061231

Bribes et contextes : l'indicible

par François Brooks

Notre joyeuse langue française nous a donné comme outil de communication un moyen qui passe inévitablement par le discours où la structure de notre pensée doit s'exprimer sous forme de sujet-verbe-complément-/-introduction-développement-conclusion. Mais toute pensée doit-elle respecter cette forme pour être reconnue comme telle? Les mots qui nous viennent hors de toute structure apparente n'ont-ils aucune valeur communicationnelle? Un livre lu par bribes peut-il être compté pour lu quand même?

 

À la suite de Freud, qui a essayé de donner quelque validité à des bribes de pensées éparses et hors contexte Lacan en a dit long sur le sujet. Ils ont conçu à cet effet un lieu nommé inconscient pour lequel ils ont travaillé toute leur vie à échafauder une validité. Mais c'est le poète Paul Valéry qui, pour moi, a su le mieux exprimer dans ses Histoires brisées [1] l'importance des bribes qui jaillissent dans notre esprit et le foisonnement de significations qu'elles peuvent prendre par les contextes dans lesquelles elles peuvent surgir. En voici quelques unes :

*      ...l'être fait pour l'oubli...(p. 46)

*      Connaître et ne pas comprendre (p. 41)

*      Toute œuvre littéraire est à chaque instant exposée à l'initiative du lecteur. (p. 58)

*      ... il y avait une Tristesse en forme d'Homme qui ne se trouvait pas sa cause dans le ciel clair. (p. 39)

*      Je me voyais me voir. (p. 10)

*      Un beau vers redevient – comme l'effet de son effet – cause harmonique de soi-même... (p. 11)

*      Qu'est-ce qu'une interrogation? C'est faire dépendre la proposition [...] d'une opération ultérieure. (p. 11-12)

 

Valéry met ici en évidence qu'une pensée qui se cherche boucle sur elle-même et produit littéralement un effet Larsen qui l'annule.

 

Le poète est un infirme lucide qui se sert des mots comme d'une béquille pour exprimer l'indicible. Comment se dire? Comment s'exprimer? Comment accéder à l'existence alors que tous nos moyens d'expression sont formatés et toujours là à nous trahir? Je m'entends critiquer les gens d'un autre lieu, ou d'une autre époque alors que je ne dispose que de bribes éparses pour juger et que mon jugement boucle sur lui-même, coincé dans une forme appelée grammaire, télévision ou religion. Que puis-je véritablement connaître d'eux? C'est donc à ma condition radicale d'isolement que je m'en prends lorsque je crois critiquer une cible hors de portée de ma compréhension.

 



[1] Paul Valéry, Histoires brisées, in  La jeune Parque, NRF Gallimard © 1950 (pages citées).