation. Concrète, elle transmet des perceptions concernant la réalité des choses ; abstraite, elle transmet la perception de rapports idéels ; l'intuition concrète est un processus de réaction, découlant simplement du fait donné ; l'intuition abstraite au contraire, comme la sensation abstraite, a besoin d'un certain élément directif, volonté ou intention.

L'intuition comme la sensation est un trait caractéristique de la psychologie du primitif et de l'enfant. Elle leur transmet, contrebalançant l'intensité de l'impression sensorielle, la perception d'images mythologiques, forme première des idées. L'intuition compense la sensation ; comme cette dernière, elle est le sol natal où la pensée et le sentiment se développent pour devenir des fonctions rationnelles. Elle est une fonction irrationnelle, bien qu'on puisse quelquefois analyser après coup ses composantes et ramener à des lois rationnelles son apparition. Celui dont l'attitude générale est orientée selon les principes de l'intuition, dont la perception se fait à travers l'inconscient, appartient au type intuitif. On peut distinguer des intuitifs introvertis ou extravertis, selon que l'intuition est utilisée par dedans pour la connaissance ou la contemplation interne, ou par dehors en vue d'actes à exécuter. Dans les cas anormaux, l'intuition se marie avec des contenus de l'inconscient collectif qui la conditionne alors intimement : le type intuitif peut paraître dans ce cas irrationnel et incompréhensible au plus haut point.


Sensation (Fonction sensitive) [44]

La sensation est à mon avis une des quatre fonctions psychologiques fondamentales [...].

La sensation est la fonction psychologique qui transmet le stimulus physique à la perception. Il faut bien la distinguer du sentiment, processus absolument différent, mais qui peut s'y associer sous forme de « tonalité affective ». La sensation est en rapport non seulement avec les stimuli physiques du dehors (externes), mais aussi avec les variations des organes internes. Elle est donc surtout sensorielle, perception due aux organes sensoriels et aux « sens corporels » (sensations kinesthésiques, vasomotrices, etc.). Elle est d'abord un élément de la représentation puisqu'elle lui transmet l'image perçue de l'objet extérieur. Elle est ensuite un élément du sentiment auquel elle donne le caractère d'affect grâce à la perception des variations physiques. Ces perceptions sont par elle transmises au conscient ; aussi représente-t-elle également les tendances physiologiques sans pourtant leur être identique, puisqu'elle est une fonction purement perceptive.

Il faut distinguer entre sensation sensorielle ou concrète et sensation abstraite. La première comprend en soi toutes les formes qui viennent d'être examinées ; la seconde est abstraite ou isolée de tout autre élément psychologique. La sensation concrète ne se présente jamais à l'état « pur » ; elle est toujours mêlée à des représentations, des sentiments et des pensées. La sensation abstraite, au contraire, est une sorte de perception différenciée que l'on pourrait appeler « esthétique », puisqu'elle reste toujours fidèle au principe qui lui est propre de ne se mêler jamais ni aux éléments particuliers de l'objet, ni aux pensées et aux sentiments subjectifs ; elle s'élève ainsi à un degré de pureté que la sensation concrète n'atteint jamais. La sensation concrète d'une fleur par exemple, donne non seulement la perception de la fleur elle-même, mais aussi celle de sa tige, de ses feuilles, de son habitat ; à cette perception se mêlent immédiatement les sentiments de plaisir ou de déplaisir que son aspect suscite, ou les perceptions olfactives qu'elle excite simultanément, ou des idées, par exemple, celle de sa classification botanique. Par contre, la sensation abstraite relève sur-le-champ le trait saillant de son caractère sensoriel, par exemple la couleur rouge brillante dont elle fait le contenu conscient principal ou exclusif, isolé de tout autre mélange. Elle convient particulièrement à l'artiste. Produit de la différenciation des fonctions, comme toute abstraction, elle n'est point primordiale. La forme primordiale d'une fonction est toujours concrète, mixte. La sensation concrète, comme telle, est un phénomène de réaction ; la sensation abstraite, comme toute abstraction, n'est au contraire jamais dépourvue de volonté, c'est-à-dire d'élément directeur. La volonté dirigée vers l'abstraction de la sensation est l'expression et la mise en action de l'attitude esthétique sensorielle. [...]


Pensée - Penser (Fonction intellectuelle) [45]

La pensée est la matière ou le contenu de la fonction intellectuelle définie par l'analyse de celle-ci [ce qu'une chose est].

Je considère le penser comme une des quatre fonctions psychologiques fondamentales. C'est lui qui, conformément à ses propres lois, établit une connexion conceptuelle entre les contenus représentatifs. C'est une activité aperceptive où l'on distingue la forme active et la forme passive. Le penser actif est une action volontaire ; le penser passif, un déroulement. Dans le premier cas, je soumets les contenus représentatifs à un acte voulu de jugement ; dans le second, des rapports conceptuels s'ordonnent et des jugements se forment qui peuvent en certains cas être opposés à mon intention ou ne pas correspondre à mon but ; ils sont alors privés pour moi du sentiment de direction, bien que je puisse, après coup, par un acte d'aperception active, arriver à reconnaître qu'ils sont dirigés. Le penser actif correspondrait donc à mon concept de penser dirigé. Le penser passif y est défini : « imagination », ce qui est insuffisant. Aujourd'hui, je l'appellerais penser intuitif.

Le simple fait de mettre à la suite les unes des autres des représentations, ce que certains psychologues appellent penser associatif, n'est pas pour moi la pensée. C'est uniquement un phénomène de représentation. On ne devrait, à mon avis, parler de penser que là où il s'agit de représentations reliées par un concept, autrement dit où l'on se trouve en présence d'un acte de jugement, issu ou non de notre intention.

J'appelle intellect la faculté de la pensée dirigée et intuition intellectuelle, la faculté de la pensée passive non dirigée. En outre le penser dirigé ou intellect est, selon moi, une fonction rationnelle, car c'est d'après les exigences de la norme raisonnable consciente qu'il ordonne les contenus représentatifs, suivant les concepts. Le penser non dirigé, ou intuition intellectuelle, par contre, est pour moi une fonction irrationnelle [43b], car il juge et ordonne les contenus représentatifs selon des normes pour moi inconscientes, donc non reconnues conformes à la raison. En certains cas, je puis, toutefois reconnaître après coup que l'acte intuitif de jugement correspond à la raison, bien qu'il se soit formé par une voie qui me paraît irrationnelle.

Par penser affectif, j'entends, non pas le penser intuitif, mais celui qui dépend du sentiment et, par conséquent, n'est pas conforme au principe logique qui lui est propre, mais est subordonné à celui du sentiment. Les lois de la logique n'y sont qu'apparentes ; en fait, elles sont supprimées au profit de l'intention affective.


Sentiment (Fonction affective) [46]

Le sentiment est la matière ou le contenu de la fonction affective défini par son analyse. Le sentiment est à mes yeux une des quatre fonctions psychologiques fondamentales. Je ne puis accepter le point de vue qui en fait un phénomène secondaire, dépendant de la représentation ou de la sensation ; j'y vois [...] une fonction autonome sui generis.

Le sentiment est un processus qui se déroule d'abord entre le moi et un contenu donné, conférant à ce dernier une valeur déterminée qui le fait accepter ou refuser (plaisir ou peine) ; il peut aussi se manifester isolément sous forme de « disposition affective », « d'humeur », isolé, pourrait-on dire, des sensations ou des contenus momentanés du conscient. Il peut avoir un rapport causal avec quelque contenu antérieur du conscient, mais ce n'est pas absolument nécessaire, car il peut aussi bien provenir de contenus inconscients, ainsi que le prouve abondamment la psychologie. L'humeur, elle aussi, donnée générale ou partielle, exprime toujours une valorisation, non de quelque contenu particulier déterminé, mais de l'état momentané du conscient tout entier que l'on accepte ou refuse. Le sentiment est donc d'abord un processus strictement subjectif qui peut, sous tous les rapports, être indépendant du stimulus externe, bien qu'il vienne s'ajouter à chaque sensation. Même dite indifférente, une sensation possède toujours une tonalité affective, dans ce cas précisément celle de l'indifférence, qui est, elle aussi, une estimation.

Le sentiment, c'est donc, en un certain sens, un jugement ; ce jugement diffère toutefois du jugement intellectuel, en ce qu'il n'a pas pour but d'établir une relation conceptuelle, mais d'accomplir l'acte subjectif d'acceptation ou de refus. L'estimation par le sentiment s'étend à tout contenu conscient, quel qu'il soit. Le sentiment augmente-t-il d'intensité, alors apparaît l'affect, état de sentiment accompagné d'innervations corporelles. Le sentiment se distingue de l'affect en ce qu'il ne provoque aucune innervation corporelle perceptible, ce qui veut dire qu'il n'en suscite ni plus ni moins qu'un processus ordinaire de pensée. Le sentiment « simple » est concret, c'est-à-dire mêlé à d'autres éléments fonctionnels, par exemple fort souvent à la sensation. On pourrait alors l'appeler sentiment affectif ou, comme je le fais ici, sensation affective, terme qui désigne la fusion indissoluble du sentiment avec des éléments sensoriels. Ce mélange caractéristique se rencontre toujours lorsque le sentiment est à l'état de fonction non différenciée, ce qui est particulièrement clair dans le cas d'un sujet névrosé à fonction intellectuelle fortement différenciée. [...]

[...]

Le sentiment non dirigé est une intuition sentimentale. Rigoureusement parlant, seul le sentiment actif ou dirigé est rationnel [43c]. Le sentiment non dirigé est irrationnel puisqu'il établit des valeurs sans le concours du sujet et, à l'occasion, contre son gré.

L'individu dont l'attitude générale est orientée selon la fonction du sentiment appartient au type sentiment.

Animus et Anima [47]

Depuis toujours chaque homme porte en lui l'image de la femme ; non l'image de telle femme déterminée, mais celle d'un type de femme déterminé. Cette image est, au fond, un conglomérat héréditaire inconscient d'origine très lointaine, incrusté dans le système vivant, "type" de toutes les expériences de la lignée ancestrale au sujet de l'être féminin, résidu de toutes les impressions fournies par la femme, système d'adaptation psychique reçu en héritage. S'il n'y avait pas de femmes, cette image inconsciente nous permettrait toujours de fixer les caractéristiques spirituelles qu'une femme devrait posséder. Il en est de même pour la femme. Elle aussi porte en elle une image de l'homme. (L'expérience nous montre qu'il serait plus exact de dire : une image d'hommes, tandis que chez l'homme c'est plutôt l'image de la femme.) Cette image étant inconsciente se trouve toujours projetée inconsciemment sur l'être aimé ; elle constitue l'une des raisons essentielles de l'attraction passionnelle et de son contraire.

La fonction naturelle de l'animus (comme celle de l'anima) consiste à établir une relation entre la conscience individuelle et l'inconscient collectif. De façon analogue la persona représente une zone intermédiaire entre la conscience du moi et les objets du monde extérieur. L'animus et l'anima devraient fonctionner comme un pont ou un porche acheminant vers les images de l'inconscient collectif, à l'instar de la persona qui constitue une espèce de pont vers le monde.

Persona [48]

[À l'origine, désigne, dans le théâtre antique, le masque porté par les acteurs.]

La persona est le système d'adaptation ou la manière à travers lesquels on communique avec le monde. Chaque état, ou chaque profession, par exemple, possède sa propre persona qui les caractérise... Mais le danger est que l'on s'identifie à sa persona : le professeur à son manuel, le ténor à sa voix. On peut dire, sans trop d'exagération, que la persona est ce que quelqu'un n'est pas en réalité, mais ce que lui-même et les autres pensent qu'il est.

Psychologie analytique : Dieu, fonction de l'inconscient [49]

Le sentiment qu'[Eckhart] exprime d'une parenté intime avec Dieu nous semble quelque peu étranger au sentiment chrétien de culpabilité. On se sent transporté dans l'atmosphère des Upanishads. Une exaltation tout à fait extraordinaire de la valeur de l'âme, c'est-à-dire de sa propre vie intérieure, a dû se produire en lui pour qu'il puisse ainsi s'élever à une conception purement psychologique, donc relative, de Dieu et de son rapport avec l'homme. Cette découverte et cette expression de la relativité de Dieu par rapport à l'homme et à son âme me semble un progrès des plus importants vers la conception psychologique du phénomène religieux. En même temps s'y dessine la possibilité de libérer la fonction religieuse des limites écrasantes de la critique intellectuelle, qui a, elle aussi, droit à l'existence.

Nous arrivons ainsi au sujet même de ce chapitre, l'explication de la relativité du symbole. J'entends par relativité de Dieu l'opinion selon laquelle Dieu n'existe pas « absolument », c'est-à-dire indépendamment du sujet humain ni en dehors de tout conditionnement humain : l'opinion selon laquelle il dépend en un certain sens de l'être humain et qu'entre l'homme et Dieu existe un rapport réciproque et inévitable, si bien que l'on peut entendre ou que l'homme est une fonction de Dieu, ou que Dieu est une fonction psychologique de l'homme. Pour notre psychologie analytique, science qu'il faut concevoir empiriquement du point de vue humain, l'image de Dieu est l'expression symbolique d'un certain état psychologique ou d'une fonction dont le caractère est de dépasser absolument la volonté consciente du sujet et par suite d'imposer, ou de rendre possibles, des faits et gestes inaccessibles à l'effort conscient. Cette impulsion extrêmement puissante — quand la fonction-Dieu se manifeste en actes — ou cette inspiration qui déborde l'entendement conscient, provient d'un amoncellement d'énergie inconsciente, de libido, qui anime des images que l'inconscient collectif garde sous forme de possibilités latentes ; parmi elles l'imago de Dieu, empreinte qui, depuis les temps les plus lointains, est l'expression collective des influences les plus puissantes, les plus absolues que les concentrations inconscientes de libido exercent sur le conscient. Pour notre psychologie qui, en tant que science, doit s'en tenir à l'empirisme dans les limites fixées à notre connaissance, Dieu n'est même pas relatif : il est une fonction de l'inconscient, l'activation de l'imago divine par une masse dissociée de libido. La conception orthodoxe fait de Dieu un être naturellement absolu, existant en soi. Elle traduit ainsi une dissociation totale d'avec l'inconscient, ce qui veut dire psychologiquement que nous n'avons pas conscience que l'effet divin est issu de notre propre fonds. La conception relative de Dieu, par contre, indique qu'on a reconnu, au moins vaguement, qu'une portion non négligeable du processus inconscient était faite de contenus psychologiques. Cette conception ne peut naturellement apparaître que si l'on a prêté à l'âme une attention au-dessus de l'ordinaire, grâce à laquelle on a distingué les contenus de l'inconscient de leurs projections dans les objets pour les doter d'une certaine conscience qui dévoile leur appartenance et, par suite, leur conditionnement subjectif. C'est ce qui se produisit chez les mystiques. [...]

À cause de sa pénétration psychologique d'abord, à cause de l'élévation de son sentiment et de son penser religieux ensuite, Maître Eckhart est le plus brillant représentant de la tendance critique de l'Église à la fin du XIIe siècle. C'est pourquoi je me permets de citer une série de ses sentences qui éclairent sa conception relativiste de Dieu :

1. « Car l'homme est vraiment Dieu et Dieu vraiment homme. [50] » (p. 294)

2. « Par contre, celui pour qui Dieu n'est pas une telle possession intérieure, mais qui doit en tout aller le chercher du dehors ici ou là — où il le cherche donc d'une façon insuffisante, parmi des oeuvres déterminées, des gens ou des lieux : c'est justement ainsi qu'on ne l'a pas, et alors vient facilement quelque chose qui vous trouble. Et alors ce n'est pas seulement la mauvaise compagnie qui vous trouble, mais aussi la bonne, pas seulement la rue, mais aussi l'église, pas seulement les mauvaises paroles et actions, mais tout autant les bonnes. Car l'empêchement réside en lui : Dieu n'est pas encore né en lui. S'il l'était, il se sentirait, en tous lieux et en toute compagnie, parfaitement bien caché : il aurait toujours Dieu », etc. (l. c., p. 164)

L'intérêt psychologique de ce passage est tout spécial : il nous dévoile une parcelle de la conception primitive de Dieu, telle que nous l'avons esquissée plus haut. « Aller chercher Dieu du dehors » est analogue à l'idée primitive selon laquelle on peut se procurer le « Tondi » à l'extérieur. Il peut se faire qu'il s'agisse chez Eckhart d'une métaphore laissant transparaître clairement le sens premier. En tout cas, il est évident que le Dieu d'Eckhart représente une valeur psychologique. On s'en rend compte à la phrase suivante : « Celui qui va chercher son Dieu à l'extérieur est troublé par les objets. » Celui qui a son Dieu à l'extérieur l'a nécessairement projeté en l'objet, qui acquiert ainsi une influence exagérée sur le sujet et le maintient en une certaine dépendance servile. Eckhart semble penser à cet attachement bien connu à l'objet qui donne au monde le rôle de Dieu, c'est-à-dire en fait une puissance déterminatrice absolue. C'est pourquoi il ajoute que pour un tel homme « Dieu n'est pas encore né » parce que le monde lui en tient lieu. Un tel homme n'a donc pas encore détaché de l'objet la survaleur, ne l'a pas introvertie au point de la posséder en soi-même. Car s'il la possédait ainsi, Dieu (c'est-à-dire cette valeur) lui serait toujours objet-monde, Dieu serait devenu son monde. Dans le même passage Eckhart dit : « Qui est dans la disposition d'esprit requise, tous les lieux lui conviennent et toutes les sociétés ; mais qui ne l'est pas, aucun lieu et aucune société ne lui convient. Le premier en effet, il a Dieu en soi. » Celui qui a en soi cette valeur a partout la disposition requise, il ne dépend point des objets, c'est-à-dire il n'a besoin de rien et espère obtenir de l'objet ce qui lui manque. Ces remarques doivent suffire pour montrer que, pour Eckhart, Dieu reste un état psychologique, plus exactement un état psychodynamique.

3. « En second lieu nous comprenons par royaume de Dieu l'âme. Car l'âme est créée semblable à la divinité. Par conséquent tout ce qui est dit ici du royaume de Dieu, en tant que Dieu lui-même est ce royaume, peut aussi se dire en vérité de l'âme. Tout a été fait par lui, continue saint Jean. Ceci doit être compris dans l'âme, car l'âme est le Tout. Elle l'est en tant qu'elle est une image de Dieu. Mais en tant que telle elle est aussi le royaume de Dieu ... Dieu est dans l'âme de telle façon, dit un maître, que tout son être-Dieu repose sur elle. C'est un état plus haut quand Dieu est dans l'âme que quand l'âme est en Dieu : si l'âme est en Dieu, elle n'en est pas pour cela encore bienheureuse, mais oui bien si Dieu est en elle. Soyez-en persuadés : Dieu est lui-même bienheureux dans l'âme. » (p. 301)

L'âme, concept à sens multiples et à multiples interprétations, considérée historiquement, correspond à un état psychologique qui doit jouir d'une certaine indépendance dans les limites de la conscience. Sinon jamais l'idée ne serait venue de lui attribuer une existence indépendante, comme si elle était une chose objectivement perceptible. Elle doit être un état spontané et nécessairement inconscient en partie, comme tout complexe autonome. On sait que le primitif a d'ordinaire plusieurs âmes, autrement dit : plusieurs complexes autonomes très indépendants qui s'imposent en tant qu'êtres séparés (comme chez certains malades mentaux). À un degré supérieur, le nombre des âmes diminue, jusqu'à ce qu'au degré de culture le plus élevé atteint jusqu'ici, l'âme se dissolve entièrement en conscience de l'ensemble des processus psychiques et ne continue plus d'exister que comme leur expression dernière. Cette absorption de l'âme est un trait caractéristique non seulement de l'Occident, mais aussi de l'Orient. Dans le bouddhisme tout se résout en conscience ; même les Samskaras, forces créatrices inconscientes, ne s'acquièrent que par l'autodéveloppement religieux qui les transforme. À cette évolution historique très générale du concept d'âme s'oppose la conception de la psychologie analytique pour laquelle l'âme ne coïncide pas avec la totalité des fonctions psychiques. Nous la définissons : rapport avec l'inconscient et aussi personnification des contenus inconscients. Du point de vue culturel, il est en somme regrettable qu'il y ait encore des personnifications de contenus inconscients, comme il est regrettable, pour une conscience cultivée et différenciée, qu'il existe encore des contenus inconscients. Mais la psychologie analytique s'occupant de l'homme réel et non point de l'homme tel qu'il devrait être de l'avis de certains, les phénomènes qui poussent déjà les primitifs à parler d'« âme » continuent à se produire ; dans un peuple cultivé d'Europe, d'innombrables personnes continuent à croire aux fantômes. Nous pouvons bâtir une doctrine de 1'« unité du moi » selon laquelle il ne peut y avoir de complexes indépendants ; la nature ne se soucie pas le moins du monde de ces théories intelligentes. Comme l'âme, Dieu, tel que nous l'avons défini, est aussi un contenu inconscient, une personnification en tant que conçu comme personne, image ou expression, en tant que conçu uniquement ou principalement comme dynamis ; donc substance identique à l'âme conçue comme personnification d'un contenu inconscient. La conception de Maître Eckhart est donc purement psychologique. Tant que l'âme n'est qu'en Dieu, dit-il, elle n'est pas bienheureuse. Si par béatitude on entend un état vital élevé particulièrement sain, cet état, selon Eckhart, ne peut exister tant que la dynamis appelée Dieu, la libido, reste dissimulée dans les objets. Car tant que, selon lui, la valeur principale, ou Dieu, n'est pas en l'âme, la force est à l'extérieur, dans les objets. Dieu, valeur principale, doit être retiré des objets ; alors il entre dans l'âme, en un « état supérieur » qui est pour Dieu « béatitude ». Explication psychologique : Lorsque la Libido-Dieu, c'est-à-dire la projection de la survaleur, est reconnue comme telle et que par cette connaissance les objets perdent de leur importance, alors Dieu est considéré comme appartenant à l'individu : d'où une élévation du sentiment vital, une nouvelle possibilité de chute. Le Dieu — la plus haute intensité de vie — se trouve alors dans l'âme, dans l'inconscient. Ce qui ne veut pas dire que Dieu est tout à fait inconscient et que son idée même échapperait à la conscience. C'est plutôt que la valeur primitive a changé de place ; elle est au-dedans et non au-dehors. Ce ne sont pas les objets qui sont devenus des facteurs autonomes, c'est Dieu qui est devenu un complexe psychologique autonome. Or un tel complexe n'est jamais que partiellement conscient puisqu'il ne s'associe au moi que sous condition, sans que jamais le moi le puisse embrasser tout entier, auquel cas il perdrait son autonomie.

Le côté sombre de Dieu : Psychanalyse de Yahvé [51]

On peut tout aussi bien se représenter Dieu comme une vitalité éternellement agissante, un flot ininterrompu et qui se métamorphose en des formes infinies [Héraclite], que comme un être éternellement immobile et immuable [Parménide]. (p. 16)

Amoral et inconscient (p. 23)

Le Livre de Job est comme un point de repère au sein des péripéties d'un drame divin. Lorsqu'il prit naissance, de nombreux témoignages antérieurs évoquaient déjà une image pleine de contradictions de Yahvé : celle d'un dieu qui, dans ses émotions, dépasse toute mesure et souffre précisément de cette démesure. Ce dieu doit s'avouer lui-même que la colère et la jalousie le consument et qu'il lui est douloureux de le constater. La réflexion et la connaissance résident en lui à côté de l'irréflexion et de l'ignorance de soi-même, comme résident aussi la bonté à côté de la cruauté, et la force créatrice à côté de la volonté de détruire. Tous ces éléments sont présents et aucun ne gêne l'autre. Un tel état mental n'est pensable à nos yeux qu'en l'absence de toute conscience réfléchie, ou bien, si cette conscience existe, cela signifie que la réflexion y est alors occasionnelle, passive, impuissante. Un état semblable, avec des caractéristiques de cette sorte, ne peut se qualifier autrement que d'amoral.

Sauvage et criminel (p. 24)

Je me propose non de tendre vers une exégèse froidement réfléchie et qui s'efforcerait de rendre justice à chaque détail, mais de décrire une réaction subjective, afin que résonne une voix qui parle pour tous ceux qui sentent de la même manière, et afin que s'exprime l'émotion suscitée par le spectacle — que rien n'estompe — de la sauvagerie divine et de son immoralité criminelle.

Omnipotent, omniscient et contradictoire (pp. 31-32)

Les paroles de Job montrent clairement qu'en dépit de ce qu'il doute profondément que l'homme puisse jamais avoir raison contre Dieu, il éprouve cependant beaucoup de peine à renoncer à l'idée de s'affirmer en face de Dieu sur le terrain du droit et, par conséquent, de la morale. Savoir que l'arbitraire divin asservit le droit lui est insupportable, car il ne peut, malgré tout, abandonner sa croyance en la justice divine. Néanmoins, il doit bien s'avouer que nul autre ne le poursuit ni ne lui inflige injustices et violences, sinon précisément Yahvé Lui-même. Il ne peut nier qu'il se trouve confronté à un dieu indifférent à tout jugement moral en ce qui le concerne et qui ne reconnaît aucune éthique ayant valeur de lien ou d'engagement. C'est sans doute en ceci que réside la grandeur de Job : face à cette accumulation de difficultés, il ne met pas en doute l'unité de Dieu, mais perçoit clairement que Dieu Se trouve en contradiction avec Lui-même de façon si totale que lui, Job, est sûr de découvrir en Dieu un allié et un intercesseur contre Dieu Lui-même. Autant il est sûr du mal qui est en Yahvé, autant aussi il est certain du bien qui y réside. Or, pouvons-nous, dans un homme qui nous fait du mal, espérer découvrir aussi un allié contre ce mal ? Mais Yahvé n'est pas un homme : Il est à la fois et indissolublement le persécuteur et l'allié contre ce persécuteur, chacun des deux aspects de Lui-même étant aussi réel que l'autre. On ne saurait dire que l'être de Yahvé est dissocié : il constitue une antinomie, somme de contradictions intérieures qui est le tremplin et la condition préalable de Sa dynamique monstrueuse, de Son omnipotence et de Son omniscience. C'est en s'appuyant sur cette connaissance de Yahvé que Job s'entête à vouloir « Lui rendre compte de tous ses pas » c'est-à-dire à Lui exposer clairement son point de vue, car Yahvé, mis à part Sa colère dévastatrice, est aussi, contre Lui-même, l'avocat de la créature qui doit déposer une plainte.

Instable et irresponsable (p. 34)

En raison de l'intensité de ce rapport personnel entre Dieu et Son peuple, il était inévitable que se développât une alliance en bonne et due forme qui s'étendrait à certaines créatures, par exemple à David. Comme le rappelle le Psaume 89 Yahvé avait dit à David : « Point ne profanerai mon alliance, ne dédirai le souffle de mes lèvres. Une fois j'ai juré par ma sainteté : mentir à David, jamais. »

Et pourtant, il advint que Lui, Yahvé, qui veillait si jalousement sur l'accomplissement des promesses et sur le respect des lois, brisa Son serment. Si pareille mésaventure survenait à l'homme moderne pourvu de sa sensibilité et grevé de son désarroi, il y a lieu de penser que son épouvante égalerait celle qu'il ressentirait si l'arrière-plan obscur du monde cédait devant lui et il réagirait en conséquence : car ce qu'il escompte de son Dieu est qu'il Se montre, en tout point supérieur aux humbles mortels, qu'il soit meilleur, plus élevé, plus noble que la créature, qu'il la surpasse dans tous les domaines, mais non pas en ce qui concerne l'instabilité et l'irresponsabilité morales, qui vont jusqu'au parjure.

Inconscient et dépendant de l'homme pour exister (pp. 36-37)

Le caractère qui surgit trait après trait et s'affirme en ces circonstances est celui d'une personnalité qui ne peut se procurer le sentiment de sa propre existence qu'à travers un objet extérieur à elle-même. La dépendance à l'égard de l'objet est totale et absolue quand le sujet ne possède pas la moindre autoréflexion ni la moindre appréciation de lui-même. Tout se passe comme si le sujet n'existait qu'en vertu du fait qu'il possède un objet lui apportant l'assurance qu'il existe. Si Yahvé était réellement conscient de Lui-même, en raison de la véritable situation, Il ne devrait pas tellement exiger qu'on loue Son esprit de justice — c'est du moins ce qu'on est en droit d'attendre d'un homme doué de quelque compréhension. Mais Il est trop inconscient pour être « moral ». La morale présuppose la conscience. Ceci n'est pas pour dire que Yahvé, à l'égal d'un démiurge gnostique, soit imparfait ou mauvais : Il est chaque qualité dans la totalité de celle-ci ; Il est par conséquent la justice de façon absolue, mais aussi son contraire de manière aussi totale. C'est du moins ainsi qu'il faut se Le représenter si l'on veut dégager une image cohérente de Sa nature. Ce faisant, il nous faut rester conscient du fait que nous ne pouvons qu'esquisser une image anthropomorphique qui, en outre, n'est pas commode à imaginer. Le mode de comportement de l'être divin permet de discerner que Ses différentes propriétés ne sont pas suffisamment en relation les unes avec les autres, de sorte qu'elles déterminent des cassures entre les actes contradictoires qu'elles inspirent : ainsi, Yahvé regrette d'avoir créé des hommes, alors que Son omniscience devait, dès l'origine, savoir ce qui allait advenir des hommes.

Un et indivisible (monothéisme) (pp. 243-244)

Ce qui m'incita finalement à écrire ce livre, ce furent certaines questions que je n'avais fait qu'évoquer dans mon livre Aiôn ; en particulier le problème du Christ en tant que figure symbolique, et celui de l'antagonisme Christ-Antéchrist tel qu'on le trouve figuré par la symbolique traditionnelle des poissons, dans le Zodiaque.

Discutant de ces problèmes, et des doctrines du salut, je critiquais l'idée de la privatio boni ; car celle-ci ne s'accorde pas avec les connaissances psychologiques. L'expérience psychologique montre qu'à tout ce que nous appelons « bien » se trouve opposé un « mal » tout aussi substantiel. Si le « mal » n'existait point, tout ce qui existe serait obligatoirement « bon ». D'après le dogme, ni le « bien » ni le « mal » ne peuvent avoir leur origine dans l'homme, puisque le « mal », en tant que l'un des fils de Dieu, préexistait à l'homme. L'idée de la privatio boni ne commença à jouer un rôle dans l'église qu'après Manès. Avant l'hérésie de ce dernier, Clément de Rome professait que Dieu régentait le monde avec une main droite et une main gauche. La main droite signifiait le Christ, et la gauche Satan. La conception de Clément est manifestement monothéiste puisqu'il réunit dans un Dieu unique les principes opposés.

Plus tard, toutefois, le christianisme devint dualiste dans la mesure où la part des éléments opposés, personnifiée par Satan, se trouve dissociée et où Satan se voit banni dans un état d'éternelle malédiction. Le voilà le problème central. Il est d'une signification essentielle et il est à l'origine de la doctrine chrétienne du salut. Si le christianisme a la prétention d'être une religion monothéiste il ne peut se passer de l'hypothèse que les contraires sont unifiés en un Dieu. Mais ceci pose un grave problème religieux : le problème de Job. Le but de mon livre est d'en montrer le développement historique à travers les siècles, depuis l'époque où fut composé le Livre de Job jusqu'aux événements symboliques les plus récents, comme par exemple l'assumptio Mariae, etc.

En outre, par l'étude de la philosophie médiévale de la nature — qui pour la psychologie a la plus grande importance — j'ai été amené à chercher une réponse à la question suivante : Quelle image de Dieu ces vieux philosophes avaient-ils ? Ou, plus précisément, comment comprendre les symboles qui complétaient leur image de Dieu ? Tout semblait indiquer une complexio oppositorum, une complémentarité des contraires, et réveilla en moi le souvenir de l'histoire de Job : Job, qui attend aide et assistance de Dieu contre Dieu lui-même. Ce fait suprêmement singulier suppose une conception voisine de celle que j'ai citée plus haut et d'après laquelle les contraires sont contenus en Dieu.

Je n'insiste jamais ; le remède peut être un poison [52]

Je sais que ce rêveur aurait dû surmonter sa frayeur et ainsi pénétrer dans les coulisses de sa panique pour la dépasser. Mais je n'insiste jamais lorsque le sujet n'est pas enclin à suivre sa propre voie ni à prendre sa part de responsabilité. Je ne suis pas disposé à me contenter de la supposition facile qu'il ne s'agit de « rien d'autre » que de résistances banales. Les résistances, notamment quand elles sont opiniâtres, méritent qu'on en tienne compte, elles ont souvent le sens d'avertissements qui ne veulent point être ignorés. Le remède peut être un poison que tout le monde ne supporte pas, ou une opération dont l'effet est mortel, quand elle est contre-indiquée.

[1] Extrait du DVD de Suzanne Wagner, The World Within - C. G. Jung In His Own Words, Jung Institute of Los Angeles © 1990, [58m20s]
et de C. G. Jung, Types psychologiques, Georg © 1968, traduction Yves Le Lay, p. 456-457.

[2] C. G. Jung, Aïon, Albin Michel © 1982, traduction Étienne Perrot et Marie-Martine Louzier-Sahler.
Extrait de C. G. Jung, Ma vie, Gallimard © 1973, p. 629.

[3] C. G. Jung, Les racines de la conscience (Étude sur les archétypes), Buchet/Chastel © 1971, traduction Yves Le Lay.
Extrait de C. G. Jung, Ma vie, Gallimard © 1973, p. 629.

[4] C. G. Jung, L'énergie psychique, Buchet/Chastel © 1973, traduction Yves Le Lay, p. 99.
Extrait de C. G. Jung, Ma vie, Gallimard © 1973, p. 629.

[5] C. G. Jung, Aïon, Albin Michel © 1982, traduction Étienne Perrot et Marie-Martine Louzier-Sahler.
Extrait de C. G. Jung, Ma vie, Gallimard © 1973, pp. 629-630.

[6] « À propos de l'enfant comme archétype », paru dans Carl Gustav Jung et Charles Kerényi, Introduction à l'essence de la mythologie, Payot © 1953, traduction H. Del Medico.
Extrait de C. G. Jung, Ma vie, Gallimard © 1973, p. 630.

[7] C. G. Jung, L'Homme à la découverte de son âme, Albin Michel © 1987, traduction Roland Cahen, pp. 296-297.

[8] La conscience morale dans la perspective psychologique, paru dans C. G. Jung, Aspects du drame contemporain, Georg 2e édition © 1970.
Extrait de C. G. Jung, Ma vie, Gallimard © 1973, p. 625.

[9] C. G. Jung, Les racines de la conscience, 1954, Buchet/Chastel © 1995, Le Livre de Poche © 1995.
Extrait de C. G. Jung, Ma vie, Gallimard © 1973, pp. 625-626.

[10] « À propos de l'enfant comme archétype », dans Carl Gustav Jung et Charles Kerényi, Introduction à l'essence de la mythologie, Payot © 1953, traduction H. Del Medico.
Extrait de C. G. Jung, Ma vie, Gallimard © 1973, p. 626.

[11] C. G. Jung, L'Homme à la découverte de son âme, Albin Michel © 1987, traduction Roland Cahen, pp. 308-310.

[12] C. G. Jung, Psychologie de l'inconscient, 1916, Georg © 1952, Le Livre de Poche © 1993, traduction Roland Cahen, p. 119.

[13] Ibid., p. 135.

[14] Ibid., p. 100.

[15] Ibid., p. 113.

[16] Cette force est appelée « mana ».
Voir N. Soederblom, Das Werden des Gottesglaubens, Leipzig, 1916.

[17] Arthur 0. Lovejoy, The Fondamental Concept of the Primitive Philosophy in The Monist, vol. XVI, 1906, p. 361.

[18] On ne trouve donc pas trace, dans l'inconscient collectif, du phénomène physique en tant que tel, mais on trouve les images psychiques qu'il a déclenchées, sa psychification, si l'on ose dire, son intégration psychique sous sa forme primaire et son imagerie originelle. (N.d.T.)

[19] Voir « La structure de l'âme » dans C. G. Jung, Problèmes de l'âme moderne, Buchet/Chastel © 1993.

[20] Numineux : (du latin numen, la volonté divine, le surnaturel) Désigne quelque chose d'indicible, de mystérieux, de terrifiant, de « tout autre », de présacré.
Voir à ce propos : Otto, Le Sacré, Payot © 1949, traduction André Jundt .
Voir aussi Kurt von Sury, Wôrterbuch der Psychologie, Benno Schwabe © 1951.
(N.d.T.)

[21] C. G. Jung, Psychologie de l'inconscient, 1916, Georg © 1952, Le Livre de Poche © 1993, traduction Roland Cahen, pp. 121-126.

[22] Voir C. G. Jung, Le moi et l'inconscient, Gallimard © 1938, p. 190.

[23] C. G. Jung, Métamorphoses de l'âme et ses symboles, 1916, Georg © 1953, Le Livre de Poche © 1993, traduction Yves Le Lay, p. 155.

[24] Cf. Spielrein : Ueber den psychologischen Inhalt eines Falles von Schizophrénie. Jahrbuch für Psychoan. u. Psychopath. Forschung, t. III, p. 399.

[25] C. G. Jung, Métamorphoses de l'âme et ses symboles, 1916, Georg © 1953, Le Livre de Poche © 1993, traduction Yves Le Lay, pp. 250-251.

[26] C. G. Jung, Ma vie, Gallimard © 1973, pp. 229-230.

[27] Ibid., pp. 525-529.

[28] C. G. Jung, Commentaire sur le mystère de la fleur d'or, Albin Michel © 1979, traduction Étienne Perrot, p. 316.

[29] Un des sens de symbolon est la tessera hospitalitatis, la pièce de monnaie rompue dont, selon les moeurs antiques, deux amis, lors d'une séparation, emportaient chacun une moitié (Aniéla Jaffé).

[30] Cf. C. G. Jung, « Das Wandlungssymbol in der Messe » « (Le symbole de la métamorphose dans la messe) », dans C. G. Jung, Les racines de la conscience (Étude sur les archétypes), Buchet/Chastel © 1971, traduction Yves Le Lay.

[31] C. G. Jung, Types psychologiques, Georg © 1968, traduction Yves Le Lay, p. 456.

[32] Pour le concept de libido, je renvoie le lecteur aux Métamorphoses de l'âme et ses symboles et à mon exposé de la Théorie psychanalytique, pp. 30 sq.

[33] C. G. Jung, Types psychologiques, Georg © 1968, traduction Yves Le Lay, p. 449-451.

[34] Ibid., traduction Yves Le Lay, p. 417-419.

[35] Adler, Ueber den nervösen Charakter, 1912.
On trouve aussi des allusions à la doctrine des compensations chez Gross qui s'inspire des idées d'Anton.

[36] Adler, Studien über Minderwertigkeit von Organen, 1907.

[37] Cf. Signification de l'inconscient en psychopathologie.

[38] C. G. Jung, Ma vie, Gallimard © 1973 - Folio # 2291, traduction Aniela Jaffé, p. 627.

[39] C. G. Jung, Psychologie de l'inconscient, 1916, Georg © 1952, Le Livre de Poche © 1993, traduction Roland Cahen, pp. 85-87.

[40] Ces huit groupes naturellement ne prétendent nullement appréhender tous les types que l'on peut rencontrer. Comme autres critères de différenciation on peut citer : l'âge, le sexe, l'activité, 1'émotivité, le niveau de développement.

J'ai pris comme fondement des types que j'ai décrits les quatre fonctions qui président à l'orientation de la conscience, à savoir : la sensation, la pensée le sentiment et l'intuition.
Voir les Types psychologiques, p. 337 et L'Homme à la découverte de son âme, pp. 106-109.

[41] C. G. Jung, Types psychologiques, Georg © 1968, traduction Yves Le Lay, p. 426.
Shéma : C. G. Jung, L'Homme à la découverte de son âme, Albin Michel © 1987, p. 115.

[42] Ibid., pp. 453-455.

[43] [43b] [43c] IRRATIONNEL : J'emploie ce terme pour désigner non pas ce qui est contraire à la raison, mais ce qui est en dehors d'elle, ce qu'on ne peut motiver par la raison. [...] L'irrationnel est un facteur de l'être que la complication de l'explication raisonnable peut toujours repousser plus loin, mais qui complique toujours l'explication au point qu'elle finit par dépasser la force compréhensive de la pensée rationnelle, atteignant ainsi ses limites avant qu'elle ait pu embrasser la totalité de l'univers par les lois de la raison. L'explication entièrement rationnelle d'un objet réel (donc pas simplement supposé) est une utopie ou un idéal. L'objet hypothétique peut seul être intégralement expliqué par la logique, puisqu'il ne renferme dès l'abord en lui que ce qu'y a mis la pensée logique. La science empirique elle-même n'opère que sur des objets limités par la raison ; laissant de côté intentionnellement le fortuit, elle ne considère point la totalité de l'objet réel, mais une partie seulement qu'elle soumettra à l'examen logique. [...] Bien que l'irrationnel, comme tel, ne puisse jamais être objet de science, il est cependant très important pour une psychologie pratique d'en apprécier les phénomènes à leur juste valeur ; car la psychologie pratique soulève plus d'un problème dont la solution logique est impossible, mais qui, au contraire, en demandent une irrationnelle, c'est-à-dire non conforme aux lois de la raison. Si l'on espère ou croit trop fermement que tout conflit doit pouvoir se résoudre selon les lois de la raison on risque de mettre obstacle à une solution réelle, mais de nature irrationnelle. (Ibid., pp. 455-456.)

[44] Ibid., pp. 463-464.

[45] Ibid., pp. 459-460.

[46] Ibid., pp. 465,466 et 468.

[47] C. G. Jung, Ma vie, Gallimard © 1973, pp. 623-624.

[48] Ibid., p. 633.

[49] C. G. Jung, Types psychologiques, Georg © 1968, traduction Yves Le Lay, p. 235-241.

[50] Oeuvres de Maître Eckhart, traduction Paul Petit, « Des obstacles à la vraie spiritualité » p. 287.

[51] C. G. Jung, Réponse à Job, Gallimard © 1973, pp. 16, 23, 24, 31, 32, 34, 36, 37, 243 et 244.

[52] C. G. Jung, Ma vie, Gallimard © 1973, p. 231.

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