060614

Philosophie de la communication

par François Brooks

« Le média EST le message » nous dit McLuhan. Et les médias créent notre monde ; ils exercent une pression constante sur nous. Mais dans quel monde est-ce que je veux vivre?

 

À mesure que je prends conscience des pressions médiatiques qui s'exercent de toutes parts, j'essaie de trouver un moyen d'y échapper. Mais est-ce souhaitable? Est-ce seulement possible? Tout ce qui m'entoure porte la marque de l'homme ; pas un pied carré qui n'ait été aménagé d'une façon ou d'une autre par la main humaine.

 

À commencer par tout mème médiatique : TV, radio, journaux, panneaux, je me sens le champs de bataille d'une foule d'idées qui se bousculent en moi pour obtenir mon attention. Si je laisse aller, mes sentiments personnels ont tendance à en favoriser certains plutôt que d'autres, mais valent-ils mieux? Je n'en sais rien. Qu'est-ce que la valeur? Ou bien elle se pose relativement à d'autres – et alors je me sens obligé de choisir – ou bien elle est absolue, et souffre donc de la jalousie de Dieu : elle ne supporte aucune concurrence.

 

Chez-moi, j'y échappe assez bien pour peu que je n'allume ni radio ni télévision. Mais il y a l'ordinateur. L'Internet qui sait tout et n'attend qu'une frappe pour m'instruire, et bien sur, les courriels comme des adresses personnelles qui viennent saper mon attention encore plus efficacement que les mass médias. Quelle différence y a-t-il entre une pub qui me demande d'être heureux par l'achat ou un courriel de F4J qui veut aussi mon bonheur par l'adhésion à son agenda politique? L'un vaut l'autre si je me considère en manque de bonheur. Mon attention drainée, voilà que mon esprit chevauche à nouveau la cavalerie dérisoire d'un Don Quichotte s'illusionnant de trouver le bonheur dans la conquête, ne serait-ce que celle de mon esprit captivé par un mème mercantile ou politique.

 

Chez-moi, il y a aussi le téléphone. Mais l'agressivité de ce média est heureusement apprivoisée depuis longtemps par un afficheur et un répondeur qui m'en libèrent partiellement. Fini l'angoisse du temps où les répondeurs n'existaient pas encore, et où je me demandais tout le temps si je n'étais pas en train de rater une communication importante pour peu que mes oreilles s'éloignaient de portée de la sonnerie.

 

Hors de chez-moi, c'est pire : je ne contrôle rien. La marque et l'idéologie m'agressent de toutes parts. Chaque objet sur lequel mes yeux se posent porte la griffe commerciale et doctrinale. Partout les automobiles m'exhibent leur promesse de liberté : ubiquité jamais satisfaite ; partout les routes, qui sont autant de voies de la philosophie du déplacement, me font croire que la planète entière m'appartient pour peu que je roule. Rouler, c'est communiquer. J'en viens à croire que la vie ne sert qu'à acheter et à se déplacer. On a tant critiqué Dieu et la religion ; pourtant nous l'avons remplacé par des activités qui me semblent si fidèlement religieuses...

 

Pendant nos vingt premières années terrestres, le système d'éducation nous fait grandir, dans l'idée que nous sommes ignorants. L'université tient son fonds de commerce du fait qu'on en a été efficacement convaincu. Comment pourrais-je me guérir de ma boulimie médiatique alors qu'on m'a programmé à croire qu'il faut toujours en savoir davantage? Mais à la fin d'une lecture ou d'un programme, est-ce que j'en sais véritablement plus qu'avant ou bien ne suis-je que renforcé dans la foi médiatique qui a fait de moi un ignorant converti aux vertus de la communication? À quoi me sert-il d'en savoir tant alors que le savoir dont j'aurais précisément besoin au moment opportun me déserte si souvent pour faire place à l'expression d'un sentiment inadéquat qui s'est importunément donné priorité?

 

Je me sens comme un téléphone relié par mille fils, sollicité et toujours occupé. Qui m'a inscrit à la croyance qui veut que le bonheur soit dans la communication? Mais même si je coupe tous les fils, ça continue encore à communiquer tout seul dans ma tête. Voilà que les idées résidentes s'attaquent les unes aux autres et que la conversation continue. Si bien que le malaise ressenti ne s'apaise que lorsque je rebranche mes fils à l'extérieur comme pour évacuer cette communication interne sans issue.

 

Le foisonnement d'idées qui m'habitent est si varié, je n'ai qu'à choisir celles que je préfère pour me libérer de toutes les autres. Ma chance reste que je ne peux penser qu'à une seule chose à la fois. Mais il me faut dire « non » à tout moment pour éviter d'être sapé par un mème attracteur.

 

Libéré de la voiture, de la radio et des journaux, je projette maintenant de fermer définitivement ma télévision. En aurai-je le courage? Cet ami-qui-me-veut-du-bien me semble aussi addictif que la cigarette. Mieux encore, verrai-je le jour où l'Internet ne me dira plus rien? Mais une fois libéré de tous ces attracteurs médiatiques, je me rendrai peut-être compte que chaque humain agissant dans ma vie est une sorte de machine mue par les médias qui l'habitent. Aucune idée ne lui appartient véritablement et il n'est que l'écho d'une philosophie qui s'est emparée de nous tous.