NÉOPLATONICIENS 

Boèce

 

Texte fondateur

~ 523

Consolation de la Philosophie [1]

Livre III, Ch. 19

Philosophie

— Ainsi, puisque tu as vu la forme que revêt le bien imparfait aussi bien que celle que revêt le bien parfait, il me faut maintenant, je crois, te montrer où réside cette perfection du bonheur. Et en cela, j'estime nécessaire de se demander en premier lieu si un bien tel que tu viens de le définir peut exister dans la réalité, de peur de passer à côté de la vérité sans la voir et de nous laisser abuser par une représentation illusoire de notre imagination. Mais que ce bien existe et qu'il soit pour ainsi dire la source de tous les biens, on ne peut le nier. En effet, tout ce qui est dit imparfait, est tenu pour imparfait du fait d'une dégradation de la perfection. Il s'ensuit que si en quelque domaine que ce soit, quelque chose semble imparfait, il existe nécessairement aussi dans ce domaine quelque chose de parfait. En effet si on n'admet pas que la perfection existe, on ne peut même pas imaginer comment ce qui est tenu pour imparfait existe. Et en effet l'univers n'a pas été à sa naissance constitué d'éléments dégradés et inachevés, mais tout en procédant d'éléments intacts et achevés, il a fini par tomber dans ces imperfections, vaincu par l'épuisement. Mais si comme nous venons de le montrer, il existe un bonheur imparfait qui est un bien périssable, on ne peut douter qu'il n'existe un bonheur durable et parfait.

Boèce

— Voilà une conclusion parfaitement vraie et irréprochable.

Philosophie

— Maintenant si tu veux savoir où il réside, voici comment tu dois raisonner. Tous les esprits humains s'accordent pour affirmer que Dieu, principe de toutes choses, est bon. De fait, comme on ne peut rien concevoir de mieux que Dieu, qui pourrait douter que ne soit bon ce qui est meilleur que tout le reste ? Par ailleurs, le raisonnement montre à tel point que Dieu est bon qu'il prouve de façon irréfutable que le bien parfait est aussi en lui. Car s'il en était autrement. Dieu ne pourrait être le principe de toutes choses. En effet quelque chose qui posséderait le bien parfait et semblerait premier par rapport à Dieu et plus ancien que lui, aurait la prééminence sur lui : car tout ce qui est parfait apparaît de toute évidence comme étant premier par rapport à ce qui est un peu entamé. C'est ainsi que pour éviter de prolonger le raisonnement indéfiniment, il faut admettre que le Dieu souverain contient le parfait et souverain bien. Mais nous avons établi que le bien parfait est le véritable bonheur : le véritable bonheur réside donc nécessairement dans le Dieu souverain.

Boèce

— Je l'admets, et il est tout à fait impossible d'y contredire.

Philosophie

— Mais, je t'en prie, prends conscience du caractère sacré et inviolable de ton adhésion à notre affirmation selon laquelle le Dieu souverain contient le souverain bien.

Boèce

— Comment cela ?

Philosophie

— Ne va pas supposer que ce Père de toutes choses ait reçu de l'extérieur ce souverain bien, dont on dit qu'il le résume entièrement, ni qu'il le possède par sa nature, au sens où la substance du Dieu possesseur serait différente de celle du bonheur possédé. Si tu pensais en effet que ce souverain bien ait été reçu de l'extérieur, tu pourrais juger qui l'aurait donné, supérieur à qui l'aurait reçu. Mais nous affirmons sans crainte de nous tromper que Dieu est infiniment au-dessus de toutes choses existantes. Et si ce souverain bien se trouve en Dieu du fait de sa nature, mais que par essence, il en diffère, étant donné que nous parlons d'un Dieu principe de toutes choses, qui donc serait susceptible d'avoir combiné ces essences différentes ? L'imagine qui pourra ! Enfin, ce qui est différent d'une chose, quelle qu'elle soit, n'est pas ce dont on reconnaît qu'elle est différente. Ainsi, ce qui est par sa nature, différent du souverain bien, n'est pas le souverain bien, ce qu'il serait sacrilège de penser de ce qui, de toute évidence, est supérieur à tout ce qui existe. En effet il ne peut absolument rien exister dont la nature soit meilleure que son principe : c'est ainsi que je peux conclure avec certitude que ce qui est principe de toutes choses, est aussi, par sa substance, le souverain bien.

Boèce

— C'est très juste.

Philosophie

— Mais nous avons admis que le souverain bien est le bonheur.

Boèce

— Oui.

Philosophie

— Ainsi, il faut admettre que Dieu est le bonheur même.

Boèce

— Je ne peux réfuter tes propositions antérieures et je vois qu'elles mènent à cette conclusion.

Philosophie

— Demande-toi si on peut prouver cette affirmation de façon plus irréfutable en partant également de la proposition suivante : il ne peut exister deux souverains biens qui différeraient l'un de l'autre. Car quand des biens sont différents l'un de l'autre, il est clair que l'un n'est pas ce qu'est l'autre ; et ainsi aucun des deux ne pourra être parfait puisque l'un fait défaut à l'autre. Mais ce qui n'est pas parfait n'est manifestement pas souverain ; il est donc absolument impossible que diffèrent entre eux des biens qui seraient souverains. Or nous avons conclu que le bonheur et Dieu sont le souverain bien ; c'est donc précisément le bonheur suprême qui est nécessairement la divinité souveraine.

Boèce

— On ne peut rien conclure de plus vrai, de plus irréfutable, ni de plus digne de Dieu.

Philosophie

— Poursuivons. De même que des géomètres qui déduisent des théorèmes qu'ils ont démontrés ce qu'ils nomment des « porismata », je vais moi aussi te donner une sorte de corollaire. Puisque, d'une part, c'est par l'acquisition du bonheur que les gens deviennent heureux et que, d'autre part, le bonheur est lui-même divinité, il est manifeste que par l'acquisition de la divinité, ils deviennent heureux : mais de même que, par l'acquisition de la justice, ils deviennent justes et par celle de la sagesse, sages, de même, si on suit la même logique, lorsqu'ils ont acquis la divinité, ils deviennent nécessairement des dieux. Par conséquent, tout homme heureux est un dieu, bien qu'il n'y ait évidemment qu'un seul Dieu par nature ; mais par participation, rien n'empêche qu'il n'y en ait autant qu'on veut.

Boèce

— Voilà une proposition aussi belle que précieuse, que tu préfères l'appeler « porisma » ou « corollaire ».

Philosophie

— Pourtant rien n'est plus beau que cette autre proposition que la raison me convainc de devoir relier aux propositions précédentes.

Boèce

— Laquelle ?

Philosophie

— Puisque le bonheur, dit-elle, semble inclure beaucoup de choses, toutes ces choses se réuniraient-elles pour constituer en quelque sorte un seul corps hétérogène, celui du bonheur, ou, parmi ces choses, y en aurait-il une qui serait la seule à constituer la substance du bonheur et à laquelle se rapporterait tout le reste ?

Boèce

— Je voudrais bien que tu clarifies ta question en la précisant point par point.

Philosophie

— Ne considérons-nous pas le bonheur comme un bien ?

Boèce

— Si ! et même comme le bien suprême.

Philosophie

— Tu peux attribuer ce qualificatif à tous les biens. De la même façon en effet, le bonheur est aussi considéré comme étant la suprême indépendance, la suprême puissance, tout comme la considération sociale, la célébrité et le plaisir suprêmes. Mais quoi ? Toutes ces choses — le bien, l'indépendance, la puissance, etc. — sont-elles, en quelque sorte, les membres du bonheur ou se rapportent-elles toutes au bien, comme à leur tête ?

Boèce

— Je comprends le problème que tu poses, mais je désire apprendre quelle est ta conclusion.

Philosophie

— Apprends maintenant comment on peut résoudre ce problème. Si toutes ces choses étaient des membres du bonheur, elles différeraient alors les unes des autres. En effet, la nature des parties est telle que c'est avec leurs différences qu'elles constituent un seul et même corps. Or il a été démontré que toutes ces choses sont une seule et même chose ; on ne peut donc absolument pas parler de membres. Autrement le bonheur semblerait résulter de l'assemblage d'un seul membre, ce qui ne se peut pas.

Boèce

— Jusqu'à maintenant il n'y a rien à redire, mais j'attends la suite.

Philosophie

— Par ailleurs, on voit bien que toutes les autres choses se rapportent au bien. En effet, si on recherche l'indépendance, c'est qu'on la considère comme un bien et si on recherche la puissance, c'est qu'elle passe, elle aussi, pour un bien ; on peut faire la même supposition pour ce qui est de la considération sociale, de la célébrité et du plaisir. Par conséquent, l'essence et la cause de tout ce qui est désirable, c'est le bien. Car ce qui ne contient en soi aucun bien, ni en réalité ni en apparence, ne peut en aucun cas être désiré. Au contraire, les choses qui ne sont pas bonnes par nature, pourvu qu'elles donnent l'impression de l'être, sont recherchées comme si elles étaient véritablement bonnes. Il en résulte qu'on a raison de croire que l'essence, le pivot et la cause de toutes choses désirables, c'est leur qualité de bien. D'autre part, c'est ce en vue de quoi quelque chose est recherché qui apparaît comme étant ce qui est particulièrement souhaité, comme dans le cas de la personne qui veut monter à cheval pour sa santé et ne désire pas tant, dans l'équitation, l'exercice physique que son effet : la santé. Par conséquent, comme à travers toutes ces choses, on ne recherche que le bien, ce ne sont pas tant ces choses que le bien lui-même que tout le monde désire. Mais nous avons admis que lorsqu'on souhaite quelque chose, c'est toujours en vue du bonheur ; de la même façon les gens ne recherchent que le bonheur. De ce qui précède, il ressort clairement que le bien et le bonheur, proprement dit, ont une seule et même substance.

Boèce

— Je ne vois pas comment ne pas être d'accord.

Philosophie

— Mais nous avons montré que Dieu et le véritable bonheur sont une seule et même chose.

Boèce

— Oui.

Philosophie

Nous pouvons donc conclure sans crainte de nous tromper, que la substance de Dieu réside aussi dans le bien lui-même et nulle part ailleurs.

[1] Boèce (Boezio), Consolation de la Philosophie, Rivages © 1989, traduction du latin Colette Lazam, pp. 129-135.

Consolation de la Philosophie a été écrit en prison au moment où Boèce, injustement accusé de complot, avait été condamné à mort. Il a rédigé le texte entre deux séances de torture. La Philosophie est ici personnifiée, et Boèce s'entretient avec cette dame souveraine en consolation du triste sort qui l'accable.

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