Passages choisis 030109

La télévision :
un danger pour la démocratie
[1]

par Karl Popper et John Condry

Éditions Anatolia © 1994

Une loi pour la télévision

* * *

Une loi pour la télévision

(Karl Popper)

La télévision, dont l'influence peut être terriblement nocive, pourrait être, au contraire, un formidable outil d'éducation. Elle pourrait l'être, mais il est assez peu probable qu'elle le devienne, car en faire une instance culturelle bénéfique représente une tâche particulièrement ardue. Difficile de trouver des personnes capables de produire chaque jour pendant vingt heures consécutives des émissions de valeur ; facile de trouver des personnes capables de produire chaque jour vingt heures d'émissions médiocres... De plus, plus les chaînes sont nombreuses plus il est difficile de trouver des professionnels vraiment capables de produire des émissions à la fois attrayantes et de bonnes qualités.

Il y a donc une difficulté fondamentale, interne, qui est à l'origine de la dégradation de la télévision. Son niveau a baissé parce que les chaînes de télévision, pour maintenir leur audience, se trouvaient dans l'obligation de produire de plus en plus d'émissions à sensation. Or ce qui est sensationnel est rarement bon. Il ne manque pourtant pas de spécialistes de l'éducation susceptibles de déterminer ce qui est bon ou mauvais du point de vue de l'éducation. Les deux raisons de la médiocrité : la difficulté qu'il y a à faire de la qualité + les mécanismes de concurrence entre les chaînes. Pourquoi sont-elles en concurrence ? C'est de toute évidence pour accaparer les téléspectateurs, et non à des fins éducatives. Elles ne rivalisent certainement pas pour produire des émissions de haute qualité et de portée morale, qui inculqueraient aux enfants une certaine éthique. C'est là le point important et délicat, parce qu'on ne peut enseigner une certaine éthique aux enfants qu'en leur offrant un environnement sain et intéressant et en leur présentant des exemples édifiants.

L'argument « il faut offrir aux gens ce qu'ils demandent » est une mauvaise excuse pour les producteurs de télévision, qui suppose que l'on puisse savoir ce que les gens veulent en s'appuyant sur les statistiques de l'audimat. Tout ce que l'on peut recueillir, éventuellement, ce sont des indications sur les préférences des téléspectateurs devant les spectacles qui leur sont offerts. Ces chiffres sont bien incapables de nous dire ce que nous devons ou pouvons proposer, et ce directeur de chaîne ne peut pas non plus savoir quels choix feraient les téléspectateurs devant d'autres propositions que les siennes. Cet argument fallacieux n'est en rien conforme aux principes de la démocratie. Rien dans la démocratie ne justifie la thèse [selon laquelle] le fait de présenter des émissions de plus en plus médiocres correspond aux principes de la démocratie « parce que c'est ce que les gens attendent ». [...] La démocratie, je l'ai expliqué ailleurs, n'est rien d'autre qu'un système de protection contre la dictature, et rien à l'intérieur de la démocratie n'interdit aux personnes les plus instruites de communiquer leur savoir à celles qui le sont moins. Bien au contraire la démocratie a toujours cherché à élever le niveau d'éducation : c'est là son aspiration authentique. Proposer des émissions de plus en plus mauvaises et de plus en plus agrémentée de sexe et de sensationnel pour susciter l'adhésion du public, c'est inciter le public à en redemander. C'est ce qui s'est produit au fil des années depuis que la télévision est apparue : on ajoute toujours plus de piment sur des plats de basse qualité afin de faire passer leur goût détestable ou insipide.

Popper avait soutenu lors d'une conférence huit ans auparavant l'idée que nous éduquons nos enfants à la violence, et que cette situation ne cesserait d'empirer si nous n'intervenions pas, car le changement emprunte toujours la voie la plus facile (on va toujours là où les difficultés se résolvent avec le minimum d'efforts). La violence, le sexe, le sensationnel, sont les moyens auxquels les producteurs de télévision recourent les plus facilement : c'est une recette sûre, toujours apte à séduire le public. Et si celui-ci vient à s'en lasser, il suffit d'augmenter la dose. On en arrive à des actes criminels qui se disent inspirés par la télévision.

Sur le lien psychologique entre les enfants et la télévision : lorsque nous parlons de la pensée, nous devons aussi évoquer l'idée de l'« orientation dans le monde », qui est l'aptitude à trouver notre chemin dans le monde [...] Quand les enfants viennent au monde, ils doivent accomplir une tâche difficile, celle de s'adapter à leur environnement [...] Ainsi leur évolution mentale dépend largement de leur environnement, et ce que nous appelons l'éducation, c'est tout simplement le moyen dont nous nous servons pour agir sur ce milieu, afin de rendre celui-ci favorable à leur développement [...] Ce que nous voulons, c'est agir sur leur environnement de façon à ce qu'ils puissent se préparer à leurs tâches futures : devenir un citoyen, gagner de l'argent, être les parents d'une nouvelle génération, etc. [...] Nous qui formons la génération précédente, nous avons la responsabilité de mettre en place le meilleur environnement possible. Or il faut bien voir que la télévision fait partie de l'environnement des enfants, et que de cela aussi nous sommes responsables, puisque la télévision est l'œuvre des hommes.

Aujourd'hui la violence s'est emparée des écrans de télévisions, et c'est là que les enfants la contemplent, jour après jour, pendant des heures. La télévision produit de la violence et introduit celle-ci dans des foyers qui autrement ne la connaîtraient pas.

Dans ces conditions que devons-nous faire ?

La censure est une mauvaise solution : elle va mal avec la démocratie, elle intervient toujours après coup, elle est difficile à systématiser. Il faut trouver autre chose.

Voici donc, en quelques mots, ma proposition. Elle s'inspire du protocole auquel les médecins sont généralement soumis. Les médecins ont un pouvoir important sur la vie et la mort de leurs patients, et celui-ci doit nécessairement subir une forme de contrôle. Les médecins sont surveillés par leurs propres organismes, selon une méthode hautement démocratique. Tous les pays civilisés possèdent de tels organismes, ainsi qu'une loi qui en définit la fonction. Je propose que l'État mette en place un dispositif semblable à l'intention de tous ceux qui sont engagés dans la production d'émissions télévisées. Quiconque participe à cette production devrait être titulaire d'une patente, d'une licence ou d'un brevet, qui pourrait lui être retiré définitivement si jamais il agissait en contradiction avec certains principes. Ainsi il pourrait s'instaurer enfin un commencement de réglementation dans ce domaine. Toute personne travaillant pour la télévision ferait ainsi partie d'une organisation et posséderait une licence. Licence qu'elle pourrait perdre si elle enfreignait les règles établies par cette organisation. L'institution qui aurait le pouvoir de retirer la licence serait une sorte d'ordre. Ainsi sous le regard d'une institution, chacun se sentirait constamment responsable et risquerait sa licence dès qu'il commettrait une erreur. Ce contrôle constant serait beaucoup plus efficace que la censure, d'autant que, dans mon projet, la licence ne serait délivrée qu'à la suite d'une formation, suivie d'un examen. Le but de cette formation serait de faire comprendre à ceux qui se destinent à faire de la télévision qu'ils participeront à un processus d'éducation de portée gigantesque. Tous ceux qui feront de la télévision devront, volens nolens, prendre conscience qu'ils ont un rôle d'éducateur du seul fait que la télévision est regardée par des enfants et des adolescents.

Ce que les gens de la télévision doivent désormais apprendre, c'est que l'éducation est nécessaire dans toute société civilisée, et que les citoyens d'une telle société, c'est-à-dire les citoyens civilisés, qui ont un comportement civique, ne sont pas le produit du hasard mais d'un processus éducatif. Or la civilisation consiste essentiellement à réduire la violence. Telle est sa fonction principale et c'est aussi l'objectif que nous visons lorsque nous essayons d'élever le niveau de civisme de notre société. Le contenu des cours de formation devra, à mon sens, porter sur le rôle fondamental de l'éducation, sur ses difficultés, et sur le fait que celle-ci ne consiste pas seulement à enseigner des faits, mais surtout à montrer combien est importante l'élimination de la violence.

Il faudra également expliquer, au cours de cette formation, comment les enfants reçoivent les images, comment ils absorbent ce que la télévision leur présente, et comment ils essaient de s'adapter à un environnement marqué par la télévision. Il faudra montrer que les enfants, tout comme un certain nombre d'adultes, ne font pas toujours la différence entre la fiction et la réalité. Les mécanismes permettant de faire cette différence sont inconnus de ceux qui font la télévision, qui ignorent comment leurs productions exercent des effets sur le subconscient des enfants et des adultes. La formation traitera des risques qu'il y a pour des personnalités vulnérables, de mélanger la réalité et la fiction.

Quiconque travaillera pour la télévision devra connaître les erreurs à éviter de façon à ce que son activité n'ait pas de conséquences néfastes sur le plan éducatif.

Cette licence ne devra donc pas concerner seulement les producteurs, qui ont la plus grande responsabilité dans le choix des programmes, mais aussi les techniciens et les cameramen, etc., puisque tous ceux qui collaborent aux productions télévisées ont une part de responsabilité dans leur diffusion. Ainsi tout employé pourra dire aux directeurs de production : « Je ne collabore pas à cette émission parce que je tiens à respecter mes engagements et que je ne veux pas risquer de perdre ma licence ». Le producteur serait par là même soumis au contrôle des gens qui travaillent sous sa dépendance.

La proposition que j'ai avancé n'a pas seulement un caractère d'urgence, elle correspond aussi à une nécessité absolue du point de vue de la démocratie [...] La démocratie consiste à soumettre le pouvoir politique à un contrôle. C'est là sa caractéristique essentielle. Il ne devrait exister dans une démocratie aucun pouvoir politique incontrôlé. Or la télévision est devenue aujourd'hui un pouvoir colossal ; on peut même dire qu'elle est potentiellement le plus important de tous, comme si elle avait remplacé la voix de Dieu. Et il en sera ainsi tant que nous continuerons à supporter ses abus. La télévision a acquis un pouvoir trop étendu au sein de la démocratie. Nulle démocratie ne peut survivre si l'on ne met pas fin à cette toute puissance [...]

Il ne peut y avoir de démocratie si l'on ne soumet pas la télévision à un contrôle, ou pour parler plus précisément, la démocratie ne peut subsister durablement tant que le pouvoir de la télévision ne sera pas complètement mis à jour.


[1] Karl Popper, La télévision : un danger pour la démocratie, Éditions Anatolia © 1994.
Résumé
de Charles Girard (rédigé à partir de citations) publié sur ce lien :
 http://www.eleves.ens.fr/pollens/seminaire/seances/television/popper.htm,
dans le cadre du Séminaire d'élèves de discussion et de réflexion politiques de l'ENS du 9 janvier 2003 :
Quel encadrement de la violence à la télévision? (Pages consultées le 29 sept. 2009.)

La démocratie consiste à soumettre la pouvoir politique à un contrôle. Il ne devrait exister dans une démocratie aucun pouvoir politique incontrôlé. Or, la télévision est devenue aujourd'hui un pouvoir colossal. Le psychologue John Condry et le philosophe Karl Popper, interrogé par G. Bosetti donnent leur avis.

 

 

 


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