LES VRAIS PENSEURS 

Guy Sorman

Fayard © 1989

Bruno Bettelheim

1903 — 1990

Psychologue Américain
d'origine viennoise

5. Psyché — Environnement

Il passe son doctorat en psychologie à l'université de Vienne en 1938. Bruno Bettelheim fut arrêté par les nazis et détenu pendant deux ans dans les camps de Dachau et de Buchenwald (1938-1939). À sa libération, il émigra aux États-Unis. Bettelheim enseigna la psychologie au Rockford College, en Illinois (1942-1944), et la psychologie de l'éducation à l'université de Chicago, où il dirigea également l'institut orthogénique Sonia-Shankman pour le traitement des enfants psychotiques. Cet homme a bouleversé la compréhension des relations entre parents et enfants en y introduisant la psychanalyse.

En aucun cas vous ne pouvez dire : « Jamais je ne ferai ça », car vous ignorez comment un monde rompant avec vos habitudes pourrait modifier votre personnalité.

Notre comportement est plus dicté par les circonstances que par notre personnalité. Après deux années passées dans les camps de concentration S.S., Bettelheim parvint à une conclusion radicale : les comportements les plus imprévisibles peuvent se faire jour dès que les circonstances deviennent exceptionnelles. C'est l'environnement qui détermine le comportement du S.S. comme celui du prisonnier. « Voilà qui explique qu'un bon Allemand d'avant la guerre ait pu devenir un bourreau. Vous ne devez donc en aucun cas vous dire : « Jamais je ne ferai ça », observe Bettelheim, car vous ignorez comment un monde rompant avec vos habitudes pourrait modifier votre personnalité. » Cependant, dit Bettelheim, si un environnement organisé pour détruire la personnalité y parvient, l'inverse devrait être possible : reconstruire l'homme par un environnement totalement « positif ».

L'éducation des enfants a toujours été difficile, mais jamais dans l'histoire de l'humanité elle n'a posé autant de problèmes que maintenant. Dans la société traditionnelle, les liens unissant parents et enfants n'étaient pas seulement affectifs, ils étaient également économiques, « objectifs ». Parents et enfants travaillaient souvent ensemble ; quand les parents étaient âgés, les enfants subvenaient à leurs besoins, comme c'est encore le cas dans les pays pauvres. Aujourd'hui, dans nos sociétés développées, seul subsiste le lien affectif ; par nature ce lien est ambigu et fragile. Dans la société traditionnelle, les enfants quittaient le foyer parental rapidement après l'âge de la puberté. Or, cet âge n'a cessé de baisser au cours de l'Histoire, ce qui accroît d'autant la période des tensions possibles entre parents et enfants. Pourtant, dit Bettelheim, ni les parents ni les enfants ne sont en cause ; c'est notre époque qui donne aux difficultés de l'adolescence une acuité inconnue dans le passé. Les enfants sont donc plus conditionnés par leur époque que par l'éducation parentale.

La société n'est que le reflet de nos anxiétés. Si les individus sont capables de surmonter par eux-mêmes leurs angoisses, ils construisent une société libre et démocratique ; s'ils n'en sont pas capables, ou s'ils jugent l'effort individuel au-delà de leurs possibilités, ils sont attirés par une société totalitaire. Celle-ci permet à l'individu de se fondre dans la masse et de s'en remettre à d'autres (le Chef, le Parti, l'Idéologie) du soin de penser pour lui et de résoudre ses angoisses personnelles. Ce péril totalitaire est aujourd'hui d'autant plus menaçant que les élites traditionnelles sont en voie de disparition. Or, ce sont les élites qui peuvent s'opposer à la dérive totalitaire, aussi longtemps qu'elles paraissent constituer un modèle intellectuel et moral. Là où il n'y a plus d'élites porteuses de valeurs de référence, la démocratie est menacée. À la solution totalitaire, Bettelheim oppose l'approche freudienne : permettre à chaque individu de maîtriser son Moi, de ne pas laisser son intelligence être submergée par ses émotions. Le traitement qu'il propose n'est pas politique, il ne peut être qu'individuel.

Bettelheim reste vigilant sur nombre de problèmes de la société, en particulier les préjugés raciaux, refusant la création de stéréotypes à l'égard des racistes eux-mêmes, comme inopérants pour combattre leurs idées.

Philo5
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