040901

La réalité (52e Philo sans fumée)

par Gilbert Natan[1]

Je cite François, après qu'il ait parcouru différentes définitions de la Réalité :

« Il m'est bien difficile alors de concevoir « la réalité » comme quelque chose de spécifique et d'absolu. Selon mon interlocuteur, et la situation dans laquelle je me trouverai, elle entrera dans l'une ou l'autre de ces cinq catégories. La réalité n'est-elle pas, somme toute, très relative? Quelle est la vôtre? »

 

mais oui, François, très relative ! :

Bien  sûr, avec l'âge et un peu de raison, il me semble évident que la réalité est très relative! Je dirais même plus : La réalité, le réel, existe probablement, mais nous n'avons aucun moyen de le connaître dans son entier.

 

Nos sens sont trompeurs et notre science incomplète, constamment remise en question, et souvent inabordable pour le non initié : Le plus grand biologiste du monde sera incapable de comprendre les bases de la physique contemporaine, alors...!

 

En fait, chacun d'entre nous aborde ce qui l'entoure sous un certain angle, à travers un prisme qui lui est propre. Je m'explique : si je porte des lunettes qui ne laissent passer que le rouge et focalisent sur les objets proches, tandis que toi tu en portes qui ne laissent passer que le jaune et focalisent sur les objets éloignés, et qu'enfin un aveugle nous accompagne, quelle description ferons nous chacun de la même rue ?

 

Eh bien voilà, c'est évident, le réel est unique mais apparaît différemment pour chacun de nous. Mais il y a pire! Parce que l'histoire des lunettes, c'est encore du rationnel. Mais quand le cerveau n'arrive plus à séparer les sensations rêvées de celles qui sont effectivement perçues, la notion de réalité devient carrément virtuelle! De cela j'ai deux expériences personnellement vécues :

 

La première, je l'ai vue dans ma trentième année, quand ma grand'mère, assise dans son fauteuil, se croyait en Alsace et parlait en patois avec des membres de sa famille d'alors ! Du pur virtuel ! La seconde est plus récente. Une jeune femme que je connais bien a eu une profonde dépression. Durant cette période elle entendait et voyait des choses qui sont restées dans sa mémoire comme vécues effectivement. Elle est guérie, mais toujours persuadée d'avoir vu et entendu ces choses qu'elle et nous savons pertinemment qu'il est impossible que cela se soit passé ! Encore du virtuel pur, mais vécu comme une réalité !

 

Faire triompher sa perception de la réalité !

 

Maintenant, peu de gens ont eu la chance que nous avons eue de grandir à l'ombre de multiples expériences et lectures éclairantes. La majorité des hommes et femmes du globe sont encore à l'âge de l'adolescence et des certitudes. L'adolescence, c'est l'âge où certains jeunes sont prêts à mourir pour faire triompher leurs certitudes. Après, l'instinct de conservation les empêche de se laisser tuer eux-mêmes, mais ils sont prêts à tout pour faire triompher leurs certitudes. Enfin, ceux qui se sont trop engagés durant leur vie dans la défense de thèses scientifiques ou philosophiques ou religieuses ne peuvent plus se déjuger sans s'avouer la perte de sens de toute leur existence !

 

Et voilà, n'est-ce pas pour cela que nous rencontrons tant d'incompréhension, tant de mépris pour peu que nos idées ne coïncident pas avec celles de nos contemporains ?

 

À propos de mépris

 

N'oublions jamais l'histoire de Pasteur : il avait eu l'idée révolutionnaire de l'intervention d'agents infectieux dans l'aggravation des plaies. Cette idée, c'était une autre approche d'une réalité pourtant observable par tous. Mais il dérangeait l'ordre établi des connaissances. L'Académie des Sciences a tout simplement argué qu'il n'était pas médecin pour rejeter ses idées... et oui, il n'était que chimiste! Aurait-il été médecin, on aurait trouvé autre chose, par exemple, seulement médecin de province!

(Je rappelle que des médecins contemporains de Pasteur, au courant de ses « hérésies », ont expressément refusé d'entourer les plaies des blessés de linge propre... quand je dis que des gens sont prêts à tout pour faire triompher leurs certitudes !)

 

Gilbert Natan

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040904

Le réel est-il unique?

par François Brooks

Cher Gilbert

 

Merci de votre participation. J'ai lu votre texte avec délice. Vous savez écrire pour captiver mon attention : raccord pertinent, exemples intéressants puisés dans votre expérience personnelle, réflexion honnête et cohérente. Voici comment ce texte a prolongé ma cogitation sur le sujet.

 

Vous affirmez : « ...le réel est unique mais apparaît différemment pour chacun de nous. » Je vois cette affirmation comme la phrase clef de votre thèse. Mais quelle est la réalité? Qui en décide si chacun de nous la perçoit différemment? Doit-on se référer à quelque chose d'universel qu'on pourrait appeler « Dieu » pour trancher? Mais ceci nous introduit à nouveau dans une boucle : Quel Dieu? Le Dieu des Chrétiens, celui des musulmans, des Juifs? Lequel? Sinon, doit-on en appeler à une sorte de suffrage universel qu'on appelle généralement « L'opinion publique »? Mais dans ce cas, comment parviendra-t-on à obtenir un jugement valable si celle-ci est menée par un groupe qui aura nécessairement les couleurs de sa culture, sa région,etc.?

 

Spinoza (un polisseur de verre Juif Hollandais) avait peut-être défini le Dieu le plus parfait qui serait peut-être une référence universelle à LA réalité. Il avait donné Dieu comme une substance intemporelle ayant une infinité d'attributs. Mais de ce Dieu de Spinoza, aussi universel soit-il, qui peut prétendre avoir véritablement accès à cette (sa) « réalité »?

 

Je n'arrive pas à résoudre ce paradoxe qui voudrait qu'on trouve une réalité universelle alors que chacun ne dispose que d'une fenêtre personnelle restreinte comme accès à celle-ci. D'où, pour moi, la nécessité d'introduire le respect comme valeur de base universelle. C'est-à-dire une attitude que j'appellerais religieuse de reconnaître notre interlocuteur comme juge honnête dans l'expression de sa réalité. Ne faudrait-il pas aussi refuser systématiquement de cautionner les généralisations promulguées si abondamment par ceux qui nous pressent de reconnaître la réalité qu'ils nous présentent conne vérité générale? Pour reprendre le mot de Socrate, je dirais : « Je sais que je ne sais pas » en quoi consiste LA réalité, mais je sais aussi que nous somme tous soumis à cette même relative ignorance.

 

Je vous remercie Gilbert de votre fidélité à Philo sans fumée. Vous êtes pour moi un précieux partenaire de réflexion.

 

Mes plus amicales salutations

 

François Brooks

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