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André Moreau, l'irrévérencieux

par François Brooks

Il se définit comme immanentiste, moniste et auto-égocratique. Mais qu'est-ce à dire? Les férus de termes philosophiques obscurs aux masses seront servis : André Moreau est à l'aise avec tous les concepts mais il est avant tout accessible aux plus modestes.

Je le vois un peu comme un père qui, au lieu de gronder ses enfants pour qu'ils se tiennent tranquilles, leur administre des coups de pieds au cul parce qu'ils ne sont pas en train de jouir. Il n'a, face à notre société, brandi qu'une seule grande question : « Mais qu'est-ce qu'on attend pour être heureux? »

La voie qu'il propose est troublante : La sacralisation « joyeuse » de la jouissance. Comment peut-on penser le sacré de façon légère et jouissive? Nos institutions religieuses nous ont tant rabâché les oreilles avec une perspective autoritaire, morne et triste du sacré, qu'on a le réflexe de ne le concevoir que sous un aspect sérieux. Et si Moreau avait raison!? Si le sacré pouvait être joyeux... Même que son analyse semble être évidente : Si le sacré doit apporter l'exultation, est-ce que ce sentiment doit être accueilli avec sérieux et gravité? Bien sûr que non! Nous dit Moreau.

Le sexe, c'est son cheval de bataille. Pas des thérapies en consultations coûteuses, non plus que de travailler d'arrache-pied pour gagner l'argent que coûtent nos gadget sophistiqués. Loin de là! Il nous dit simplement : « Déshabillez-vous, partagez l'orgasme et vous aurez ensuite un rapport au monde extatique, immédiat et gratuit ». Ici, il touche un tabou profond de notre société. Et ce tabou n'est pas tant la crudité d'un rapport sexuel fortuit (on ne ferait pas l'amour comme ça, de but en blanc, spontanément, avec le premier venu) que « l'impossibilité » de concevoir un accès aussi facile et gratuit à l'extase. Face au plaisir, il nous demande d'être inconditionnels. Et ça, ça dérange. Ne nous a-t-on pas appris depuis toujours que sous les apparences du bonheur, le plaisir cachait souvent la tristesse et parfois le drame? La vie, nous dit-on, ne comporte que deux modes le bonheur et le malheur. Moreau refuse cette dialectique ; il nous propose plutôt la jouissance et le repos. Rien de moins que le paradis sans plus attendre, le paradis terrestre, le paradis perdu, aujourd'hui, maintenant.

On voudrait le diaboliser mais ce serait en vain ; il n'a rien des attraits du diable ; il ne pourrait en aucun cas y être assimilé. Satan est ratoureux et d'une élégance sans borne. Notre philosophe est direct et parfois gauche dans son approche. Le diable vous fera faire ce qu'il veut, vous laissant même croire que vous faites le bien alors qu'il vous entraîne dans le mal. Moreau vous fera faire ce que vous voulez en claironnant d'avance qu'il vous entraîne dans la jouissance. Bref, le premier se présente toujours sous l'aspect de l'équivoque alors que le second est sans équivoque : il est à la jouissance ce que Platon était à l'Idée du Bien.

André Moreau arrive au bon moment. En 1969, on vient de mettre au point la pilule anticonceptionnelle et sa distribution de masse est désormais possible. On sait les drames que peuvent provoquer les grossesses indésirées ; tout cela est du passé. Techniquement, on a enfin trouvé le moyen de baiser comme des lapins sans plus de conséquences. Le sexe peut désormais être vécu comme une simple fantaisie sans autre but que la jouissance. Cependant, après plus d'une décennie de « joyeuses frivolités », le sida fait son apparition au début des années 80. Pour un moment, il devient plus difficile de penser jouir d'une sexualité effrénée sans conséquence. Mais, on nous annonce dernièrement qu'on est rendu à la phase finale des tests sur un vaccin efficace contre le sida. La philosophie d'André Moreau aura-t-elle alors un regain de popularité? Je n'en serais pas surpris.

Mais à part les grossesses indésirées et les maladies transmises sexuellement (MTS), il reste un autre obstacle de taille. Notre attitude face à la jouissance de notre partenaire amoureux et la jalousie qui découle de notre société monogame sont remises en cause. Dans une culture où le patrimoine est légué de père en fils, la filiation est capitale. Vous voulez être sûr que ce soit véritablement votre progéniture qui hérite. Dans ce cas, la monogamie exclusive est toute indiquée, surtout si aucun test d'ADN n'existe pour confirmer la filiation. Si vous craignez de rapporter à votre partenaire bien-aimé(e) une MTS, vous lui concéderez volontiers de vous abstenir d'escapades sexuelles. Mais, dans une idéologie où vous accordez votre dévotion à un Dieu jaloux, (le Dieu des Juifs de notre Bible) votre attitude face à ceux qui vous aiment fera en sorte que vous les chérissiez en exclusivité. Toute attention portée à l'extérieur de la famille et qui n'a pas pour but les intérêts de celle-ci sera suspecte. Non seulement l'exclusivité sexuelle qui vous importera mais vous aurez aussi de la difficulté à admettre que votre partenaire de vie partage des plaisirs avec d'autres. Moreau nous ouvre les yeux sur cette incohérence. Nous avons tous le droit de jouir avec qui que nous voulions sans s'imposer les séquelles de la jalousie. Moreau nous affirme que la jalousie est une maladie dont il faut nous guérir [1]. Sa tâche est énorme : comment y échapper alors qu'elle est si répandue et qu'elle est continuellement renforcée par tant de représentations culturelles qui réaffirment la légitimité de ce sentiment? Le travail est immense mais Moreau n'est pas l'homme des petites tâches. Depuis 40 ans, il a entrepris ce travail titanesque et tient bon. Il a l'opiniâtreté des génies. Par cela seul, il attire le respect et l'admiration. Sa foi est si grande, il en est bouleversant.

Notre philosophe est irrévérencieux. Il refuse de se plier devant les grands de ce monde. Il n'a qu'un maître, et c'est le bonheur. Si votre philosophie est triste, morne, il vous combattra. On sait que le bonheur qu'il nous propose passe par la jouissance [2], mais ce qui est fabuleux chez-lui, c'est qu'il ne soit pas mort d'ennui ou de dépression dans cette société qui le met « gentiment » à l'index en l'oubliant tout simplement. Les pouvoirs jadis dévolus au clergé, sont maintenant repris par la presse. Après la Révolution Tranquille, ce 4e pouvoir a tôt fait de s'affubler des prérogatives des bien-pensants. Le pouvoir de la grande noirceur enrayé, un autre a pris la place. Moreau n'a de cesse de dénoncer ces rabat-joie, ces pisse-vinaigre qui tournent ses propos en dérision. Il est un authentique soixante-huitard, resté fidèle au principe du plaisir. Il ne rentrera dans le rang que lorsque la jouissance fera partie de nos mœurs. Pas la jouissance agace, coûteuse et conditionnelle à une morale restrictive, non ; une jouissance simple gratuite et avouée, rien d'autre.

* * *

Bon, voilà pour l'aspect accrocheur du philosophe. Mais André Moreau, c'est beaucoup plus que ça, c'est considérablement plus que ça. André Moreau, possède une connaissance profonde de nos philosophes occidentaux. Il peut aussi bien vous parler de Platon, Thomas d'Aquin, Descartes, Nietzsche ou Sartre. Aucun aspect de la pensée ne le rebute. Le Dieu des Juifs fait tout aussi bien parti de son univers que celui de Leibniz ou des rites Vaudou. Il est à l'aise dans la spiritualité comme un poisson dans l'eau. C'est un communicateur hors-pair. Il sait enseigner avec brio. Même dans la controverse, il ne devient jamais méprisant. Il a le souci du respect de la personne. Il est même parfois un peu gauche ou déplacé, ce qui lui donne un côté humain attachant. J'ai peine à croire qu'on l'ait banni de sa chaire de philosophie [3]. C'est comme si on avait expulsé le Christ de sa chaire de théologie à l'Université de Montréal (U. de M.) pour la simple raison qu'il y aurait institué le bizarre rituel de faire manger son corps et boire son sang sous la forme symbolique du pain et du vin. Pourquoi André Moreau ne peut-il pas professer? Avec sa connaissance de la philosophie, n'est-t-il pas le professeur tout indiqué pour nous introduire, entre autre, de l'immatérialisme de Berkeley, cet inspiré évêque empiriste Irlandais du XVIIIe  siècle?

La philosophie a ceci de particulier qu'elle est difficilement « cadrable ». En effet, comment cadrer la pensée philosophique alors que l'essence même de celle-ci est infinie. C'est comme essayer de mettre dans un ordinateur toutes les parties d'échecs possibles. Peut-on demander à l'université une ouverture pratiquement impossible à appliquer? Pour ne donner qu'un seul exemple, les horaires de celle-ci s'accommoderaient assez mal d'un chercheur en philosophie qui aurait décidé de faire une nuit de veille pour explorer en groupe le caractère de la pensée Vaudou. M. Georges Hélal peut bien enseigner l'Anthropologie Philosophique à l'U. de M. et donner en lecture L'herbe du diable et la petite fumée de Carlos Castaneda, mais tout cela doit rester hors de la connaissance pratique. On l'expulserait s'il lui venait à l'idée d'organiser une séance d'observation de la pensée philosophique sous l'effet de la marijuana. Mais comment acquérir la connaissance sans vivre l'expérience? À quoi sert un cours de sexualité où tous les élèves restent toujours habillés? L'expérience soumise à la rigidité d'un cadre scientifique institutionnel est-elle scientifiquement valable? Voilà les questions de fond que nous pose André Moreau sous son aspect, de prime abord, enfant terrible irrévérencieux. Il nous invite à la Pratique de l'Infini [4] et ceci nous impose un vertige difficile à supporter. J'ai souvent constaté que le bonheur aussi est difficile à supporter ; il demande une longue préparation dans la misère [5] ». André Moreau nous propose de briser cette école de la misère. Il nous propose celle de la jouissance. À la suite de Saint-Augustin qui nous dit : « Aime et fais ce que tu veux », André Moreau ajoute : « Fais ce que tu veux : jouis! » ; parce qu'il n'y aucune distance entre les êtres quand ils jouissent [6], leur communication est parfaite.

De tout temps, les philosophes n'ont eu en tête qu'un seul but ultime : le bonheur des hommes. Pour certains, il passe par la justice, pour d'autre par Dieu, la prière, l'égalité, le partage, la fraternité, le pardon, la liberté, la tolérance, le devoir etc. André Moreau nous annonce que « le bonheur de l'homme est dans la jouissance » avec une égale candeur au Christ nous révélant que la justice de Dieu est le pardon,. C'est trop évident! C'est trop simple! Ça surprend! Ça dérange! Sommes-nous prêts à pratiquer ce bonheur?

[1] Ici, implicitement, on trouvera l'affirmation blasphématoire difficile à admettre que le Dieu de la Bible serait malade. Mais André Moreau n'a pas peur des blasphèmes. Il sait que sous l'inquisition, on l'aurait brûlé mille fois, mais il sait aussi que Giordano Bruno avait raison.

[2] Il n'est pas le seul d'ailleurs. Mentionnons, entre autres, Bhagwan Shree Rajneesh, Nietzsche, Claude Raël, Wilhelm Reich, Henri Laborit et Michel Onfray.

[3] Faut-il préciser qu'André Moreau est docteur en philosophie de la Sorbonne.

[4] La pratique de l'Infini, c'est aussi le titre d'un des livres d'André Moreau paru en 1992.

[5] Ma collection de citations # 42.

[6] André Moreau, Le plaisir est sagesse, Les éditions jovialistes © 1982, page 14.

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