051012

Le croquemitaine de la pénurie pétrolière [1]

par Corentin de Salle [2]

Atlantis institute © 2005

Deux contrevérités ressurgissent dans le sillage de la récente flambée des prix pétroliers : nos ressources de matière première se raréfient et l'épuisement des réserves pétrolières est inéluctable à long terme. Derrière ces idées partagées quasi-unanimement se profile une idéologie culpabilisatrice.

Aussi aberrant que cela puisse paraître, la vérité est que nos ressources naturelles ne sont pas limitées et que les stocks pétroliers ne vont pas s'épuiser.

Chaque époque connaît une hantise des limites. Rappelons nous de cette peur médiévale des navigateurs s'éloignant à plus de quelques encablures des côtes atlantiques. Malheur aux aventuriers, disait-on : eux et leur navire se précipiteront dans un gouffre rempli de monstres divers. Chaque époque également se clôture par un déplacement des limites.

Les ressources naturelles sont-elles limitées ? Cette question est bien plus complexe qu'on ne se l'imagine. C'est tout l'intérêt de la réflexion de Julian L. Simon dans son livre remarquable : The Ultimate Resource [3], ouvrage dont Friedrich von Hayek se disait, selon ses propres termes, « fan » car il confirmait toutes les conclusions de son travail. On a tort, dit Julian Simon, de considérer les ressources naturelles comme des matériaux clairement définis dont on pourrait dresser l'inventaire comme on le fait pour des boîtes de conserve dans une étagère. Les ressources naturelles sont illimitées et comprennent l'ensemble –  mouvant – des matières premières qui, prises séparément, sont, quant à elles, limitées. Une matière première ne devient telle qu'à partir du moment où le besoin s'en fait sentir. On ne peut pas dire qu'elle « existe » au sens plein et entier du terme avant son extraction. Pourquoi ? C'est l'esprit humain qui nomme et délimite les choses. Il procède à un découpage à même la matière pour n'en soutirer que la partie totalisant un certain nombre de propriétés jugées intéressantes pour une utilisation possible correspondant à l'état de la technique à tel ou tel moment. En ce sens, c'est l'homme qui « constitue » la matière première. La « ressource naturelle » est une réalité conceptuelle. Pas une donnée brute. Or, une quantité conceptuelle n'est finie, affirme l'économiste Julian Simon [4], que si l'on délimite de manière extrêmement étroite l'objet qu'elle désigne : telle ou telle matière première à tel moment d'avancement de la technique.

Cela explique la difficulté de quantifier l'objet: c'est chose coûteuse, malaisée voire souvent impossible. Nous devons, au mieux, nous contenter d'estimations. Dans l'inventaire du cuivre, doit-on comptabiliser les sels de cuivre dissous dans la mer ? Cet objet est mouvant : nous pouvons aujourd'hui exploiter du minerai de cuivre de qualité inférieure jugé inutilisable avant. La définition d'une matière première est, on le voit, opérationnelle.

Ces considérations philosophiques visent à montrer que la notion mathématique de « limite » est impropre au regard du concept de ressource naturelle. Délimiter les ressources naturelles, c'est confondre le registre (statique et descriptif) de l'ingénieur avec celui de l'économiste (dynamique et prospectif). La plupart des choses composant notre quotidien sont chiffrables et quantifiables. On s'imagine qu'il en est de même à l'échelle de la planète. Or, ce faisant, on s'interdit de comprendre cette chose tout à fait surprenante : le coût et la rareté des matières premières diminuent au fur et à mesure que ces dernières sont consommées. Voilà pourquoi la loi des rendements décroissants (établissant que le coût d'exploitation augmente au fur et à mesure que la ressource devient moins accessible) ne trouve pas à s'appliquer ici car elle présuppose que l'élément à exploiter est fixe et que la technologie reste inchangée. Or, on découvre de nouveaux filons et la technologie évolue, raisons pour lesquelles les coûts de production n'ont jamais cessé de diminuer.

L'étude de l'histoire du marché des matières premières confirme cette loi. Les matières premières (bois, métaux, etc.) coûtent en moyenne à peine le cinquième du prix qu'elles valaient il y a un siècle. Comment expliquer cela ? Lorsqu'elles se raréfiaient, les prix ont monté, ce qui a poussé à inventer des substituts qui se sont vite avérés plus performants que la ressource en question dont le prix a, dès lors, chuté. Entre-temps, l'optimalisation de la production et de la consommation desdites ressources a permis d'augmenter le stock dans des proportions appréciables. Production et consommation pétrolières se sont accrues mais le stock disponible a augmenté dans des proportions encore plus considérables. Ainsi qu'en attestent les chiffres officiels du ministère américain du commerce et en dépit de l'hallucinante voracité taxatoire de l'État, le prix du pétrole relativement aux salaires et à l'indice des prix à la consommation a chuté de manière spectaculaire de 1870 à nos jours [5] : les quelques « pics » (1973, 1980, etc.) sont imputables à des causes politiques (OPEP) et n'affectent pas, à long terme, cette tendance à la baisse.

En 1980, désireux de démontrer publiquement l'absurdité des thèses relatives à la raréfaction des ressources et à la hausse de leur prix, Julian Simon paria 10 000 dollars avec Paul Ehrlich – alors l'écologiste le plus connu de la planète – et plusieurs professeurs de Princeton que la valeur d'un panier composé de 5 matières premières – dont le choix était laissé aux opposants – baisserait après une période de dix ans. C'est ce qui advint pour chacune des matières sélectionnées et, en 1990, les écologistes durent signer le chèque. On aurait pu espérer voir s'effondrer le mythe de la raréfaction. Il n'en fut rien. On continue à répéter sottement que nos ressources s'épuisent. Un ouvrage baptisé Halte à la croissance [6] promu à grand frais par le Club de Rome – qui l'a pourtant désavoué depuis – a contaminé les esprits. Le fondateur du Club, Aurelio Peccei, a reconnu que ce livre alarmiste trompait intentionnellement le public de manière à le « sortir de l'illusion que la croissance est infinie ». Vendu alors à 4 millions d'exemplaire, ses thèses erronées sont devenues indétrônables. Le public a la mémoire courte. Halte à la croissance prévoyait l'épuisement des ressources (pétrolières et bien d'autres) pour 1992. En 1992, justement, paraissait Beyond the Limits, l'édition révisée de l'ouvrage qui annonce la pénurie pétrolière pour 2031 et de gaz pour 2050. Inutile de dire qu'on attend avec impatience l'édition de 2050...

Les producteurs, finançant la plupart des recherches, ont également intérêt à accréditer cette idée. C'est une vieille loi de marketing : dépêchez vous d'acheter, les stocks sont limités ! « Miraculeusement », les réserves restent constamment légèrement supérieures à la demande.

D'accord, dira-t-on, les estimations étaient erronées et peut-être le seront-elles encore. Mais n'y a-t-il pas forcément un moment où le stock de ressources sera épuisé ? Et bien non. Certes, les ressources sont « limitées » au sens où leur masse n'excède évidemment pas celle de la terre mais sont illimitées au même titre que le nombre de points dans un segment de droite de 3 cm. Non pas – évidemment – que la matière elle-même soit illimitée mais bien le nombre de combinaisons dans lesquelles peuvent entrer ses composantes ultimes. Au plus ces ressources sont exploitées, au plus l'homme accroît sa marge de manœuvre pour « inventer » de nouvelles ressources plus rentables. Il n'y a, dès lors, plus de limites ainsi qu'en témoigne, par exemple, l'explosion des biotechnologies.

Ainsi, le fait que les réserves connues s'épuisent ne signifie pas que nous allons rester démunis.

Non, les réserves de pétrole ne vont pas s'épuiser et nous contraindre à vivre dans des cavernes ainsi que l'espèrent beaucoup d'écologistes. Certes, rares sont les écologistes qui aspirent à revenir en arrière (il y en a pourtant) mais nombreux sont ceux qui prônent l'adoption des mesures qui, pensent-ils, accroîtront la qualité de vie alors qu'en réalité, ces dernières risquent tout à la fois d'enrayer le salvateur processus de mondialisation et d'entraîner des conséquences catastrophiques.

Au XIXe siècle, Stanley Jevons, un scientifique de premier ordre, pensait avoir démontré que la croissance anglaise, dépendante du stock de charbon, ne pourrait se poursuivre indéfiniment vu que ce dernier était épuisable. On sait que, non seulement des sources alternatives d'énergie ont pris le relais mais que le charbon est resté surabondant : on a du fermer des mines produisant un charbon dont plus personne n'a besoin. Il en sera de même pour le pétrole. Il sera déclassé. Pas nécessairement parce que son prix augmentera mais parce que d'autres sources énergétiques assurant les mêmes services s'avèreront plus avantageuses et nous resterons avec de gisements gigantesques. Des sources alternatives d'énergie – les schistes bitumineux – sont déjà exploitées depuis 30 ans à un coût de production encore supérieur au pétrole. Certes, nul n'est devin et il serait déraisonnable d'affirmer que jamais nous ne manquerons de ressources. Les potentialités sont infinies mais encore faut-il trouver, en un laps de temps restreint, les techniques permettant de rendre – ainsi que le disait Aristote – « actuels » ces « possibles ». Ce point est important : illimitation ne signifie pas disponibilité : des facteurs de tout ordre – principalement politiques – peuvent affecter le processus d'exploration, d'extraction, de production, de transport, de transformation et de distribution de ces ressources infinies mais ces pénuries artificielles ne résultent pas de l'épuisement des ressources proprement dites. Aucune contrainte naturelle ne nous limite (si ce n'est la bêtise de certains).

Nous pensons qu'une double exigence morale nous enjoint à maintenir notre croissance. D'abord, nous sommes responsable envers les plus démunis. Si, égoïstement, nous estimons – à tort d'ailleurs – que les impératifs de la croissance nous détournent d'une meilleure qualité de vie, il faut savoir que le rattrapage économique des populations du tiers-monde dépend essentiellement de notre croissance et de ses retombées (scientifiques, technologiques, médicales, etc.). Ce n'est pas ici une question d'états d'âme mais de survie. Comment, par exemple, sans les biotechnologies de type OGM, envisager de nourrir 9 milliards d'individus d'ici 2050 ? Notre second devoir concerne les générations futures. Ce que nous devons leur léguer, c'est un capital et des connaissances leur permettant de tirer le meilleur parti de l'environnement et non pas des stocks de matière première dormant dans le ventre de la terre : cette dernière idée, partagée par les adeptes de la sobriété énergétique, est inepte car, à suivre cette logique et à supposer même que nous ne consommions plus qu'un seul baril de pétrole par an, viendra fatalement un moment où une génération X n'en aura plus du tout. Il est vrai, néanmoins, que limiter les dépenses énergétiques permet aux entreprises de diminuer les coûts de production. Il faut néanmoins garder à l'esprit que si le souci d'économiser l'énergie l'emporte sur l'impératif de la croissance, le calcul est désastreux car tout ralentissement s'en ressent directement sur le financement de la recherche et, donc, sur le rythme du progrès scientifique. Or – comme nous l'avons dit – nous ne disposons pas d'un temps infini pour trouver de nouvelles solutions.

En définitive, ce débat oppose les tenants – majoritaires – de la conception du monde comme système fermé et ceux, parmi lesquels nous comptons, qui estiment vivre dans un système ouvert et qui prisent avant tout les ressources inépuisables du génie humain.


[1] Reproduit avec l'aimable autorisation de l'auteur.

[2] Corentin de Salle est docteur en philosophie, licencié en droit, assistant à l'Université Libre de Bruxelles, chroniqueur à La Libre Belgique et directeur de l'Atlantis Institute.

[3] J.L.Simon, The Ultimate Rersource 2, Princeton University Press, 1996, 734 p. Il ne s'agit pas d'un simple acte de foi libéral dans le progrès humain mais d'une œuvre scientifique de très grande ampleur. La réédition a réactualisé tous les chiffres et procédé à une refonte en profondeur de la présentation des analyses empiriques sur les ressources naturelles. Ces données collectées, comparées et interprétées avec soin, travail considérable d'une vie entière, constituent l'armature majeure de ce livre de près de 750 pages.

[4] Ibid., p.67.

[5] Ibid., p.167-169

[6] [Halte à la croissance, co-rédigé par Dennis Meadows, Paris : Fayard, © 1974. (La seconde partie de ce volume est la traduction intégrale de l'ouvrage de langue anglaise The limits to growth)].


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