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Paradoxe fondateur

par François Brooks

Le désespoir est une forme supérieure de la critique. Pour le moment, nous l'appellerons « bonheur » ; les mots que vous employez n'étant plus « les mots » mais une sorte de conduit à travers lequel les analphabètes se font bonne conscience.

Léo Ferré, La solitude, 1971

[1]

Dans notre société actuelle, le paradoxe qui fonde notre bonheur me semble plutôt virulent. On pose l'humain comme un être de liberté. Celle-ci doit être garantie par la sécurité de l'État qui pourtant n'en finit plus d'ajouter des dispositifs d'asservissement. Michel Foucault avait bien vu jusqu'où les tentacules institutionnels allaient nous brimer. Et Guy Debord a fait de même pour les médias spectaculaires supportés par les fonds commerciaux.

La contradiction qui nous semble si détestable est pourtant la pierre de voûte de notre édifice culturel occidental.

Toute pensée repose sur l'un ou l'autre des trois fondements suivants :

Augustin nous a assez montré (je crois ) comment la foi est un fondement incontournable. Pas seulement la foi en Dieu qui obsède, mais toute foi, quelle qu'elle soit. Le philosophe Alain l'affirme et le montre : Il faut croire d'abord.

L'autoréférence est un abus rhétorique de la mauvaise foi. Descartes, pensant se libérer du principe d'Aristote qui posait Dieu comme premier moteur immobile avança que l'existence de l'Être suprême pouvait se prouver du fait qu'aucune autre entité que Dieu lui-même n'aurait pu lui mettre dans l'esprit l'existence de Dieu. Aussi bien justifier en boucle n'importe quelle idée.

Le paradoxe fondateur de la science a été mis en évidence par Karl Popper qui montre l'erreur de croire que ce qui est scientifique apporterait des certitudes. Au contraire, la réfutabilité est le sceau de la science, le reste appartient à la foi. Les principes d'indécidabilité de Gödel et d'incertitude de Heisenberg avaient ouvert la voie.

Toute prétention à l'Absolu n'a pourtant aucune autre base. Ainsi s'exerce le pouvoir arbitraire masqué de la « raison » soutenue par des sentiments ancrés dans des fondements qui, malgré leur apparence vaseuse, n'en sont pas moins universels et pérennes.

René Girard a été le premier à mettre en lumière le paradoxe fondateur de la foi religieuse à partir du concept de sacrifice du bouc émissaire. Depuis la nuit des temps, la recherche de l'ordre et de la paix sociale passe par le sacrifice propitiatoire. Toute société s'enracine dans une violence extrême qui garantit la paix, la concorde. Toute religion offre aux dieux d'immoler une victime pour éviter que le malheur ne retombe sur l'ensemble. Notre sacrifice à nous, c'est le drame de Polytechnique. Celui-ci fonde la religion féministe et garantit la paix aux femmes qui brandissent le crucifix de ces innocentes victimes pour juguler toute menace mâle. La psychopathie de l'officiant [2] n’y change rien ; le sacrifice agit plus efficacement encore du fait qu'aucun homme ne veut lui être comparé.

À l'instar de ce qui précède, la culture occidentale concède à notre Dieu « Cohérence », une contradiction logique passée sous silence, occultée, permettant ensuite d'entrer dans une idéologie philosophique, quelle qu'elle soit. Chaque concept philosophique porte son mensonge fondateur. Ainsi le paradoxe est la pierre de voûte de notre culture. Pour parler en termes de Girard, on sacrifie une vérité sur le bûcher de l'incohérence pour fonder l'ordre logique de notre pensée.

Tout le verbiage médiatique intellectuel porte toujours sur une intention d'apporter quelque vérité. Ce bruit, antinomie de la paix, permanent brouillage, logorrhée sans fin — paradoxe fondateur d'une quête de sérénité qui passe par l'immolation du silence identifié injustement à l'ennui qu'il faut fuir à tout prix — n'en finit plus d'envahir nos cerveaux surchargés.

Voilà pourtant notre base culturelle. Et elle peut se vérifier à tout moment. Il n'y a qu'à braquer le phare de la contradiction chez notre interlocuteur pour voir en lui s'animer l'inconfort et la réprobation sourcilleuse. Le corps se braque, la pensée s'engorge, l'hostilité est déclarée : une vague sans fin de justifications s'amorce, à moins qu'elle ne se résume à la colère ou l'insulte. Pourtant, comme Hegel l'a bien montré, tout discours ne porte-t-il pas sa contradiction ?

Et l'on me contredirait sur ce que je viens d'écrire qu'on me donnerait encore davantage raison . La force du paradoxe réside dans le fait qu'il est au-dessus de la rationalité et la contredit sans enfreindre ses normes. Il fonde toute pensée à notre insu.

[1] Caricature de Patrick Chappatte, Éditions International Herald Tribune © 2006.

[2] Voir Marc épine et les féministes.

Philo5
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