EMPIRISME 

Locke

 

Texte fondateur

1690

Essai sur l'entendement humain

SOMMAIRE

Pas de principes innés dans l'esprit

L'idée de Dieu n'est pas innée

Origine des idées [la perception]

Connaissance intuitive

Connaissance démonstrative

Épitre au lecteur

Pas de principes innés dans l'esprit [1]

Livre 1, Ch. 2, § 5

Pas imprimés naturellement sur l'esprit,
parce qu'inconnus des enfants et des idiots, etc.

En premier lieu, en effet, il est évident que tous les enfants et tous les idiots n'en ont pas la moindre perception, pas la moindre notion. Et ce défaut suffit à détruire l'assentiment universel qui devrait nécessairement accompagner toute vérité innée ; car il me semble presque contradictoire de dire qu'il y a des vérités imprimées sur l'âme que celle-ci ne percevrait ou ne comprendrait pas. Car imprimer, si cela signifie quelque chose, ce n'est rien d'autre que faire percevoir certaines vérités ; imprimer quelque chose sur l'esprit, sans que celui-ci le perçoive, me semble en effet difficilement intelligible. Si donc les enfants et les idiots avaient une âme, ou un esprit, sur lesquels ces vérités sont imprimées, ils devraient inévitablement percevoir ces vérités, nécessairement les connaître et leur donner assentiment. Puisqu'il n'en est pas ainsi, il est évident qu'il n'y a pas d'impressions de ce genre.

Car, si ce ne sont pas des notions naturellement imprimées, comment peuvent-elles être innées ? Et si ce sont des notions innées, comment peuvent-elles être inconnues ? Dire qu'une notion est imprimée sur l'esprit et dire en même temps que pourtant l'esprit l'ignore, qu'il ne s'en est jamais rendu compte, c'est faire de cette impression un néant. On ne peut dire qu'une proposition est dans l'esprit s'il ne l'a jamais connue, s'il n'en a jamais été conscient. Car si c'était possible, on pourrait dire que, pour la même raison, toutes les propositions vraies que l'esprit pourrait un jour admettre sont dans l'esprit et y sont imprimées. En effet, si on peut dire de l'une de ces propositions que l'on n'a jamais connue qu'elle peut être dans l'esprit, ce doit être uniquement parce que l'esprit peut la connaître ; et l'esprit est dans cette situation à l'égard de toute vérité qu'il connaîtra un jour. Et même, des vérités qu'il n'a jamais connues et qu'il ne connaîtra jamais pourraient être imprimées dans l'esprit, car un homme peut vivre longtemps et finalement mourir dans l'ignorance de nombreuses vérités que son esprit était capable de connaître, jusqu'à la certitude.

L'idée de Dieu n'est pas innée [2]

Livre 1, Ch. 4, § 9 et 10

Néanmoins, même si l'humanité entière avait la notion d'un Dieu (ce que dément l'Histoire) il ne s'ensuivrait pas que l'idée de Dieu soit innée. Même si l'on ne peut trouver aucune nation sans nom et sans notions élémentaires de Dieu, cela ne prouverait pas qu'ils soient dus à des impressions naturelles sur l'esprit : les noms de feu, de soleil, de chaleur, de nombre, sont acceptés et connus de tous dans l'humanité et pourtant cela ne prouve pas que les idées représentées soient innées.

À l'opposé, le manque de nom ou l'absence d'une telle notion dans l'esprit n'est pas plus un argument contre l'existence de Dieu que l'absence de la notion et du nom d'aimant dans une grande partie de l'humanité ne prouverait l'absence d'aimant dans le monde ; et qu'il n'y ait pas différentes espèces distinctes d'anges ou d'êtres intelligents au-dessus de nous, n'est pas prouvé parce que nous n'avons pas d'idées de ces espèces distinctes ni de noms pour elles. Les gens en effet reçoivent leurs mots de la langue commune de leur pays et ils ne peuvent guère éviter d'avoir une certaine espèce d'idée des choses dont ils entendent fréquemment parler autour d'eux ; et si le nom connote les notions d'excellence, de grandeur, ou de quelque chose d'extraordinaire, si la crainte et l'engagement s'y ajoutent, si la peur d'un pouvoir absolu et irrésistible l'introduit dans l'esprit, il est vraisemblable que cette idée pénétrera d'autant plus profondément et se répandra d'autant plus loin ; et ceci tout spécialement s'il s'agit d'une idée conforme à la lumière commune de la raison et naturellement déductible de chaque élément de notre connaissance, telle que l'idée de Dieu. Les marques visibles de la sagesse et du pouvoir extraordinaires de Dieu apparaissent de manière si évidente dans toutes les oeuvres de la Création qu'une créature rationnelle qui se contente d'y réfléchir sérieusement ne peut manquer la découverte d'une divinité. Et la découverte d'un tel être doit nécessairement avoir sur l'esprit de tous ceux qui en ont entendu parler (ne serait-ce qu'une fois), une influence considérable ; elle implique une pensée et une relation lourdes de conséquences ; au point que trouver quelque part un peuple entier de gens assez ignares pour n'avoir pas de notion de Dieu me paraît plus étrange que de trouver un peuple sans notion de nombre ou de feu.

Dès que le nom de Dieu est en quelque lieu mentionné pour exprimer un être supérieur, puissant, sage, invisible, ce nom devrait nécessairement se propager en tous lieux et se perpétuer en tous temps, car cette notion convient aux principes de la raison commune et à l'intérêt qu'auront toujours les gens à en faire souvent mention. Et pourtant l'accueil général de ce nom et de quelques notions imparfaites et inconstantes dans la part de l'humanité qui ne pense pas, ne prouve pas que l'idée soit innée ; cela prouve seulement que ceux qui ont fait cette découverte avaient bien utilisé leur raison, qu'ils avaient pensé mûrement aux causes des choses et étaient remontés jusqu'à leur origine ; des gens moins critiques ont reçu d'eux cette notion si importante, qui ne pourra plus être facilement perdue.

Ibid. § 17

Si l'idée de Dieu n'est pas innée, on ne peut imaginer innée aucune autre idée.

La connaissance de Dieu est la découverte la plus naturelle de la raison humaine, et pourtant l'idée de Dieu n'est pas innée, ce qui résulte évidemment à mon sens de ce qui a été dit. Je pense donc qu'il sera difficile de trouver une autre idée qui puisse prétendre à l'innéité. Si Dieu en effet avait inscrit une impression ou un caractère sur l'entendement de l'homme, on aurait pu raisonnablement s'attendre à ce que ce soit une idée claire et uniforme de Lui — dans les limites de nos faibles capacités, peu capables de recevoir un objet aussi incompréhensible et aussi infini. Mais, puisque notre esprit est au début dépourvu de l'idée qu'il nous importe le plus d'avoir, il existe une forte présomption contre tout autre caractère inné ; je dois reconnaître que je n'en puis trouver aucun dans ce que j'ai pu jusqu'ici constater et j'accueillerai avec plaisir toute information que quelqu'un d'autre me donnera.

Origine des idées [la perception] [3]

Livre 2, Ch. 1, § 2-3

Toutes les idées viennent de la sensation ou de la réflexion

Supposons que l'esprit soit, comme on dit, du papier blanc, vierge de tout caractère, sans aucune idée. Comment se fait-il qu'il en soit pourvu ? D'où tire-t-il cet immense fonds que l'imagination affairée et illimitée de l'homme dessine en lui avec une variété presque infinie ? D'où puise-t-il ce qui fait le matériau de la raison et de la connaissance ? Je répondrai d'un seul mot : de l'expérience ; en elle, toute notre connaissance se fonde et trouve en dernière instance sa source ; c'est l'observation appliquée soit aux objets sensibles externes, soit aux opérations internes de l'esprit, perçues et sur lesquelles nous-mêmes réfléchissons, qui fournit à l'entendement tout le matériau de la pensée. Telles sont les deux sources de la connaissance, dont jaillissent toutes les idées que nous avons ou que nous pouvons naturellement avoir.

1. Premièrement, nos sens, tournés vers les objets sensibles singuliers, font entrer dans l'esprit maintes perceptions distinctes des choses, en fonction des diverses voies par lesquelles ces objets les affectent. Ainsi recevons-nous les idées de jaune, de blanc, de chaud, de froid, de mou, de dur, d'amer, de sucré, et toutes celles que nous appelons qualités sensibles. Et quand je dis que les sens font entrer dans l'esprit ces idées, je veux dire qu'ils font entrer, depuis les objets externes jusqu'à l'esprit, ce qui y produit ces perceptions. Et puisque cette source importante de la plupart des idées que nous ayons dépend entièrement de nos sens et se communique par leur moyen à l'entendement, je la nomme SENSATION.

Ibid. § 4

Les objets de la sensation, l'une des sources des idées
Les opérations de notre esprit, autre source des idées

2. Deuxièmement, l'autre source d'où l'expérience tire de quoi garnir l'entendement d'idées, c'est la perception interne des opérations de l'esprit lui-même tandis qu'il s'applique aux idées acquises. Quand l'âme vient à réfléchir sur ces opérations, à les considérer, celles-ci garnissent l'entendement d'un autre ensemble d'idées qu'on n'aurait pu tirer des choses extérieures, telles que percevoir, penser, douter, croire, raisonner, connaître, vouloir, et l'ensemble des actions différentes de notre esprit ; comme nous sommes conscients de ces actions et que nous les observons en nous-mêmes, nous en recevons dans l'entendement des idées aussi distinctes que les idées reçues des corps qui affectent nos sens. Cette source d'idées, chacun l'a entièrement en lui ; et bien qu'elle ne soit pas un sens, puisqu'elle n'a pas affaire aux objets extérieurs, elle s'en approche cependant beaucoup et le nom de "sens interne" semble assez approprié. Mais comme j'appelle l'autre source sensation, j'appellerai celle-ci RÉFLEXION, les idées qu'elle fournit n'étant que celles que l'esprit obtient par réflexion sur ses propres opérations internes. Dans la suite de cet exposé donc, on voudra bien comprendre par RÉFLEXION le fait que l'esprit remarque ses propres opérations et leur déroulement ; grâce à quoi adviennent dans l'entendement des idées de ces opérations.

Je prétends qu'à elles deux (les choses extérieures matérielles comme objets de la SENSATION, et les opérations internes de notre propre esprit comme objets de la RÉFLEXION) elles constituent selon moi les seules origines où toutes nos idées prennent naissance. J'emploie ici le mot opérations en un sens large : il comprend non seulement les actions de l'esprit concernant ses idées, mais aussi certaines passions qui en naissent parfois, comme la satisfaction ou le malaise qui peut naître d'une pensée.

Ibid. § 5

Toutes nos idées appartiennent à l'une ou l'autre source

L'entendement me paraît ne pas avoir la moindre lueur d'une idée qu'il ne recevrait pas de l'une de ces deux sources. Les objets extérieurs fournissent à l'esprit les idées des qualités sensibles [SENSATIONS] : ces perceptions diverses que produisent en nous ces objets. Et l'esprit fournit à l'entendement les idées de ses propres opérations [RÉFLEXIONS].

Une fois que nous en aurons fait une revue complète, avec leurs divers modes, combinaisons et relations, nous verrons qu'elles contiennent tout notre stock d'idées, et que nous n'avons rien dans l'esprit qui n'y soit entré par l'une ou l'autre de ces voies. [...]

Connaissance intuitive [4]

Livre 2, Ch. 2, § 1

Toute notre connaissance, comme je l'ai dit, est la saisie par l'esprit de ses propres idées ; c'est la plus vive lumière et la plus grande certitude dont nous soyons capables avec nos facultés et notre façon de connaître ; il n'est donc pas inutile de considérer quelque peu ses niveaux d'évidence.

Il me semble que la clarté variable de notre connaissance réside dans les différentes façons dont l'esprit perçoit la convenance ou la disconvenance entre deux de ses idées. Si l'on réfléchit en effet sur ses propres façons de penser, on verra que parfois l'esprit perçoit la convenance ou la disconvenance de deux idées, immédiatement et par elles-mêmes, sans l'intervention d'aucune autre. C'est ce qu'on peut appeler, je pense, connaissance intuitive. Car l'esprit n'a aucune difficulté ici à donner des preuves ou à examiner ; il perçoit la vérité, comme l'oeil perçoit la lumière, du seul fait d'être dirigé vers elle. Ainsi l'esprit perçoit-il que blanc n'est pas noir, qu'un cercle n'est pas un triangle, que trois est supérieur à deux et égal à deux plus un. Ce genre de vérité est perçu par l'esprit à la première vision simultanée des idées, par simple intuition, sans intervention d'aucune autre idée ; ce genre de connaissance est le plus clair et le plus certain dont soit capable la faiblesse humaine. Cette partie de la connaissance est irrésistible et, comme l'éclat du soleil, elle s'impose immédiatement à la perception dès que l'esprit se tourne en ce sens ; elle ne laisse aucune place au doute, à l'hésitation ou à l'examen ; l'esprit est aussitôt comblé de sa totale clarté.

C'est de cette intuition que dépendent toute la certitude et l'évidence de toute notre connaissance, certitude que chacun éprouve telle qu'il ne puisse en imaginer, ni donc en exiger, de plus grande. Un homme ne peut en effet se concevoir capable d'une plus grande certitude que celle qui consiste à connaître qu'une idée dans son esprit est telle qu'il la perçoit ; et que deux idées où il perçoit une différence sont différentes et non pas exactement identiques. Celui qui exige une plus grande certitude, exige quelque chose qu'il ignore, et manifeste uniquement son envie d'être sceptique alors qu'il n'en est pas capable.

La certitude dépend tellement de cette intuition que, pour le degré suivant de connaissance que je nomme démonstratif, cette intuition est nécessaire pour lier toutes les idées intermédiaires, faute de quoi on ne peut parvenir à la connaissance ni à la certitude.

Connaissance démonstrative [5]

Livre 2, Ch. 2, § 2

Le degré suivant de connaissance, c'est la perception par l'esprit de la convenance ou de la disconvenance entre idées, mais pas immédiatement. Certes, chaque fois que l'esprit perçoit la convenance ou la disconvenance entre telles de ses idées, il y a connaissance certaine ; pourtant il n'arrive pas toujours que l'esprit voie cette convenance ou cette disconvenance qui existent entre elles, même s'il est possible de la découvrir. Dans ce cas, l'esprit demeure dans l'ignorance et, au mieux, il n'atteint que la conjecture probable.

La raison pour laquelle l'esprit ne peut chaque fois percevoir la convenance ou la disconvenance de ces deux idées, c'est qu'il ne peut joindre les idées dont il cherche la convenance ou la disconvenance de manière à la rendre manifeste : en ce cas, lorsque l'esprit ne peut joindre ces idées de façon à percevoir, par leur comparaison immédiate, leur « juxtaposition » ou leur attribution l'une à l'autre, leur convenance ou leur disconvenance, il est obligé de découvrir la convenance ou la disconvenance qu'il cherche par la médiation d'autres idées (une ou plusieurs selon les cas) ; et c'est ce qu'on appelle raisonner. Ainsi, quand l'esprit veut connaître la convenance ou la disconvenance de la taille des trois angles d'un triangle d'une part et de deux angles droits d'autre part, il ne peut y arriver par la saisie ou la comparaison immédiate : les trois angles d'un triangle ne peuvent être réunis et comparés avec un ou deux autres angles ; et l'esprit n'en a aucune connaissance immédiate ou intuitive. En ce cas, l'esprit est obligé de trouver d'autres angles égaux aux trois angles du triangle et, comme il découvre que ces angles sont égaux à deux droits, il en vient à connaître leur égalité à deux droits.

Ibid. § 3

Ces idées intermédiaires qui servent à montrer la convenance de deux autres, on les appelle preuves. Là où la convenance ou la disconvenance sont perçues manifestement et clairement par cette voie, cela s'appelle démonstration, parce qu'on montre à l'entendement et qu'on fait voir à l'esprit qu'il en est ainsi. La rapidité de l'esprit à découvrir des idées intermédiaires (qui dévoileront la convenance ou la disconvenance d'une autre) et à les appliquer correctement, c'est ce qu'on appelle, je crois, la sagacité.

Ibid. § 4

Cette connaissance par preuves intermédiaires est assurément certaine, mais l'évidence n'est pas aussi claire et lumineuse et l'assentiment n'est pas aussi prompt que dans la connaissance intuitive. Dans la démonstration en effet l'esprit perçoit finalement la convenance ou la disconvenance des idées qu'il considère, mais il y arrive non sans peine ni attention ; il faut pour la trouver plus qu'un regard rapide : une tension et une quête constantes sont requises dans cette recherche. Il y faut une progression par étapes et degrés avant que l'esprit ne puisse arriver de cette manière à la certitude et à la perception de la convenance ou de l'opposition entre deux idées qui demandent des preuves et la mise en oeuvre de la raison pour les manifester.

Ibid. § 7

Or, dans la connaissance démonstrative, à chaque étape que construit la raison il y a une connaissance intuitive de la convenance ou de la disconvenance cherchées avec l'idée médiatrice la plus proche utilisée comme preuve ; car s'il n'en était pas ainsi, cela même demanderait une preuve. En effet, sans la perception de la convenance ou de la disconvenance, aucune connaissance n'est produite ; si convenance ou disconvenance sont perceptibles par elles-mêmes, il s'agit d'une connaissance intuitive ; si elles ne sont pas perceptibles par elles-mêmes, il faut une idée intermédiaire, qui serve de mesure commune pour montrer leur convenance ou leur disconvenance. D'où il est clair que toute étape de raisonnement qui produit une connaissance a une certitude intuitive ; et quand l'esprit perçoit cette certitude, il ne faut rien de plus, si ce n'est de se souvenir qu'elle rend visibles et certaines la convenance ou la disconvenance des idées, objets de la recherche.

Et donc, pour démontrer, il est nécessaire de percevoir la convenance immédiate des idées intermédiaires grâce auxquelles on trouve la convenance ou la disconvenance des deux idées examinées (dont l'une est toujours la première et l'autre la dernière de l'énoncé).

Cette perception intuitive de la convenance ou de la disconvenance des idées intermédiaires à chaque étape de la progression de la démonstration doit aussi être retenue exactement par l'esprit ; et il faut être sûr de ne rien laisser tomber ; et c'est parce que, dans les déductions longues, avec l'emploi de plusieurs preuves, la mémoire ne s'en souvient plus avec toujours autant de facilité et d'exactitude, qu'il se fait que cette connaissance soit plus imparfaite que la connaissance intuitive et que l'on prenne souvent des erreurs pour des démonstrations.

Ibid. § 14

Tels sont les deux degrés de notre connaissance : l'intuition et la démonstration ; là où aucun des deux ne s'applique, quelle que soit l'assurance de l'adhésion, il ne s'agit que de foi ou d'opinion, mais pas de connaissance, du moins pour les vérités générales.

Il existe en effet une autre perception de l'esprit, utilisée pour l'existence singulière d'êtres finis extérieurs à nous ; sans atteindre totalement aucun des degrés précédents de certitude, elle dépasse pourtant la simple probabilité, et reçoit donc le nom de connaissance.

Il ne peut rien y avoir de plus certain que ce fait : l'idée reçue d'un objet extérieur est dans l'esprit ; telle est la connaissance intuitive. Mais quant à savoir s'il y a quelque chose de plus que la simple idée dans l'esprit, si donc on peut avec certitude en inférer l'existence de quelque chose extérieur à nous qui corresponde à cette idée, c'est ce dont certains pensent que l'on peut douter, parce qu'il est possible d'avoir ces idées dans l'esprit alors qu'une telle chose n'existe pas, alors qu'aucun objet tel n'affecte leurs sens.

Ici pourtant, je pense, on dispose d'une évidence qui fait dépasser le doute. Je le demande en effet à chacun ; n'est-il pas lui-même nécessairement conscient de ce qu'il perçoit différemment quand il regarde le soleil de jour et quand il y pense la nuit, quand il goûte réellement de l'absinthe, quand il sent une rose ou quand il songe seulement à ce goût ou à cette odeur ? On voit aussi bien la différence entre toute idée remémorée et toute idée pénétrant effectivement dans l'esprit par les sens, que l'on voit la différence entre deux idées distinctes.

Si quelqu'un prétend qu'un rêve peut faire la même chose et que toutes ces idées peuvent être produites en nous sans objet extérieur, il n'a qu'à rêver que je lui fais cette réponse :

1) Peu importe que je résolve ou non cette difficulté ; là où tout n'est que rêve, raisonnements et argumentations sont inutiles, vérité et connaissance ne sont rien.

2) Je crois qu'il admettra qu'il y a une différence très manifeste entre rêver être dans le feu et y être effectivement. Pourtant s'il décidait de paraître assez sceptique pour maintenir que ce que j'appelle être effectivement dans le feu n'est qu'un rêve, et que nous ne pouvons donc connaître avec certitude qu'il existe effectivement quelque chose tel que le feu hors de nous, je réponds que nous sentons avec certitude que le plaisir ou la douleur suivent du contact de certains objets dont nous percevons ou rêvons percevoir l'existence, alors cette certitude est aussi grande que notre bonheur ou notre malheur, sans lesquels nous n'avons aucun intérêt à connaître ou à être.

Aussi pouvons-nous ajouter aux deux sortes antérieures de connaissance, celle de l'existence d'objets singuliers extérieurs, par la perception et la conscience que nous avons de l'entrée effective d'idées qui en viennent ; et nous pouvons reconnaître ces trois degrés de connaissance : intuitive, démonstrative et sensitive ; pour chacune, il y a un degré et un moyen différents d'évidence et de certitude.

Épitre au lecteur [6]

On me dit qu'un abrégé de ce traité imprimé en 1688 fut condamné par certains, qui ne l'avaient pas lu, parce qu'on niait les idées innées ; ils concluaient en effet trop vite que, sans l'hypothèse des idées innées, il resterait peu de choses de la notion ou de la preuve des Esprits. Si quelqu'un est gêné par la même difficulté au début de ce traité, je souhaite qu'il le lise entièrement ; et j'espère alors qu'il sera convaincu qu'enlever les fondations erronées ne se fait pas au détriment, mais au bénéfice de la vérité, qui n'est jamais autant trahie ou mise en danger que quand l'erreur s'y mêle ou lui sert de base.

[1] John Locke, Essai sur l'entendement humain (Livre 1), Vrin © 2001, pp. 67-68.

[2] Ibid., pp. 126-127 et 135.

[3] Ibid. (Livre 2), pp. 164-166.

[4] Ibid. (Livre 4), pp. 277-278.

[5] Ibid., pp. 279-280, 282-283, 287-289.

[6] Ibid. (Livre 1), pp. 43-44.

Philo5
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