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Un Grec dit : « Tous les Grecs sont menteurs »

par François Brooks

À Vancouver, du 30 juin au 10 juillet, hébergé dans le loft de l'ami Claire, j'ai passé de bons moments de vacances avec ma compagne. Mais elle était dans la période qui précédait ses règles et je la sentais parfois irritable. Si bien qu'à un certain moment, elle me posa une question (dont j'essaie de me souvenir) qui me mettait dans la situation du Grec qui affirme : « Tous les Grecs sont menteurs ». Je ne pouvais répondre à cette question, parce que, si j'y répondais, que ma réponse soit positive ou négative, ça impliquait que ma réponse contenait son contraire. J'essayais d'expliquer à ma compagne que sa question me mettait dans l'impossibilité de lui donner une réponse ; mais son esprit se brouillait et elle ne comprenait pas ce que je lui expliquais. Elle m'avait posé cette question tout en restant inconsciente qu'il me serait impossible d'y répondre et elle me la répétait comme si je ne l'avais pas bien comprise.

 

La situation m'est revenue à l'esprit aujourd'hui. Je fus à nouveau exposé à ce genre de dilemme lorsque mon esprit méditait en écoutant le disque de Frank Zappa Sofa. Je ne me souviens encore pas de la pensée qui m'a introduit ce genre de réflexion.

 

C'est drôle, on dirait que ce genre de dilemme me brouille l'esprit et annule ma mémoire.

 

Des flashes de ce dilemme me sont apparus toute la journée et j'ai eu tout à coup l'impression que celui-ci se posait dans ma vie de façon beaucoup plus fréquente que j'en ai ordinairement conscience. Je vois ce dilemme s'opposer parfaitement au Discours de la méthode de Descartes que je lis présentement.

 

D'un côté, j'ai Descartes avec sa Méthode qui me permet d'éclairer mon jugement et d'en prendre conscience. Et de l'autre, j'ai une forme de pensée qui se contredit elle-même en apparaissant ; elle obscurcit ma pensée et annule ma mémoire. Ma pensée se perd de la même façon dans le dilemme de l'œuf et de la poule : lequel des deux est-il apparu le premier? Comme si mon esprit, étant lui-même amené à exister à la suite d'une cause, (maman + papa) ne pouvait concevoir les choses autrement que par une origine causée.

 

Ce même esprit est aussi tout à fait à l'aise lorsque se présente le Grec qui affirme : « Tous les Grecs sont menteurs ». Pourtant, s'il dit vrai, ce qu'il dit est faux, et s'il ment, ce qu'il dit est vrai. C'est que mon esprit semble aussi chercher spontanément ce qui est vrai et ce qui est faux. Sans doute mes réflexions trouvent-elles leur genèse dans le bouillon biblique de mon éducation. (Me voilà encore en train d'expliquer le ici et maintenant par une cause).

 

Lorsque j'affirme quelque chose, c'est que je nie en même temps le contraire. Pourtant, c'est l'existence de son contraire qui me permet de me positionner, comme la vision d'une couleur implique la présence de toutes les couleurs sauf celle que l'on voit. Les formules toutes faites peuvent souvent induire en erreur. Il faut leur faire passer le test de la réflexion. Dans sa chanson You're So Vain, Carly Simon dit « You probably think this song is about you ». Elle suppose donc que sa chanson n'est pas pour lui ; mais pour qui donc sa chanson est-elle? Le you du début de sa phrase est pourtant le même que le you de la fin. Veut-elle dire qu'elle le méprise tellement qu'il ne mérite pas cette chanson? Cette chanson est donc pour lui. Encore un non-sens.

 

Ce que l'on conçoit bien s'énonce clairement,
Et les mots pour le dire arrivent aisément.[1]

 

Mais les penseurs nébuleux peuvent être diserts. Bien entendu, tout le monde ne peut pas être en accord avec ma façon de penser. J'aime la rixe intellectuelle ; j'estime que la lumière jaillit du choc des idées. Mais j'entends et je lis si souvent des choses qui sont en contradiction avec leur propre auteur que j'en arrive à croire que la contradiction personnelle est une façon d'être très répandue. Il suffit de s'en accommoder. Je reconnais devoir moi-même vivre avec certaines contradictions intérieures. Mon esprit est comme un édifice en construction et certaines parties souffrent le désordre. J'admets cependant qu'on m'éclaire sur mes points obscurs avec, toutefois, une certaine délicatesse. Pour tout dire, j'essaie de faire le ménage dans mes idées et je me rends compte qu'il me manque d'espace. Alors, je dois élargir ma façon de penser pour mettre de l'ordre dans mes contradictions. Pour le moment, il y a tout un univers de philosophes que je connais mal et je vais essayer de combler mes lacunes.

 



[1] ©Larousse.
Boileau (Nicolas), L'Art poétique.