Livre II
XII - Apologie de Raymond
Sebond
Considérons donc pour cette heure l'homme seul, sans secours étranger, armé seulement de ses armes, et dépourvu de la grâce
et connaissance divine, qui est tout son honneur, sa force et le fondement de son être. Voyons combien il a de tenue en ce
bel équipage.
Qu'il me fasse entendre par l'effort de son discours, sur quels fondements il a bâti ces grands avantages
qu'il pense avoir sur les autres créatures. Qui lui a persuadé que ce branle admirable de la voûte céleste, la lumière
éternelle de ces flambeaux roulant si fièrement sur sa tête, les mouvements épouvantables de cette mer infinie, soient
établis et se continuent tant de siècles pour sa commodité et pour son
service ?
Est-il possible de rien imaginer si ridicule que cette misérable et chétive créature, qui n'est pas seulement maîtresse de
soi, exposée aux offenses de toutes choses, se dise maîtresse et impératrice de l'univers, duquel il n'est pas en sa
puissance de connaître la moindre partie, tant s'en faut de la commander ?
[...]
Inter caetera mortalitatis incommoda et hoc est, calligo mentium, nec tantum necessitas errandi sed errorum amor.
(Entre tant d'infirmités de la nature humaine, il en est une, l'aveuglement de l'esprit,
qui non seulement la pousse à l'erreur mais la lui fait
chérir.)
La présomption est notre maladie naturelle et originelle. La plus
calamiteuse
et fragile de toutes les créatures, c'est l'homme,
et en même temps la plus orgueilleuse. Elle se sent et se voit logée ici, parmi la bourbe et le fumier du monde, attachée et
clouée à la pire, plus morte et basse partie de l'univers, au dernier étage du logis et le plus éloigné de la voûte céleste,
avec les animaux de la pire condition ; et se va plantant par imagination
au-dessus du cercle de la lune et ramenant le ciel sous ses pieds. C'est par la vanité de cette même imagination qu'il s'égale
à Dieu, qu'il s'attribue les conditions divines, qu'il se trie soi-même et se sépare de la foule des autres créatures, taille les
parts aux animaux ses confrères et compagnons, et leur distribue telle portion de facultés et de forces que bon lui semble.
Comment connaît-il, par l'effort de son intelligence, les mouvements internes et secrets des animaux ?
Par quelle comparaison d'eux à nous conclut-il la bêtise qu'il leur attribue ?
[...]
[...] Nous ne sommes ni au-dessus, ni au-dessous du reste : tout ce qui est sous le ciel,
dit le sage, court une loi et fortune pareille.
Indupedita suis fatalibus omnia vinclis.
(Tout est pris dans sa chaîne et sa
fatalité.)
Il y a quelque différence, il y a des ordres et des degrés ; mais c'est sous le visage d'une même
nature :
res quaeque suo ritu procedit, et omnes
Foedere naturae certo discrimina servant.
(Toute chose suit sa loi selon laquelle elle évolue, et toute chose
conserve ses différences selon le pacte immuable de la
nature.)
Il faut contraindre l'homme et le ranger dans les barrières de cette discipline.
* * *
[...] Je vois les philosophes
iens
qui ne peuvent exprimer leur générale conception en aucune manière de parler ;
car il leur faudrait un nouveau langage. Le nôtre est tout formé de propositions affirmatives, qui leur sont du tout à fait ennemies.
De façon que, quand ils disent : « Je
doute », on les tient incontinent à la gorge pour leur faire avouer qu'au moins
assurent et savent-ils cela, qu'ils doutent. Ainsi on les a contraints de se sauver dans cette comparaison de la médecine,
sans laquelle leur humeur serait inexplicable ; quand ils prononcent :
« J'ignore », ou :
« Je doute », ils disent que cette proposition s'emporte
elle-même, avec le reste, ni plus ni moins que la rhubarbe qui pousse hors les mauvaises humeurs et s'emporte hors avec elle-même.
Cette fantaisie est plus sûrement conçue par interrogation :
« Que
sais-je ? »
comme je la porte à la devise d'une balance.
Les sujets ont divers lustres et diverses considérations ; c'est de là que s'engendre
principalement la diversité d'opinions. Une nation regarde un sujet par un visage, et s'arrête à
celui-là ; l'autre, par un autre.
Il n'est rien si horrible à imaginer que de manger son père. Les peuples qui avaient anciennement cette coutume, la prenaient
toutefois pour témoignage de piété et de bonne affection, cherchant par là à donner à leurs progéniteurs la plus digne et
honorable sépulture, logeant en eux-mêmes et comme en leurs moelles les corps de leurs pères et leurs reliques, les vivifiant
aucunement et régénérant par la transmutation en leur chair vive au moyen de la digestion et du nourrissement. Il est aisé à
considérer quelle cruauté et abomination c'eût été, à des hommes abreuvés et imbus de cette superstition, de jeter la dépouille
des parents à la corruption de la terre et nourriture des bêtes et des vers.
Il est impossible de faire concevoir à un homme naturellement aveugle qu'il n'y voit pas, impossible
de lui faire désirer la vue et regretter son défaut.
Par quoi nous ne devons prendre aucune assurance de ce que notre âme est contente et satisfaite
de ceux que nous avons, vu qu'elle n'a pas de quoi sentir en cela sa maladie et son imperfection, si elle y est.
Il est impossible de dire chose à cet aveugle, par discours argument ni similitude, qui loge en son imagination aucune
appréhension de lumière, de couleur et de vue. Il n'y a rien plus arrière qui puisse pousser le sens en évidence. Les
aveugles-nés, qu'on voit désirer à y voir, ce n'est pas pour entendre ce qu'ils demandent :
ils ont appris de nous qu'ils ont à dire quelque chose, qu'ils ont quelque chose à désirer, qui est en nous, laquelle
ils nomment bien, et ses effets et conséquences ; mais ils ne savent pourtant
pas que c'est, ne l'appréhendent ni près ni loin.
J'ai vu un gentilhomme de bonne maison, aveugle-né, au moins aveugle de tel âge qu'il ne sait que c'est que de
vue ; il entend si peu ce qui lui manque, qu'il use et se sert comme nous des
paroles propres au voir, et les, applique d'une mode toute sienne et particulière. On lui présentait un enfant duquel
il était parrain ; l'ayant pris entre ses bras :
« Mon Dieu ! dit-il, le bel
enfant ! qu'il le fait beau voir !
qu'il a le visage gai ! » Il dira
comme l'un d'entre nous : « Cette
salle a une belle vue ; il fait clair, il fait beau soleil. »
Il y a plus : car, parce que ce sont nos exercices que la chasse, la paume,
la butte, et qu'il l'a ouï dire, il s'y affectionne et s'y embesogne, et croit y avoir la même part que nous y
avons ; il s'y pique et s'y plaît, et ne les reçoit pourtant que par les oreilles.
Pour juger des apparences que nous recevons des sujets, il nous faudrait un instrument
judicatoire ; pour vérifier cet instrument, il nous y faut de la
démonstration ; pour vérifier la démonstration, un
instrument : nous voilà au
rouet [cercle vicieux].
Puisque les sens ne peuvent arrêter notre dispute,
étant pleins eux-mêmes d'incertitude, il faut que ce soit la raison ; aucune raison
ne s'établira sans une autre raison : nous voilà à reculons jusques à l'infini.
Nous n'avons aucune communication à l'être, parce que toute humaine nature est toujours au milieu entre le naître et le mourir,
ne baillant de soi qu'une obscure apparence et ombre, et une incertaine et débile opinion.
Et si, de fortune, vous fichez votre pensée à vouloir prendre son être, ce sera ni plus ni moins que qui voudrait empoigner
l'eau : car tant plus il serrera et pressera ce qui de sa nature coule partout, tant
plus, il perdra ce qu'il voulait tenir et empoigner.
Ainsi, étant toutes choses sujettes à passer d'un changement en autre, la raison, y cherchant une réelle subsistance, se trouve déçue,
ne pouvant rien appréhender de subsistant et permanent, parce que tout ou vient en être et n'est pas encore du tout,
ou commence à mourir avant qu'il soit né.
[...]
XVII - De la présomption
[...]
La philosophie ne me semble jamais avoir si beau jeu que quand elle combat notre présomption et vanité, quand elle
reconnaît de bonne foi son irrésolution, sa faiblesse et son ignorance. Il me semble que la mère nourrice des plus fausses
opinions et publiques et particulières, c'est la trop bonne opinion que l'homme a de soi. Ces gens qui se perchent à
chevauchons sur l'épicycle de Mercure, qui voient si avant dans le ciel,
ils m'arrachent les dents ;
car en l'étude que je fais, duquel le sujet, c'est l'homme, trouvant une si extrême variété de jugements, un si profond
labyrinthe de difficultés les unes sur les autres, tant de diversité et incertitude en l'école même de la sapience, vous
pouvez penser, puisque ces gens-là n'ont pu se résoudre de la connaissance d'eux-mêmes et de leur propre condition, qui
est continuellement présente à leurs yeux, qui est dans eux ; puisqu'ils ne savent
comment branle [bouge] ce qu'eux-mêmes font
branler [bouger],
ni comment nous peindre et déchiffrer les ressorts qu'ils tiennent et manient eux-mêmes, comment je les croirais de la
cause du mouvement de la huitième sphère, du flux et reflux de la rivière du Nil. La curiosité de connaître les choses
a été donnée aux hommes pour fléau, dit la Sainte
Parole.
XVIII - Du démentir
Et quand personne ne me lira, ai-je perdu mon temps de m'être occupé tant d'heures oisives à
pensées si utiles et agréables ? Moulant sur moi cette figure, il m'a fallu si
souvent m'interroger et composer pour m'extraire, que le patron s'en est affermi et quelque peu formé soi-même. Me peignant pour autrui,
je me suis peint pour moi de couleurs plus nettes que n'étaient les miennes premières. Je n'ai pas plus fait mon livre que mon
livre ne m'a fait,
livre consubstantiel à son auteur, d'une occupation propre, membre de ma vie; non d'une occupation
et fin tierce et étrangère comme tous autres livres.
Ai-je perdu mon temps de m'être rendu compte de moi si continuellement, si
curieusement ? Car ceux qui se repassent par fantaisie seulement et par langue
de temps en temps, ne s'examinent pas si précisément, ni ne se pénètrent, comme celui qui en fait son étude, son ouvrage
et son métier, qui s'engage à un registre de durée, de toute sa foi, de toute sa force.
[...]
Combien de fois m'a cette besogne diverti de pensées ennuyeuses !
et doivent être comptées pour ennuyeuses toutes les frivoles.
[...]
J'écoute à mes rêveries parce que j'ai à les noter. Combien de fois, étant marri de quelque action que la civilité et
la raison me prohibaient de reprendre à découvert, m'en suis-je ici soulagé, non sans dessein de publique instruction !
[...]
Je n'ai aucunement étudié pour faire un livre ; mais j'ai un peu étudié parce que je l'avais fait
[...].
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