Spéculations philosophiques 

 

François Brooks

2003-10-31

Essais personnels

 

La Presse nouvelle

 

Quand on vous informe, on vous dit ce que vous êtes censé croire. En d’autres termes, informer, c’est faire circuler un mot d’ordre. [...] ça nous concerne particulièrement aujourd'hui parce que nous entrons dans une société que l'on pourrait appeler une société de contrôle.

Gilles Deleuze, L'art et les sociétés de contrôle, Les mardis de la Fondation 1987.[1]

(en réponse au courrier de M. Robert Dinelle)

Bonjour Robert,

On m'a remis les pages du journal La Presse que tu as laissées à mon attention. Je t'en remercie. Et particulièrement pour le cahier souvenir du 12 octobre 2003 qui explique à merveille comment ce journal continuera à fabriquer l'opinion publique avec les nouveaux moyens dont il vient de se doter.

Je me demande, bien qu'il n'en soit fait mention nulle part, si la récente prospérité du journal The Gazette n'y est pas pour quelque chose... Ce journal-ci, ne s'est-il pas dernièrement doté d'une imprimerie toute neuve, et adopté une attitude franchement sympathique envers les francophones dans ses campagnes publicitaires ? N'est-il pas en train de gagner des abonnements sur le dos de La Presse ? Celle-ci ne se devait-elle pas de faire quelque chose pour corriger la situation ?

Dans le cahier souvenir, on publie un joli schéma en 17 étapes de cette « manufacture de nouvelles ». À l'étape 12, on lit ceci :

« Le pupitre entre en jeu. Le répartiteur informe les journalistes des longueurs des textes dont il a besoin, compte tenu de l'espace disponible dans le journal. Le chef de division de soir discute avec les journalistes de l'angle à privilégier, leur fait savoir qu'ils doivent écrire plus d'un papier [2]. Les journalistes se mettent à l'oeuvre : ils doivent rendre leurs articles avant 21 heures. L'heure de tombée de certaines sections, comme 'La Presse Affaires', est plutôt : 17h30. »

C'est comique, ils ne s'en cachent même pas. Tout tient à : 1. l'espace disponible, 2. l'angle à privilégier et 3. l'heure de tombée. On ne dit pas de quoi dépend « l'espace disponible », mais nous savons bien que celle-ci dépend de « l'espace qui reste après que la publicité a pris sa place ». Ensuite, on va commander aux journalistes — qui sont des écrivains publics à la solde des intérêts de ceux qui gouvernent : lobbys, gouvernements, intérêts financiers (dont leur propre patron) — d'écrire dans le sens prescrit par le chef de division qui veille au grain. Et finalement, on est pressé : l'heure de tombée, ce fameux « temps qui nous manque », régit la condition dans laquelle seront « produits » les textes. Je te le demande, mais vraiment Robert, crois-tu que dans ces conditions on puisse véritablement parler d'information ?

Il me vient plutôt à l'esprit les mots « manipulation de masse ». Seul effet positif à ce mouvement : je dois reconnaître que nous vivons, jour après jour, dans une société relativement paisible. Mais, tant pis pour la Liberté, tant pis pour l'information. J'ai plutôt l'impression que nos esprits sont des moutons savamment dirigés par des chefs d'orchestre qui ont trouvé le moyen de nous asservir à leurs intérêts sans que ça fasse trop mal. En fait, ça fait mal, mais nous sommes habitués à cette souffrance, et on ne changera rien parce que cette propagande prend bien soin, jour après jour, d'entretenir la frayeur dans notre esprit, comme le souligne si bien Michael Moore dans son film Bowling pour Columbine. Nous avons mal à notre temps toujours trop court, mal de nos automobiles, mal de nos addictions aux drogues de toutes sortes, mal à notre porte-feuille jamais assez garni, mal de notre solitude, mal de notre manque d'éducation et d'instruction, mal de notre fatigue chronique, etc. Mais nous avons de quoi nous consoler parce que, à la une, on nous dit chaque jour que ça pourrait être pire : ailleurs, ils se font exploser, charcuter, violer, emprisonner, voler, séquestrer, « cataclysmiser ». Bref, ailleurs c'est l'Apocalypse, et sur notre rue, tout est resté calme: nous sommes donc chanceux. Bienheureux, soyons-nous !

Dans son article à la page 3, le président de La Presse, M. Guy Crevier explique élégamment le rôle des éditorialistes qu'il titre Un espace ouvert à la diversité. Je le cite : « Journal de contenu, journal d'idées, La Presse se démarque aussi par l'importance qu'elle accorde à ses pages éditoriales. Son équipe d'éditorialistes commente l'actualité non pour imposer son point de vue, mais pour favoriser la tenue d'un débat éclairé où s'affirme la diversité des opinions. [...] »

Et qui compose l'équipe des éditorialistes ? Des philosophes, des théologiens, des sociologues, des scientifiques, des penseurs, des enseignants, des travailleurs ? Non. Des journalistes, des journalistes et des journalistes. C'est-à-dire, des gens très bien instruits dans l'art de la communication, qui maîtrisent parfaitement l'écriture et qui, accessoirement, on une pensée qui se met au service de celle du journal qui les emploie. Madame Nathalie Petrowski, ne s'en cache d'ailleurs pas. Elle voulait tellement travailler pour ce journal prestigieux qu'est La Presse, qu'elle était prête à tout : couvrir les chanteuses de bas étage, les chiens écrasés, les arts de la scène jusqu'aux pneus d'hiver. Elle aurait même lavé les planchers. Je n'invente rien, c'est écrit de sa propre plume en page 21. Je n'ai heureusement pas besoin d'éditorialistes serviles pour m'indiquer la voie. Mes maîtres à penser sont des penseurs libres, pas des écrivains publics soldés.

L'ancien slogan de La Presse était « Je pense, donc je lis ». N'aurait-il pas été plus juste de dire « Lisez nos pensées prêtes à porter » ? Son nouveau slogan « Saisir le présent » me semble tout aussi biaisé. Ne serait-il pas plus juste de dire « Saisir le présent préfabriqué » ? J'en ai un à suggérer : « Nous pensons votre présent ». (Ben tiens !) La Presse est un journal commode et économique ; il fournit les nouvelles en même temps que ce que l'on doit en penser. Grosses économies de réflexions.

Je ne suis cependant pas de ceux qui crient haut et fort au complot. Je ne crois pas à la théorie des complots. (Voir mon texte « Théorie des complots ») Je pense seulement que nous pourrions vivre autrement, et que ce « autrement » pourrait être mieux que le présent que nous vivons actuellement. Je ne suis pas naïf non plus. Je sais bien que la plupart des guerres ont trouvé leur origine dans l'esprit de gens qui pensaient aussi que les choses pourraient s'améliorer après quelques « sacrifices ». Nous n'avons rien à sacrifier. Les conditions idéales sont réunies : nos moyens technologiques fabuleux, notre immense richesse collective, notre culture millénaire, notre confort indéniable, notre abondance alimentaire, notre gouvernement démocratique, tout concourt à notre mieux-être. Comment se fait-il que nous n'arrivions pas à enrayer nos maux quotidiens ? Le bonheur ne fait peut-être pas partie des prérogatives humaines. Peut-être participe-t-il d'un talent particulier comme celui pour les arts, la technique, le génie ou la musique. Si c'est le cas, il n'est pas donné à tout le monde et nous n'y pouvons rien. Peut-être aussi existe-t-il un quotient de bonheur comme il existe un quotient intellectuel, certains étant naturellement mieux pourvus que d'autres.

En tout cas, je suis loin de penser que La Presse, ce journal d'une seule idéologie où tous ceux qui s'y trouvent chantent la même chanson, celle d'un libéralisme poussiéreux asservi à l'économisme actuel, concourt à enrichir ma réflexion sur le monde et encore moins à mon bonheur. Je vis sans jamais l'acheter et, pour mon information, le journal Métro me suffit. Les faits seuls me suffisent, je suis capable de penser par moi-même.

Amicales salutations à toi Robert

François Brooks
www.philo5.com
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[1] Texte intégral sur iPhilo (lien consulté le 6 juil.2022).

[2] L'exemple cité concernait la journée où les cols bleus avaient manifesté soudainement devant l'hôtel de ville, créant ainsi une congestion temporaire dans le quadrilatère et aux alentours.

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