991109

Roger est mort, Chartrand s'en fout

par François Brooks

Mon voisin est mort d'une cirrhose la semaine dernière. Le foie lui a éclaté dans le ventre. Il pensait, le mois dernier, en me montrant la bosse sur son abdomen, que c'était une hernie ordinaire. Il attendait qu'on l'appelle pour être opéré. En fait, c'était peut-être aussi un cancer. Qui sait? Il fumait comme une cheminée et buvait comme un trou. Il n'avait que 39 ans, il en paraissait dix de plus et il vivait sur le Bien-être social depuis je ne sais combien d'années.

 

Roger m'était plutôt sympathique. Il me parlait toujours poliment et il avait même une certaine classe dans sa manière d'être. Il n'était jamais en retard pour payer son loyer. De temps en temps, il faisait un peu de travail au noir pour boucler ses fins de moi ; il faut bien vivre. Il était coincé dans le cercle vicieux de notre société qui, comme le disait Félix, tue les gens en les payant à ne rien faire[1].

 

Cet après midi, j'assistais au lancement du livre de Michel Chartrand et Michel Bernard, Manifeste pour un revenu de citoyenneté. Bernard était bien à l'heure mais il ne voulait plus me parler. Je lui avais demandé s'il ne pensait pas que la dignité d'un homme passe par le travail. Il m'avait répondu que dans notre société, il n'y a pas de travail pour tout le monde. Voulant le relancer, ses idées se sont brouillées et il m'a écarté prétextant qu'il ne voulait pas me faire une conférence à moi tout seul alors qu'il faudrait répéter plus tard pour tout le monde. Il semblait embarrassé et s'est esquivé pour aller faire les cent pas tout seul, un peu plus loin.

 

Chartrand est arrivé avec une heure de retard sans remords envers ceux qui avaient été ponctuels mais en rugissant à qui voulait l'entendre son indignation au fait que certains Québécois ont faim. Lorsque je me suis avancé vers lui, il m'a considéré du regard. Je lui ai serré la main en me présentant et il a pris deux minutes pour lire la question que j'avais griffonnée sur la première page de son livre que je venais d'acheter :

 

Si chacun peut vivre confortablement sans travailler, qui va nettoyer les chiottes?

 

Ce à quoi il a répondu, bon joueur :

 

Mais c'est moi qui nettoie les chiottes chez-moi, ne fais-tu pas pareil?

Bien sûr, répondis-je.

 

J'avais prévu cette esquive et explicité ma question un peu plus bas. Il a lu :

 

Dans une société élitiste égalitaire, comment s'assurer que les travaux rébarbatifs seront accomplis?

 

Ici, il m'a fait reconnaître sa sagesse légendaire :

 

Il n'y a rien d'élitiste dans une société égalitaire. Une société égalitaire, c'est l'égalité pour tout le monde. Dans la société, ce sont ceux qui font les plus sales jobs qui devraient être les mieux payés, a-t-il ajouté. Il a ensuite continué en disant que les femmes font tout ça sans être payées pour, et qu'il est temps que ça change.

 

Je lui ai dit que les temps avaient changé, et que maintenant, les femmes travaillent tout comme les hommes, mais mon temps était déjà terminé et il s'est éloigné sans entendre la fin de ma phrase. Les phares des journalistes semblaient l'attirer davantage que la controverse que je lui présentais.

 

Curieusement, à ce lancement, les premiers concernés, les « pauvres » étaient absents. Il n'y avait que des intellectuels et des journalistes. Roger, étant déjà mort, ne pouvait pas y être ; bien que, même vivant, je doute qu'il s'y soit présenté. Les autres, comme Félix les désignait, morts aussi, ne pouvaient pas plus être présents.

 



 

[1] Félix Leclerc, 100,000 Façons de tuer un homme.