040204

Idées. "La philo-thérapie de Michel Onfray"

entretien réalisé par M. J.

Article paru dans « l'Humanité », édition du 4 février 2004

 

M. J. :                   Comment avez-vous découvert la philo ?

Michel Onfray : Sur le marché, à Argentan, où j'habite. Je faisais le mur le mardi pour aller m'acheter des livres d'occasion et je me suis aperçu très tôt que et Nietzsche, Marx et Freud répondaient aux questions que je me posais. Je n'avais pas la foi. Je ne pensais pas que le christianisme était défendable. Je trouvais donc dans Nietzsche des invectives contre Dieu, une critique du christianisme, et cela m'emballait. Freud me parlait de moi puisqu'il parlait à l'adolescent que j'étais de masturbation, de sexualité infantile. Quant à Marx, mon père était ouvrier agricole, ma mère femme de ménage, l'exploitation, à la maison, on connaissait et il y avait là un philosophe qui me disait que ce n'était pas acceptable, que l'on pouvait faire autrement.

M. J. :                   Une fois que vous avez eu votre thèse, pourquoi n'avez vous pas enseigné à l'université ?

Michel Onfray : J'avais vu que l'université était un endroit où l'on ne pensait pas, où il fallait reproduire le système social. J'avais déjà une sensibilité libertaire. Je n'aime ni commander ni obéir, pas davantage guider.

M. J. :                  Donc, vous démissionnez. Vous décidez de créer l'université populaire. Pourquoi ? Après tout, il y a déjà des cafés philo ?

Michel Onfray : J'ai eu envie de garder ce qu'il y a de mieux dans l'université et ce qu'il y a de mieux dans le café philo. Ce qu'il y a de mieux dans l'université, c'est le contenu. Ce qu'il y a de moins intéressant, c'est la transmission d'un savoir officiel, souvent idéaliste, souvent spiritualiste, souvent chrétien, souvent laïque au sens néo-chrétien. Un certain nombre d'auteurs sont oubliés. Je trouve très bien que l'on enseigne Platon, Descartes et Kant, mais je trouverais bien qu'on enseigne les cyniques, Helvétius, D'Holbach, Feuerbach. Cela ne ferait pas de mal, en cette période de retour du religieux, de lire la Contagion sacrée. Des cafés philo, je voulais garder l'absence de diplôme à l'entrée ; à la sortie, l'absence de contrôle des connaissances, la gratuité financière. Mais aussi le fait qu'on vient si on veut, comme on veut, quand on veut.

M. J. :                  À Paris, le Collège de France propose, lui aussi, des cours libres.

Michel Onfray : Oui. J'ai un copain qui me dit que ce je fais, c'est le Collège de France d'en bas. Le Collège de France, quand François Ier l'a créé, c'était pour faire le pendant à la Sorbonne. Aujourd'hui, pour un Bourdieu, et c'est tant mieux, ils ont quand même refusé Deleuze, ils n'ont rien proposé à Derrida !

M. J. :                   Et alors, quel écho a rencontré l'université populaire ?

Michel Onfray : Six cents personnes sont venues au premier cours qui se déroulait dans l'amphithéâtre de l'école des Beaux-Arts. C'était l'émeute. C'était inespéré. On a passé l'année à 350. France-Culture a enregistré tous les cours, les a diffusés et a battu tous ses records d'audience de l'été.

M. J. :                 L'idée de l'université populaire était chère aux utopistes du XIXe siècle. Pensez-vous qu'après la déflagration du vote Le Pen le temps est revenu d'aller vers les masses pour les éduquer ?

Michel Onfray : C'est très exactement cela. Il m'a fallu batailler pour imposer le mot « populaire ». On m'a dit « l'université populaire, c'est gauchiste, c'est communiste, c'est démagogue, c'est de la pub. Vous aurez du mal à trouver les fonds ». J'ai dit « tant pis ! ». Je propose le mot populaire au sens que lui donne Michelet, parlant du sort du peuple, c'est-à-dire ceux qui exercent le pouvoir minoritairement dans la société.

                             Je veux réactiver les universités populaires du temps de l'affaire Dreyfus. Les deux époques se ressemblent assez. Le Pen au second tour de la présidentielle fait la démonstration qu'on n'est pas très éloigné d'un antisémitisme aussi violent que celui qui sévissait du temps de l'affaire Dreyfus.

M. J. :                   Les pauvres, les chômeurs de Moulinex, de Tréfimétaux poussent-ils la porte de l'amphi?

Michel Onfray : La semaine dernière, un homme, à la fin du cours, est venu et m'a dit qu'il était ouvrier au chômage, qu'il avait pas mal galéré. Il y a un jeune, aussi, qui reste tout le cours avec son casque sur la tête, et qui a mis un an à poser une question. C'était tellement bien, d'ailleurs, qu'il ait osé le faire, qu'il ait pris le risque de s'exposer devant 500 personnes ! En même temps, je comprends que le type qui fait sa journée à l'usine n'ait pas envie de venir faire de la philo à 18 heures. Je ne suis pas ouvriériste. Il faut arrêter de dire : « Votre université est faussement populaire parce qu'il n'y a pas de beurs, pas de blacks, pas d'ouvriers ».

M. J. :                   Ce n'est pas ce que je dis...

Michel Onfray : Si, un peu. Il se fait que le prolétariat n'est pas là. Je n'y peux rien. Même les syndicalistes, si enthousiastes au début, ils ne sont pas venus me voir en me disant : « Ça marche, qu'est-ce qu'on pourrait faire ensemble ? »

M. J. :                   La classe ouvrière est pourtant particulièrement éprouvée dans la région...

Michel Onfray : Ce n'est pas spécifique à Caen que les ouvriers pensent s'en sortir en votant Le Pen. Ils ont tout essayé : la droite, la gauche plurielle, le Parti communiste qui, dans la gauche plurielle, a avalé toutes les couleuvres de Jospin. Aujourd'hui, ils disent : « Il y en a marre !» Et ils savent bien qu'ils ne s'en sortiront pas avec un cours sur le chrétien épicurien Lorenzo Valla.

M. J. :                   Ce sont donc les classes moyennes qui viennent ?

Michel Onfray : Oui. Et ce n'est déjà pas mal de pouvoir renouer avec elles, alors que la culture, d'ordinaire, est plutôt réservée à la bourgeoisie...

M. J. :                  De la fromagerie d'Argentan à l'université populaire, en passant par le lycée technique, vous n'avez finalement jamais trahi votre classe ?

Michel Onfray : Oui. Et je n'ai jamais voté à droite, y compris au second tour de la présidentielle. Dans ma vie, je n'ai jamais rien fait qui puisse amener Chirac et Le Pen au second tour. Vous savez, il y a deux catégories d'intellectuels en France : ceux qui s'occupent de la misère « propre », celle du tiers-monde, du conflit israélo-palestinien, de la Tchétchénie... Et puis il y a la misère « sale » des sans-logement, de la pauvreté, la misère sexuelle, affective, les effets du libéralisme au quotidien, celle dont s'occupait Bourdieu. Quand l'intellectuel ne s'occupe plus que des grandes questions du monde, qu'il n'en a rien à faire des gens qui votent Le Pen à 20 %, je me sens un peu seul, mais cela m'est égal.

M. J. :                  Ne pensez-vous pas qu'une partie de votre public vient suivre votre cours comme s'il suivait une psychothérapie ?

Michel Onfray : Absolument. Je reste freudo-marxiste. Il n'y a pas de philosophie sans politique et sans psychanalyse. Servan-Schreiber voudrait que je fasse des chroniques dans Psychologies. Je lui réponds : « Non. Parce que, dans votre revue, il n'y a jamais place pour le social. » La philosophie est d'abord un art de vivre et de mieux vivre. Elle permet de se débarrasser des illusions. Les gens viennent effectivement à l'université populaire parce qu'ils en constatent les effets sur leur vie quotidienne. La philosophie peut être une thérapie. Tant mieux si on y fabrique du sens, si on y fabrique du lien social, si on rencontre des gens qui ne désespèrent pas !

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