1809

Transformisme [1]

par Jean-Baptiste Pierre de Monet, chevalier de Lamarck

Extrait de « Philosophie zoologique »

De l' influence des circonstances sur les actions et les habitudes des animaux, et de celle des actions et des habitudes de ces corps vivans, comme causes qui modifient leur organisation et leurs parties.

Il ne s' agit pas ici d' un raisonnement, mais de l' examen d' un fait positif, qui est plus général qu' on ne pense, et auquel on a négligé de donner l'attention qu' il mérite, sans doute, parce que, le plus souvent, il est très-difficile à reconnoître. Ce fait consiste dans l'influence qu'exercent les circonstances sur les différens corps vivans qui s' y trouvent assujettis.

À la vérité, depuis assez long-temps on a remarqué l'influence des différens états de notre organisation sur notre caractère, nos penchans, nos actions, et même nos idées ; mais il me semble que personne encore n'a fait connoître celle de nos actions et de nos habitudes sur notre organisation même. Or, comme ces actions et ces habitudes dépendent entièrement des circonstances dans lesquelles nous nous trouvons habituellement je vais essayer de montrer combien est grande l'influence qu'exercent ces circonstances sur la forme générale, sur l'état des parties, et même sur l'organisation des corps vivans. Ainsi, c'est de ce fait très-positif dont il va être question dans ce chapitre.

Si nous n'avions pas eu de nombreuses occasions de reconnoître, d'une manière évidente, les effets de cette influence sur certains corps vivans que nous avons transportés dans des circonstances tout-à-fait nouvelles, et très-différentes de celles où ils se trouvoient, et si nous n'avions pas vu ces effets et les changemens qui en sont résultés, se produire, en quelque sorte, sous nos yeux mêmes, le fait important dont il s' agit nous fut toujours resté inconnu.

L'influence des circonstances est effectivement, en tout temps et partout, agissante sur les corps qui jouissent de la vie ; mais ce qui rend pour nous cette influence difficile à apercevoir, c'est que ses effets ne deviennent sensibles ou reconnoissables (surtout dans les animaux) qu'à la suite de beaucoup de temps.

Avant d'exposer et d'examiner les preuves de ce fait qui mérite notre attention, et qui est fort important pour la philosophie zoologique, reprenons le fil des considérations dont nous avons commencé l'examen.

Dans le paragraphe précédent, nous avons vu que c'est maintenant un fait incontestable, qu'en considérant l'échelle animale dans un sens inverse de celui de la nature, on trouve qu'il existe, dans les masses qui composent cette échelle, une dégradation soutenue, mais irrégulière, dans l'organisation des animaux qu'elles comprennent ; une simplification croissante dans l'organisation de ces corps vivans ; enfin, une diminution proportionnée dans le nombre des facultés de ces êtres.

Ce fait bien reconnu peut nous fournir les plus grandes lumières sur l'ordre même qu'a suivi la nature dans la production de tous les animaux qu'elle a fait exister ; mais il ne nous montre pas pourquoi l'organisation des animaux, dans sa composition croissante, depuis les plus imparfaits jusqu'aux plus parfaits, n'offre qu'une gradation irrégulière, dont l'étendue présente quantité d'anomalies ou d'écarts qui n'ont aucune apparence d'ordre dans leur diversité. Or, en cherchant la raison de cette irrégularité singulière dans la composition croissante de l'organisation des animaux, si l'on considère le produit des influences que des circonstances infiniment diversifiées dans toutes les parties du globe, exercent sur la forme générale, les parties et l'organisation même de ces animaux, tout alors sera clairement expliqué.

Il sera, en effet, évident que l'état où nous voyons tous les animaux, est, d'une part, le produit de la composition croissante de l'organisation qui tend à former une gradation régulière ; et, de l'autre part, qu'il est celui des influences d'une multitude de circonstances très-différentes qui tendent continuellement à détruire la régularité dans la gradation de la composition croissante de l'organisation. Ici, il devient nécessaire de m'expliquer sur le sens que j'attache à ces expressions : les circonstances influent sur la forme et l'organisation des animaux, c'est-à-dire, qu'en devenant très-différentes, elles changent, avec le temps, et cette forme et l'organisation elle-même, par des modifications proportionnées. Assurément, si l'on prenoit ces expressions à la lettre, on m'attribueroit une erreur ; car quelles que puissent être les circonstances, elles n'opèrent directement sur la forme et sur l'organisation des animaux aucune modification quelconque.

Mais de grands changemens dans les circonstances amènent, pour les animaux, de grands changemens dans leurs besoins, et de pareils changemens dans les besoins en amènent nécessairement dans les actions. Or, si les nouveaux besoins deviennent constans ou très-durables, les animaux prennent alors de nouvelles habitudes, qui sont aussi durables que les besoins qui les ont fait naître. Voilà ce qu'il est facile de démontrer, et même ce qui n'exige aucune explication pour être senti.

Il est donc évident qu'un grand changement dans les circonstances, devenu constant pour une race d'animaux, entraîne ces animaux à de nouvelles habitudes.

Or, si de nouvelles circonstances devenues permanentes pour une race d'animaux, ont donné à ces animaux de nouvelles habitudes, c'est-à-dire, les ont portés à de nouvelles actions qui sont devenues habituelles, il en sera résulté l'emploi de telle partie par préférence à celui de telle autre, et, dans certains cas, le défaut total d'emploi de telle partie qui est devenue inutile. Rien de tout cela ne sauroit être considéré comme hypothèse ou comme opinion particulière ; ce sont, au contraire, des vérités qui n'exigent, pour être rendues évidentes, que de l'attention et l'observation des faits. Nous verrons tout à l'heure, par la citation de faits connus qui l'attestent, d'une part, que de nouveaux besoins ayant rendu telle partie nécessaire, ont réellement, par une suite d'efforts, fait naître cette partie, et qu'ensuite son emploi soutenu l'a peu à peu fortifiée, développée, et a fini par l'agrandir considérablement ; d'une autre part, nous verrons que, dans certains cas, les nouvelles circonstances et les nouveaux besoins ayant rendu telle partie tout-à-fait inutile, le défaut total d'emploi de cette partie a été cause qu'elle a cessé graduellement de recevoir les développemens que les autres parties de l'animal obtiennent ; qu'elle s'est amaigrie et atténuée peu à peu, et qu'enfin, lorsque ce défaut d'emploi a été total pendant beaucoup de temps, la partie dont il est question a fini par disparoître. Tout cela est positif ; je me propose d'en donner les preuves les plus convaincantes.

Dans les végétaux, où il n'y a point d'actions, et, par conséquent, point d'habitudes proprement dites, de grands changemens de circonstances n'en amènent pas moins de grandes différences dans les développemens de leurs parties ; en sorte que ces différences font naître et développer certaines d'entre elles, tandis qu'elles atténuent et font disparoître plusieurs autres. Mais ici tout s'opère par les changemens survenus dans la nutrition du végétal, dans ses absorptions et ses transpirations, dans la quantité de calorique, de lumière, d'air et d'humidité qu'il reçoit alors habituellement ; enfin, dans la supériorité que certains des divers mouvemens vitaux peuvent prendre sur les autres.

Entre des individus de même espèce, dont les uns sont continuellement bien nourris, et dans des circonstances favorables à tous leurs développemens, tandis que les autres se trouvent dans des circonstances opposées, il se produit une différence dans l'état de ces individus, qui peu à peu devient très-remarquable. Que d'exemples ne pourrois-je pas citer à l'égard des animaux et des végétaux qui confirmeroient le fondement de cette considération! Or, si les circonstances restant les mêmes, rendent habituel et constant l'état des individus mal nourris, souffrans ou languissans, leur organisation intérieure en est à la fin modifiée, et la génération entre les individus dont il est question conserve les modifications acquises, et finit par donner lieu à une race très-distincte de celle dont les individus se rencontrent sans cesse dans des circonstances favorables à leurs développemens. Un printemps très-sec est cause que les herbes d'une prairie s'accroissent très-peu, restent maigres et chétives, fleurissent et fructifient, quoique n'ayant pris que très-peu d'accroissement. Un printemps entremêlé de jours de chaleurs et de jours pluvieux, fait prendre à ces mêmes herbes beaucoup d'accroissement, et la récolte des foins est alors excellente.

Mais si quelque cause perpétue, à l'égard de ces plantes, les circonstances défavorables, elles varieront proportionnellement, d'abord dans leur port ou leur état général, et ensuite dans plusieurs particularités de leurs caractères.

Par exemple, si quelque graine de quelqu'une des herbes de la prairie en question est transportée dans un lieu élevé, sur une pelouse sèche, aride, pierreuse, très-exposée aux vents, et y peut germer, la plante qui pourra vivre dans ce lieu s'y trouvant toujours mal nourrie, et les individus qu'elle y reproduira continuant d'exister dans ces mauvaises circonstances, il en résultera une race véritablement différente de celle qui vit dans la prairie, et dont elle sera cependant originaire. Les individus de cette nouvelle race seront petits, maigres dans leurs parties ; et certains de leurs organes ayant pris plus de développement que d'autres, offriront alors des proportions particulières.

Ceux qui ont beaucoup observé, et qui ont consulté les grandes collections, ont pu se convaincre qu'à mesure que les circonstances d'habitation, d'exposition, de climat, de nourriture, d'habitude de vivre, etc., viennent à changer ; les caractères de taille, de forme, de proportion entre les parties, de couleur, de consistance, d'agilité et d'industrie pour les animaux, changent proportionnellement.

Ce que la nature fait avec beaucoup de temps, nous le faisons tous les jours, en changeant nous-mêmes subitement, par rapport à un végétal vivant, les circonstances dans lesquelles lui et tous les individus de son espèce se rencontroient. Tous les botanistes savent que les végétaux qu'ils transportent de leur lieu natal dans les jardins pour les y cultiver, y subissent peu à peu des changemens qui les rendent à la fin méconnoissables. Beaucoup de plantes très-velues naturellement, y deviennent glabres, ou à peu près ; quantité de celles qui étoient couchées et traînantes, y voient redresser leur tige ; d'autres y perdent leurs épines ou leurs aspérités ; d'autres encore, de l'état ligneux et vivace que leur tige possédoit dans les climats chauds qu'elles habitoient, passent, dans nos climats, à l'état herbacé, et parmi elles, plusieurs ne sont plus que des plantes annuelles ; enfin, les dimensions de leurs parties y subissent elles-mêmes des changemens très-considérables. Ces effets des changemens de circonstances sont tellement reconnus, que les botanistes n'aiment point à décrire les plantes de jardins, à moins qu'elles n'y soient nouvellement cultivées.

Le froment cultivé (triticum sativum) n'est-il pas un végétal amené par l'homme à l'état où nous le voyons actuellement? Qu'on me dise dans quel pays une plante semblable habite naturellement, c'est-à-dire, sans y être la suite de sa culture dans quelque voisinage?

Où trouve-t-on, dans la nature, nos choux, nos laitues, etc., dans l'état où nous les possédons dans nos jardins potagers? N'en est-il pas de même à l'égard de quantité d'animaux que la domesticité a changés ou considérablement modifiés? Que de races très-différentes parmi nos poules et nos pigeons domestiques, nous nous sommes procurées en les élevant dans diverses circonstances et dans différens pays, et qu'en vain on chercheroit maintenant à retrouver telles dans la nature!

Celles qui sont les moins changées, sans doute, par une domesticité moins ancienne, et parce qu'elles ne vivent pas dans un climat qui leur soit étranger, n'en offrent pas moins, dans l'état de certaines de leurs parties, de grandes différences produites par les habitudes que nous leur avons fait contracter. Ainsi, nos canards et nos oies domestiques retrouvent leur type dans les canards et les oies sauvages ; mais les nôtres ont perdu la faculté de pouvoir s'élever dans les hautes régions de l'air, et de traverser de grands pays en volant ; enfin, il s'est opéré un changement réel dans l'état de leurs parties, comparées à celles des animaux de la race dont ils proviennent. Qui ne sait que tel oiseau de nos climats, que nous élevons dans une cage, et qui y vit cinq ou six années de suite, étant après cela replacé dans la nature, c'est-à-dire, rendu à la liberté, n'est plus alors en état de voler comme ses semblables qui ont toujours été libres? Le léger changement de circonstance opéré sur cet individu, n'a fait, à la vérité, que diminuer sa faculté de voler, et, sans doute, n'a opéré aucun changement dans la forme de ses parties. Mais si une nombreuse suite de générations des individus de la même race avoit été tenue en captivité pendant une durée considérable, il n'y a nul doute que la forme même des parties de ces individus n'eût peu à peu subi des changemens notables, à plus forte raison si, au lieu d'une simple captivité constamment soutenue à leur égard, cette circonstance eût été en même temps accompagnée d'un changement de climat fort différent, et que ces individus, par degrés, eussent été habitués à d'autres sortes de nourritures, et à d'autres actions pour s'en saisir ; certes, ces circonstances réunies et devenues constantes, eussent formé insensiblement une nouvelle race alors tout-à-fait particulière.

Où trouve-t-on maintenant, dans la nature, cette multitude de races de chiens, que, par suite de la domesticité où nous avons réduit ces animaux, nous avons mis dans le cas d'exister telles qu'elles sont actuellement? Où trouve-t-on ces dogues, ces lévriers, ces barbets, ces épagneuls, ces bichons, etc., etc., races qui offrent entre elles de plus grandes différences que celles que nous admettons comme spécifiques entre les animaux d'un même genre qui vivent librement dans la nature?

Sans doute, une race première et unique, alors fort voisine du loup, s'il n'en est lui-même le vrai type, a été soumise par l'homme, à une époque quelconque, à la domesticité. Cette race, qui n'offroit alors aucune différence entre ses individus, a été peu à peu dispersée avec l'homme dans différens pays, dans différens climats ; et après un temps quelconque, ces mêmes individus ayant subi les influences des lieux d'habitation et des habitudes diverses qu'on leur a fait contracter dans chaque pays, en ont éprouvé des changemens remarquables, et ont formé différentes races particulières. Or, l'homme qui, pour le commerce, ou pour d'autre genre d'intérêt, se déplace même à de très-grandes distances, ayant transporté dans un lieu très-habité, comme une grande capitale, différentes races de chiens formées dans des pays fort éloignés, alors le croisement de ces races, par la génération, a donné lieu successivement à toutes celles que nous connoissons maintenant. Le fait suivant prouve, à l'égard des plantes, combien le changement de quelque circonstance importante influe pour changer les parties de ces corps vivans.

Tant que le ranunculus aquatilis est enfoncé dans le sein de l'eau, ses feuilles sont toutes finement découpées et ont leurs divisions capillacées ; mais lorsque les tiges de cette plante atteignent la surface de l'eau, les feuilles qui se développent dans l'air sont élargies, arrondies et simplement lobées. Si quelques pieds de la même plante réussissent à pousser, dans un sol seulement humide, sans être inondé, leurs tiges alors sont courtes, et aucune de leurs feuilles n'est partagée en découpures capillacées ; ce qui donne lieu au ranunculus hederaceus, que les botanistes regardent comme une espèce, lorsqu'ils le rencontrent.

Il n'est pas douteux qu'à l'égard des animaux, des changemens importans dans les circonstances où ils ont l'habitude de vivre, n'en produisent pareillement dans leurs parties ; mais ici les mutations sont beaucoup plus lentes à s'opérer que dans les végétaux, et, par conséquent, sont pour nous moins sensibles, et leur cause moins reconnoissable.

[...]

Or, le véritable ordre de choses qu'il s'agit de considérer dans tout ceci, consiste à reconnoître : 1) que tout changement un peu considérable et ensuite maintenu dans les circonstances où se trouve chaque race d'animaux, opère en elle un changement réel dans leurs besoins ; 2) que tout changement dans les besoins des animaux nécessite pour eux d'autres actions pour satisfaire aux nouveaux besoins et, par suite, d'autres habitudes ; 3) que tout nouveau besoin nécessitant de nouvelles actions pour y satisfaire, exige de l'animal qui l'éprouve, soit l'emploi plus fréquent de telle de ses parties dont auparavant il faisoit moins d'usage, ce qui la développe et l'agrandit considérablement, soit l'emploi de nouvelles parties que les besoins font naître insensiblement en lui, par des efforts de son sentiment intérieur ; ce que je prouverai tout à l'heure par des faits connus.

Ainsi, pour parvenir à connoître les véritables causes de tant de formes diverses et de tant d'habitudes différentes dont les animaux connus nous offrent les exemples, il faut considérer que les circonstances infiniment diversifiées, mais toutes lentement changeantes, dans lesquelles les animaux de chaque race se sont successivement rencontrés, ont amené, pour chacun d'eux, des besoins nouveaux et nécessairement des changemens dans leurs habitudes. Or, cette vérité, qu'on ne sauroit contester, étant une fois reconnue, il sera facile d'apercevoir comment les nouveaux besoins ont pu être satisfaits, et les nouvelles habitudes prises, si l'on donne quelqu'attention aux deux lois suivantes de la nature, que l'observation a toujours constatées.

Première Loi.

Dans tout animal qui n'a point dépassé le terme de ses développemens, l'emploi plus fréquent et soutenu d'un organe quelconque, fortifie peu à peu cet organe, le développe, l'agrandit, et lui donne une puissance proportionnée à la durée de cet emploi ; tandis que le défaut constant d'usage de tel organe, l'affoiblit insensiblement, le détériore, diminue progressivement ses facultés, et finit par le faire disparoître.

Deuxième Loi.

Tout ce que la nature a fait acquérir ou perdre aux individus par l'influence des circonstances où leur race se trouve depuis long-temps exposée, et, par conséquent, par l'influence de l'emploi prédominant de tel organe, ou par celle d'un défaut constant d'usage de telle partie ; elle le conserve par la génération aux nouveaux individus qui en proviennent, pourvu que les changemens acquis soient communs aux deux sexes, ou à ceux qui ont produit ces nouveaux individus.

Ce sont là deux vérités constantes qui ne peuvent être méconnues que de ceux qui n'ont jamais observé ni suivi la nature dans ses opérations, ou que de ceux qui se sont laissés entraîner à l'erreur que je vais combattre.

[1] Jean-Baptiste Pierre de Monet, chevalier de Lamarck, Philosophie zoologique, Dentu Paris 1809, chapitre VII, pages 218 à 230, et 233 à 235.

(Oeuvres de Lamarck en ligne...)