050321

Dow Jones de l'Humain [1]

par Corentin de Salle [2]

Atlantis institute © 2005

« Le cynique, disait Oscar Wilde, est celui qui connaît parfaitement le prix de chaque chose mais la valeur d'aucune. » La formule convient au terroriste islamiste : il connaît extrêmement bien le prix de la vie mais son action prouve qu'il en ignore la valeur.

À l'ère du virtuel – les jihadistes l'ont compris – il est possible, sans pour autant conquérir territoires et marchés, de peser sur le cours des choses en influant, par la terreur, sur l'opinion publique mondiale. D'où l'importance de frapper juste et de frapper fort. À cet égard, tant le 11 septembre que les attentats de Madrid constituent un coup de maître. Pourquoi ? Car, au-delà des symboles, ce qui est touché de plein fouet, c'est ce que les Occidentaux tiennent pour fondement ultime de toute valeur : la vie humaine.

Que la vie revête ce statut primordial, cela ne va pas de soi et cela n'a pas toujours été le cas. Les valeurs du clan, Dieu, l'honneur, la Nation et bien d'autres choses ont longtemps occupé cette place insigne. Témoin cette scène antique où une mère spartiate, s'enquérant de l'issue de la bataille, se voit répondre que ses cinq fils sont tombés sur le champ d'honneur : « Ce n'est pas ce que je demande. Les spartiates sont-ils victorieux ? Oui ? Alors remercions les dieux ». Apprenant qu'une partie de son armée avait été décimée, Napoléon aurait déclaré : « Une nuit à Paris repeuplera tout cela ». On voit mal, à l'heure actuelle, un président américain faire une déclaration similaire lors d'un rapatriement de corps de GI's. Nous sommes moins aguerris que nos ancêtres face à la souffrance, la douleur et la mort. Depuis plus de 50 ans, la démocratie libérale – douce et pacificatrice – a fait son œuvre. C'est incontestablement un gain civilisationnel.

En terre d'islam, l'extrémisme religieux exalte une culture de guerre et de mort. La fièvre suicidaire qui enflamme un certain nombre d'âmes crédules et d'esprits illettrés est un phénomène, certes, minoritaire mais qui s'appuie sur un ethos religieux qui place Dieu bien au-dessus de la vie humaine. L'asymétrie est totale entre, d'un côté, le monde occidental, prompt à s'émouvoir de toute atteinte à la vie et, de l'autre, une pratique religieuse radicale subordonnant l'existence de l'homme aux décrets du divin fût-ce au prix du sacrifice de la première. Par le spectacle télévisé des décapitations, l'Occident replonge dans un pathos qui était le sien il y a encore deux siècles et demi - et sur lequel Michel Foucault a écrit des pages scintillantes – un spectacle dont nous faisions alors nos délices et qui maintenant nous répugne : le supplice. À contrario, le monde islamique – on l'a encore vu récemment en Iran lors de la pendaison publique à une grue d'une jeune femme adultère, pratique courante dans ce pays – croit encore à la vertu du supplice.

Quelle est la valeur de la vie humaine ? Cette question n'a aucun sens. C'est la vie qui confère valeur aux choses. La vie – prise comme concept abstrait – ne peut donc être évaluée elle-même. Quel poids pèse un kilo ? Combien mesure le mètre ? Quelle valeur a la vie ? Celle qui est en dehors, au-delà de toute évaluation. Tel est, selon nous, le sens de la chanson d'Alain Souchon : « La vie ne vaut rien. Rien ne vaut la vie ».

Nous pouvons maintenant distinguer entre les deux ordres de grandeur de Wilde : la valeur et le prix. Dans l'absolu, toute vie humaine a objectivement la même valeur : c'est la chose la plus précieuse sur terre, celle dont tous les hommes sont également pourvus. Toute vie a la même valeur mais pas forcément le même prix.

Que veut-on dire ici ? Ceci : les circonstances nous contraignent parfois à estimer l'inestimable et à établir une hiérarchie de préférence voire à consentir à certains « sacrifices » consécutifs à nos choix optimisateurs. Cela n'a rien de choquant : nous accordons tous plus de prix à la vie de nos proches qu'à celle de parfaits étrangers. Toute compagnie d'assurance-vie se dote nécessairement de tables, de critères et d'échelles pour estimer financièrement le prix d'une vie. Même problème pour les politiques publiques : pour financer un projet améliorant la sécurité routière, on opte pour celui qui conduit, à dépense égale, au gain le plus important en vies humaines. Encore faut-il – c'est la « valeur marginale » de la vie sauvée – que la vie économisée soit au même coût partout : si on va au-delà, l'argent dépensé ici pour sauver x vies humaines en sauverait davantage ailleurs. Théoriquement, il est toujours possible de faire baisser le nombre d'accidentés mortels sur la route mais c'est alors au détriment d'autres postes budgétaires de l'État comme, par exemple, la santé publique.

Les logiques d'évaluation dont il est ici question ne sont pas dénuées de pertinence mais se déploient en dehors du champ moral. Il est question ici du prix de la vie et non de sa valeur. Il y a donc un « marché de la vie humaine ». Toute vie a une valeur boursière et les critères cyniques mobilisés par les terroristes sont ceux d'une agence de notation. Ainsi, selon cette échelle, la vie d'un Américain – on l'a bien vu dans l'écart entre les montants des dédommagements versés par la Libye aux familles des passagers américains et français des deux attentats aériens commandités par Kadhafi – a plus de prix que celle d'un Européen.

Si ces cotations existent, c'est aussi, il faut bien l'avouer, parce que, aux yeux de l'opinion publique occidentale, toute victime n'est pas mise sur le même pied. Nous fonctionnons au sentiment. Deux jeunes et jolies Italiennes ont plus de prix que le chauffeur syrien de deux reporters français. Ces derniers, à leur tour, émeuvent infiniment plus – mais on se lasse de tout – que les quelque 3 000 otages (civils dans la plus grande majorité) détenus depuis des années dans la jungle par les guérilleros des Forces armées révolutionnaires de Colombie (Farc) et ce en dépit du fait que Ingrid Betancourt en fasse partie. La durée de détention, le sexe, l'âge (des écoliers à Beslan constituent un excellent placement à condition de se montrer assez adroit pour maintenir en vie cette prise dont les cours s'effondrent au moment même où cette dernière expire), la nationalité (le cours palestinien est mieux coté en Europe que le cours israélien), la race (le rating de l'interprète de Florence Aubenas est meilleur que celui d'un Soudanais du Darfour), la religion, la proximité (qui se soucie des quinze Népalais exécutés en Irak ?), l'identité de l'agresseur (un Irakien tué par un GI a infiniment plus de prix qu'un Irakien tué par Saddam Hussein), autant de paramètres déterminant le cours sinistre de ces actions.

Néanmoins, l'opinion publique en Occident est sensible à la valeur et pas seulement au prix de la vie. Les exécutions publiques la meurtrissent au plus profond d'elle-même. Les terroristes le savent et, soucieux de frapper au cœur du sanctuaire psychologique de chaque nation, ne se privent pas de théâtraliser ces exécutions. Toute personne est avant tout un ambassadeur de son peuple. Chaque otage représente son pays : « Ceci vous appartient. Voici ce que nous en faisons ». Mais, toute victime, indépendamment de sa nationalité, est aussi une part de nous-même. Sa mise à mort est une atteinte insupportable à la vie humaine.

Kant avait imaginé l'hypothèse cauchemardesque d'un « peuple de démons » rabaissant la vie humaine au statut d'ustensile et menant la société à l'autodestruction et à l'absurdité. Les terroristes, prônant attentats suicides ou prises d'otages, se rapprochent assez fort de ces êtres démoniaques en ce qu'ils instrumentalisent la vie humaine, réduisant cette dernière à un simple outil au service de la volonté divine. Dans une démocratie libérale, la vie humaine, valeur suprême est évidemment hors commerce. En réaction, le terroriste combattant la société libérale en son cœur, utilise cet outil comme une marchandise. Le lexique des prises d'otages s'abreuve de métaphores économiques : « monnaie d'échange », « gage de bonne foi », « négociation », « traiter », « conditions », etc. Mais cette relation ne met pas aux prises deux partenaires économiques. Ce rapport pathologique n'est économique que par sa forme. Dans toute logique du chantage, un des protagonistes détient quelque chose qui n'a pas de prix aux yeux de l'autre (la vie d'un proche). Celui qui paye une rançon se met au-dessus de celui qui l'exige. Il prouve que ce qu'il veut sauver est au-delà de tout prix alors que le ravisseur s'avilit en faisant passer cette valeur fondamentale au second plan. Les preneurs d'otages ont beau mépriser la vie humaine, leur action tire paradoxalement sa force de cette valeur qu'ils ignorent et dénient, la seule qui, si elle était célébrée, pourrait conférer un sens à leur rapport au divin. C'est, au fond, un hommage indirect que le terroriste témoigne à la valeur de la vie humaine : celui que, pour reprendre une formule consacrée, le vice rend à la vertu.


[1] Reproduit avec l'aimable autorisation de l'auteur.

[2] Corentin de Salle est docteur en philosophie, licencié en droit, assistant à l'Université Libre de Bruxelles, chroniqueur à La Libre Belgique et directeur de l'Atlantis Institute.


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