070828

Difficultés du livre et défis de l'édition

par François Brooks

Le « livre raison » ne se vend pas parce que le public pense avoir mieux à faire que de s'asseoir pour lire d'interminables dissertations qui nous laissent trop souvent sur notre faim, et dont l'auteur nous a perdu dans les méandres de ses obscures réflexions remplies de références mal connues.

... nous dit en substance, avec raison, l'article de Giovanni Calabrese, paru dans la revue Médiane (automne 2007, p. 17). Maintenant, que faire après ce triste constat? À mon sens, c'est une véritable mutation de notre rapport à la lecture dont nous avons besoin. Jusqu'ici, McLuhan s'était fourvoyé en prédisant la mort de l'imprimé, nous dit l'auteur de l'article, mais l'Histoire n'est pas finie. Le citoyen moyen ne demande pas mieux que d'augmenter ses heures de « lecture raison », mais il faut voir les obstacles qu'on lui impose.

  1. Si je trouve un titre qui m'intéresse, il m'est le plus souvent impossible de le trouver en librairie. Les libraires ne peuvent bien entendu pas avoir en stock la multitude fantastique d'ouvrages intéressant tout un chacun. Donc, premier obstacle, la disponibilité.

  2. Deuxièmement, le prix trop élevé du livre et l'incertitude quant à son contenu. Tout libraire vous offrira aimablement de commander le livre convoité. Mais le budget du lecteur moyen ne peut se permettre de commander le livre (avec obligation d'achat et parfois même payer à l'avance) sans savoir ce qu'il achète. Il faut au moins en avoir un exemplaire sous la main pour décider de l'achat.

  3. Troisièmement, la plupart des livres ne sont tout simplement plus disponibles car épuisés.

  4. Quatrièmement, je ne peux lire sans annoter. Une lecture efficace passe par de nombreux commentaires écrits en marge des pages avec lesquels j'aime converser. Le texte ne peut se borner à n'être qu'une conférence où je me réduit au mutisme. Pour qu'il s'anime, j'ai besoin de participer à cette écriture, me l'approprier. De plus, des mois ou des années plus tard, ces annotations me seront utiles quand je consulterai à nouveau mes livres pour retrouver rapidement les passages qui m'ont parus essentiels et le contexte qui m'animait alors. L'emprunt en bibliothèque est donc à proscrire.

Devant tant d'obstacles, il n'est donc pas étonnant que la plupart des lecteurs de « livres raison » se rabattent sur d'autres activités qui opposent moins de résistances. Pourtant, compte tenu de la faiblesse de contenu des médias télévisés, radiophoniques ou de la presse imprimée, il me semble que cette activité pourrait drainer un large public pour peu qu'on adapte la technologie actuelle à la diffusion du livre. Voici donc quelques propositions :

  1. Nous devrions pouvoir disposer d'un ordinateur portatif adapté à la lecture, pas plus gros qu'un livre de poche de telle sorte qu'il en présente tous les avantages sans les inconvénients : facilité de lecture à l'écran, possibilité d'annoter les pages lues, fonctions de signet, format ajustable des caractères, piles inépuisables etc. Moyennant de légères adaptations, certains modèles récemment mis en marché pourraient répondre à ces critères.

  2. Il faudrait numériser systématiquement tous les livres. J'ai bien dit tous ; tout ce qui s'est publié depuis des temps immémoriaux et rendre toute oeuvre facilement disponible. Certains projets avancent d'ailleurs très bien sur l'Internet actuellement pour les livres qui appartiennent au domaine public.

  3. Mais alors, comment faire pour les droits d'auteurs? Facile! Il faut facturer la lecture comme on le fait pour un abonnement téléphonique : tout ce qu'on pourra lire moyennant un montant forfaitaire mensuel ou un montant par livre téléchargé. Il faut arrêter de penser en terme de propriété d'un objet de papier distribué physiquement sur lequel on perçoit des droits, et penser désormais en terme d'abonnement et de droits d'usage.

Il faut muter notre manière de penser l'édition. Les emplois de librairie et d'imprimerie doivent être convertis pour recycler le personnel au service du support technique d'une bibliothèque logicielle. Plus de papier! Gain écologique. On pourra désormais tout lire n'importe où et avoir sa propre bibliothèque personnelle à vie. Mais attention! Je ne parle pas d'un de ces ersatz de e-book malcommode et limité dont nous disposons déjà et qui est loin de pouvoir rivaliser avec le livre imprimé. Je pense à un procédé qui ne sacrifierait rien à la lecture ni aux facilités auxquelles le livre nous a habitués, plus certaines fonctionnalités additionnelles.

La gestion actuelle des droits d'auteurs limite considérablement le potentiel de diffusion d'une oeuvre et limite le développement de produits dérivés. On répète partout qu'il est défendu de reproduire les oeuvres alors que ce devrait être le contraire. Nous devrions plutôt encourager la copie et trouver un support électronique qui permette de collecter facilement les droits d'auteur et d'éditeur sans passer par le livre de papier. Par exemple, s'inspirant du système d'enregistrement des licences des partagiciels, chaque fichier-livre pourrait être lu pendant quelques jours (ou quelques heures, etc.) à l'essai et l'enregistrement deviendrait ensuite nécessaire pour permettre d'activer les fonctionnalités d'annotation et de sauvegarde. Nous pourrions aussi créer de nouveaux produits qui contribueraient à relancer le marché du livre. Par exemple, ne serai-il pas intéressant de pouvoir lire l'exemplaire annoté d'une personnalité connue sur le philosophe (ou l'auteur) de votre choix? Je paierais pour ça. Je serais beaucoup plus intéressé à connaître la lecture que fait Robin Williams de William James que de lire l'avis d'un obscur chroniqueur philosophique sur ce dernier. Imaginez pouvoir lire la copie annotée de Bernard Pivot sur Marcel Proust... En permettant que les versions annotées deviennent disponibles, les « lectures raison » d'une personnalité connue pourraient, accompagner tout lecteur abordant une œuvre, disons, plus difficile.

Mais voila, il faut repenser la diffusion du livre en relevant les nouveaux défis que nous propose une diffusion axée sur la multiplication plutôt que la restriction. Il faut faciliter la tâche au lecteur, sans quoi, il se contera du Journal Métro, gratuit et disponible. Les gens sont prêts à hausser leur niveau de lecture et passer davantage de temps à la « lecture raison » ; quand donc les éditeurs s'associeront-ils pour opérer la mutation nécessaire et favoriser le rapprochement entre les auteurs et les lecteurs? Ne serait-ce pas aussi leur avantage?

Le Canada est un pays où jadis tous disposaient d'abonnements téléphoniques qui, pour un montant mensuel forfaitaire, nous permettait de parler gratuitement aussi longtemps que voulu à n'importe quel interlocuteur se sa région. Avec la téléphonie sans fil les gens ont accepté, en plus du tarif d'abonnement, de payer chaque minute de conversation. Cette mutation de notre manière de penser la téléphonie fut profitable pour tous. Pourquoi l'édition du livre reste-t-elle cantonnée dans ses visions archaïques de diffusion? Ne pourrait-elle pas s'inspirer de cet exemple pour aller de l'avant?

Philo5
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