EXISTENTIALISME 

Becker (Ernest)

19241974

Soldat et anthropologue juif états-unien

Déni de la mort [1]

Héroïsme

* HÉROS *

Le monde est terrifiant. L'homme a conscience qu'il va nécessairement mourir. Pour y échapper, il se réfugie dans le déni. C'est l'illusion qui le préserve de l'angoisse existentielle. Ce mensonge vital ouvre la porte de l'éternité et transforme le funeste destin en épopée héroïque.

Le monde est terrifiant

La Nature est cruelle. Elle offre le magnifique spectacle de la génération, mais elle flétrit et détruit tout ce qu'elle génère. Les individus sont fragiles et éphémères. Le corps est susceptible de blessures mortelles, ou d'être dévoré ; sinon, il va nécessairement tomber malade et finalement vieillir et déchoir lamentablement pour aboutir inévitablement à la mort.

Angoisse de la mort et illusion apaisante

L'homme est le seul animal qui vit en toute conscience la certitude incontournable de sa mort. (L'homme est jeté dans le monde et « être-pour-la-mort ». (Heidegger)) Cette réalité l'obsède et crée une angoisse insupportable qui mobilise un effort de défense collective créant de toutes pièces les valeurs culturelles illusoires, mais consolatrices. Toute culture — toute religion — n'est en réalité qu'une construction psychologique de déni : un mensonge vital. Elles produisent le mécanisme de défense par une symbolique complexe de croyances qui triomphent de la mort et neutralisent l'angoisse occasionnée par la conscience de son inéluctabilité.

Religions et déni de la mort

Les pharaons construisaient des tombeaux grandioses mobilisant le travail d'innombrables sujets dont la vie entière était consacrée à l'immortalisation de leur souverain. Les Juifs conçoivent un Dieu unique et éternel assurant la pérennité du peuple et la fécondité à travers les siècles. Les chrétiens et les musulmans propagent une culture dont la résurrection et la vie éternelle sont la pierre de voûte. Les Chinois se soumettent à la piété filiale qui prolonge la vie de leurs ancêtres au-delà de la mort. Les bouddhistes croient en un cycle continuel où la vie se réincarne à l'image d'une roue qui tourne sans fin. L'âme des shintoïstes retourne au royaume du ciel après la mort. Toutes les tribus primitives reconnaissent aux esprits de leurs ancêtres une vie qui s'actualise dans les cérémonies et danses sacrées.

Ainsi, pour échapper à l'angoisse de la mort, l'humain s'invente des personnages fictifs immortels auxquels il s'identifie, et des rituels qui réactivent sans cesse ses croyances. Même l'athée ne croit pas vraiment qu'il va mourir ; il envisage la mort comme un sommeil profond. L'angoisse existentielle disparaît en même temps que l'illusion de l'éternité se formule. En niant la mort, l'homme accède à l'immortalité.

Intolérance et justification

L'intolérance provient des divergences fondamentales entre les façons d'élaborer les illusions de déni de la mort (death denial illusions). Rien ne semble plus menaçant qu'une culture ne partageant pas nos illusions. « Mes dieux sont plus puissants que les tiens. » Lorsque l'on arrive à convaincre de la supériorité des nôtres, le sentiment de foi en notre propre système de déni se renforce.

Sinon, avec la conscience de sa vulnérabilité, de l'imminence de son anéantissement, l'individu devient agressif. La mort est non seulement effroyable, mais aissi une injustice intolérable. Le meurtrier justifie sa propre mort : « Et puisque je dois mourir, meurs donc avant moi ; j'assumerai alors ma propre disparition. »

Héroïsme et immortalité

L'angoisse face à la mort pousse l'humain à l'héroïsme : il invente le ciel, et tout ce que la culture permet pour échapper à la cruelle réalité de sa disparition imminente. La conscience et le refus de son éphémérité le poussent à une production culturelle prodigieuse. Si le corps est une prison d'où l'on ne sort pas vivant, l'esprit — la culture — le libère et lui apporte la vie éternelle.

L'homme gagne l'éternité en accédant à la vie héroïque. Le seul fait de contourner les aspects terrifiants de la vie est en soi un acte d'héroïsme. Mais pour accéder au statut de héros à part entière l'homme doit être admis dans la mémoire historique. Pour ce faire, il accumule les exploits et les documente de mille façons. Écrits, photos, vidéos et oeuvres artistiques sont autant de productions qui témoignent de l'existence humaine héroïque, et ouvrent la porte de l'éternité. Le héros authentique est l'humain dont on se souviendra parce que ses exploits auront laissé une trace indélébile dans la mémoire collective.

Source

[1] Ernest Becker, The Denial of Death, 1973.

Philo5
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