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Saint Frère André[1], Bacon et Socrate

par François Brooks

Comme le Bon Dieu est bon ! Ces guérisons font du bien à la personne qui est guérie, et aux autres qui en entendent parler.

Frère André (cité sur Saint Joseph du Web)

En tant que Québécois « pure laine », ce n'est pas moi qui vais critiquer la canonisation du Frère André ; cet événement historique est une quasi-première dans un pays qui compte une myriade de villages aux dénominations saintes sans en avoir jusqu'ici produit un seul « Made in Québec » à part Marguerite D'Youville. On va désormais prier cet unique saint québécois pour obtenir les faveurs de sa spécialité comme on l'a déjà fait depuis plus de 70 ans, avant même que sa sainteté soit officiellement reconnue.

Mais je m'interroge sur cette curieuse pratique catholique qui consiste à produire des idoles. Ne font-elles pas ombrage à un Dieu jaloux qui, sous Moïse [2] a pourtant combattu bec et ongles les cultes aux demi-dieux divisant une foi qui se voulait unitarienne, pendant l'Exode, au moment où les Juifs du désert avaient besoin d'unité plus que jamais [3] ?

Le Frère André guérissait « miraculeusement » par des onctions à l'Huile de Saint Joseph au moment où la massothérapie n'avait pas encore été inventée et où personne ne se touchait. À considérer l'incalculable quantité de béquilles que les malades lui ont laissées après leur guérison, on comprends que l'Ordre des physiothérapeutes se soit instituée pour récupérer cette mine d'or naturelle autrefois laissée à la gratuité du mysticisme religieux qui ne profitait qu'à la gloire d'un Dieu placebo hors des circuits économiques aujourd'hui si développés.

Mais au fait, qu'est-ce qu'un saint ? Quels sont les critères de l'Église catholique pour une canonisation en bonne et due forme ? L'article de Christian Rioux dans Le Devoir du 17 octobre (page A9), explique les trois étapes. Un postulant doit :

  1. Être déclaré « vénérable », c'est-à-dire que sa vie soit jugée exemplaire par l'Église.

  2. Être « béatifié », c'est-à-dire prouver qu'il ait occasionné au moins un miracle après sa mort — pas avant.

  3. Pour accéder à la sainteté en tant que telle, avoir occasionné un nouveau miracle aux effets durables après sa béatification.

Bref, la sainteté a un lien direct avec le miracle.

Déclaré vénérable en 1978, béatifié en 1982 et sanctifié en 2010, le Frère André s'est qualifié.

Mais qu'est-ce donc qu'un miracle ? Dans la cas du Frère André, il s'agit tout simplement d'une guérison spectaculaire inexpliquée. Spectaculaire, parce qu'elle est médiatisée ; et inexpliquée parce que la science médicale ne peut interpréter la guérison par les critères rationnels qui la caractérisent. Le tout doit être corroboré par trois jurys composés chacun de sept experts médicaux indépendants, de sept spécialistes en droit canon et de grands clercs de l'Église, le tout ficelé par un avocat, appelé « vice-postulateur », et dans ce cas-ci, c'est M. Mario Lachapelle, docteur en biologie moléculaire devenu plus tard théologien qui s'en est occupé. Ce dernier, ayant déjà fait une thèse de maîtrise au sujet du Frère André, était évidemment l'avocat tout désigné.

La sainteté est donc rattachée au « miracle » qui, en mots profanes, consiste en une guérison dont on ignore le processus biologico-médical. Le miracles est essentiellement une ignorance des causes rationnelles d'une guérison dont on attribue l'explication à l'action mystérieuse de Dieu qui se manifeste à travers les bonnes actions d'un saint. Mais a-t-on jamais désanctifié un saint après qu'une découverte scientifique ait expliqué un phénomène autrefois interprété comme « miraculeux » ? La crédibilité de l'Église risque-t-elle de perdre des plumes en se prêtant à cette coutume ? On pourrait penser qu'à mesure que la science progresse, ce système de titularisation devrait perdre du terrain. Et pourtant, tant de choses restent inexpliquées et l'ignorance est si féconde ; ne reste-t-il pas beaucoup de place aux miracles et à la sainteté ?

Mais est-ce à dire que la magie du « miracle » est le propre de l'accès à Dieu ? Si l'on attribue à la divinité : miracle, mystification et magie ; où donc est Dieu dans les moments ordinaires de la vie ? D'aucuns pensent que toute la vie est miraculeuse et savent voir le mystère partout. Pourquoi Dieu ne choisirait-il de se manifester qu'au moment de l'inexplicable ?

Devons-nous ancrer notre foi sur le tremplin de l'ignorance ? Le philosophe Bacon, fondateur de l'épistémologie moderne, nous donne un indice : « Un peu de science éloigne de Dieu, beaucoup de science y ramène. ». Il sait qu'à mesure que la science progresse, progresse encore davantage l'avalanche de mystères qui découlent de nos découvertes. Du coup, le monde devient miraculeux. Déjà, dans l'Antiquité, Socrate avait compris l'importance de l'ignorance qui se connaît comme telle [4]. Sachant son ignorance, était-il le philosophe de l'Antiquité le plus près de Dieu ?

Aussi élevé que soit notre niveau de connaissance, il arrive toujours un point où notre ignorance se dévoile laissant ainsi une place pour un Dieu de mystère jamais détrôné puisque la science ne fait jamais que repousser les limites de notre ignorance [5]. Ainsi donc, la foi de l'ignorant précède la raison du savant.

Mais comment concilier la foi biblique avec ce panthéon humanisant ? Le saint est un révélateur de divinité puisqu'il prodigue la bonté divine sous forme de « miracles » sans comprendre lui-même l'articulation mystérieuse d'une force bénéfique qui passe à travers lui. Il n'est qu'un guide dont le contrôle de la qualité est garanti par l'Église ; mais rappelons que le Frère André était reconnu pour sa simplicité, son humilité et son ignorance même. Il n'a cessé de répéter, comme Ieschoua et tous les saints après lui que les guérisons ne se faisaient pas par lui-même mais par la foi et la prière à Saint Joseph, modèle humain facilitant l'accès à un Dieu trop tout-puissant pour que nos petites personnes puissent y avoir accès directement.

D'aucuns y voient un nouvel idole ; les Catholiques pensent plutôt avoir trouvé en Saint André Bessette un modèle à imiter pour accéder plus facilement à la divinité.

[1] Canonisé sus le nom de Saint André Bessette (1845-1937), le Frère André est baptisé sous le nom d'Alfred Bessette.

[2] La Bible, Exode (20 : 3-6).

[3] Voir l'ébauche du texte Dieu, le premier chef syndical.

[4] « Ô humains, celui-là, parmi vous, est le plus savant qui sait, comme Socrate, qu'en fin de compte son savoir est nul. » (voir Pourquoi nul n'est plus savant que Socrate ? et Ignorance et savoir )

[5] Pierre Lefebvre,  Ignorance : un état des lieux, Radio-Canada © 2004

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