LES VRAIS PENSEURS 

Guy Sorman

Fayard © 1989

Stephen Jay Gould

1941 — 2002

Paléontologue américain
 

3. Origine de l'homme — Hasard et Temps

À cinq ans, lors d'une visite du musée d'histoire naturelle de Manhattan, il décide qu'il sera paléontologue. Après l'Université du Colorado, Gould prépare son doctorat à Columbia sur les escargots fossiles des Bermudes. Enseigne à Harvard où il vit depuis 1967. En 1972, un de ses articles va modifier le concept d'évolution. Il a contribué à faire émerger des concepts opérationnels comme l'horloge biologique, la biogéographie. Il dénonce l'usage fallacieux des tests d'intelligence.

Avec le temps, le hasard peut tout créer

Les espèces, selon Darwin, évoluent au cours de longues périodes, par des transformations graduelles au moyen de la sélection naturelle. Ce que nous apprend Gould, c'est que la plupart des espèces demeurent stables, mais que de nouvelles espèces apparaissent rapidement — en temps géologique : quelques milliers d'années. Le « gradualisme » est plus un effet de la pensée occidentale que le résultat de l'observation scientifique

L'hypothèse de Darwin sur l'évolution par sélection naturelle, n'a cessé de se renforcer. À l'origine, elle était fondée sur l'observation des fossiles, des pigeons des Galápagos, et sur beaucoup d'intuition ! Or, remarque Gould, nous savons aujourd'hui ce que Darwin avait pressenti, mais dont il ignorait les mécanismes. Grâce à la découverte du code génétique par les biologistes (anglais) Francis Crick et (américain) James Watson dans les années cinquante, nous comprenons les lois de l'hérédité. Nous savons que nos gènes ne sont pas de parfaits reproducteurs : il y a constamment des erreurs de copie. Voilà pourquoi ils engendrent parfois des évolutions accidentelles. S'il apparaît que ces accidents sont mieux adaptés à leur environnement que leur original, ils prolifèrent. Le « scandale » darwinien est que les espèces n'obéissent pas à un plan préconçu — par Dieu ou l'Esprit — et qu'elles ne s'acheminent vers aucun but.

Malgré les efforts de Gould, 44 % des Américains, si l'on en croit les sondages, restent fidèles au créationnisme biblique ! L'autre grand ennemi de la science de l'évolution, c'est le lamarckisme. À partir de ses réflexions théoriques, il élabora en 1802 un système satisfaisant pour l'esprit, mais sans rapport avec la réalité : le transformisme. Comme il était devenu évident dès cette époque, après la découverte d'accumulation de fossiles, que les espèces avaient évolué depuis leurs origines, Lamarck imagina qu'elles s'étaient adaptées à leur environnement — ce qui était juste. Mais il crut que cette adaptation était progressive et héréditaire — ce qui était faux. Exemple connu : la girafe. Selon Lamarck, elle avait progressivement allongé son cou pour atteindre les feuilles d'arbres, puis elle avait transmis ce « caractère acquis » à sa descendance. En vérité, dit Gould, les girafes n'ont pas allongé leur cou, et elles n'ont rien transmis du tout : ce sont des girafes nées par hasard avec un long cou — et sans doute d'autres caractères simultanés — qui ont survécu par sélection.

Partant d'observations concrètes, contrairement à Lamarck, Darwin avait compris que la Nature ne progressait pas de manière linéaire, mais se ramifiait par accident. Le temps est la dimension essentielle de l'évolution. Il n'y a pas de combinaisons d'apparence logique auxquelles le hasard ne puisse aboutir s'il dispose de quelques milliers d'années. Avec le temps, le hasard peut tout créer. Tout ce que nous savons sur le code génétique nous indique qu'il ne peut pas incorporer une information extérieure. Une cellule ne sait pas retenir et transmettre une habitude acquise par un être vivant. Et pourtant, reconnaît Gould, la conception lamarckienne de l'évolution est toujours populaire.

Les différences entre les peuples sont culturelles et non pas biologiques

Les analyses génétiques des groupes humains font toutes apparaître que les différenciations raciales sont superficielles : elles ne vont pas au-delà de l'épiderme. Surtout, précise Gould, « les variations à l'intérieur d'une même population se révèlent toujours plus importantes que les différences entre deux populations distinctes... » L'unité biologique de l'espèce humaine exclut toute corrélation entre la race, la culture et l'intelligence. En admettant que l'on puisse mesurer cette chose que l'on appelle l'intelligence, nous ne sommes guère différents de l'homme des cavernes ni plus intelligents que lui. Mais qu'est-ce que l'intelligence, " sinon ce que testent les tests " ?

Le cerveau humain échappe à l'évolution

L'homme a hérité, par la sélection naturelle, d'un organe tel qu'aucune autre espèce en dispose : son cerveau. Cet organe n'est pas programmé, et il nous permet d'effectuer des choix libres. Dès lors, l'homme a échappé à la loi de la sélection naturelle pour entrer dans un nouvel ordre, celui de la culture. L'Homo sapiens apparaît comme une espèce qui n'est réductible à aucune autre : elle est bien, selon Gould, « la seule capable de s'émanciper des contraintes naturelles ».

Philo5
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