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Lettre à un ami Juif immigrant hésitant

par François Brooks

Bonjour Robert.

 

J'ai lu ton message attentivement. Je t'en remercie. Tes réflexions m'intéressent énormément. Surtout qu'elles m'amènent moi-même à réfléchir sur ces questions : Qu'est-ce que c'est qu'un Juif? Est-ce une race? Est-ce une religion? Woody Allen disait à travers la bouche de son personnage Harry, l'écrivain, dans son film « Harry dans tous ses états », que « la religion, c'est de la foutaise ; une appartenance qui ne sert qu'à t'indiquer clairement qui tu dois haïr ». Sachant qu'il est lui-même juif, sa réflexion attire mon attention (et mon sourire).

 

Généralement, l'appartenance religieuse relève de trois instances : 1. : la nationalité territoriale, 2. : la foi spirituelle, et 3. : la race à laquelle on appartient. Pour un autochtone Amérindien, par exemple, l'appartenance religieuse est assez évidente à déterminer. Pour peu que celui-ci vive dans une réserve et soit élevé par une famille qui n'a pas été « convertie » à une des religions des « blancs », ces trois instances déterminent clairement sa religion. Dans le cas d'un immigrant, ça se complique un peu si celui-ci, en changeant de territoire se trouve à vivre dans une religion différente de sa religion d'origine. Mais le problème peut vite disparaître s'il prête allégeance à la religion de sa terre d'accueil par exemple, pour les Chrétiens, en se faisant baptiser et en participant aux cérémonies religieuses. Il (ou elle) prend femme (ou mari), les sangs se mélangent et la descendance sera Chrétienne. Il s'intègre, dit-on. Pour le Juif, alors là, c'est vraiment le casse tête. Un Juif, traditionnellement, n'a pas de nationalité territoriale. Si bien qu'avant que l'État d'Israël ne soit créé, le Juif n'avait aucune nationalité territoriale à laquelle s'identifier. De plus, étant une immense diaspora dispersée partout à travers le monde, il y en avait de presque toutes les nationalités. Seule sa foi religieuse pouvait l'identifier. Ce qui m'amène à la question bizarre de comment les Nazis faisaient-ils pour les identifier? La foi religieuse est quelque chose de si immatériel qu'il aurait été facile pour ceux-ci (du moins théoriquement, j'imagine) d'éviter d'être persécutés simplement en changeant d'allégeance religieuse (du moins, temporairement, en attendant que les esprits se calment).

 

Toute la question juive se résume en la question philosophique de l'identité « Qui suis-je? ».

 

Le Juif, à mes yeux, n'est ni un conquérant ni un citoyen. Il ne cherche pas à convertir[1] ou à imposer sa foi aux autres, puisqu'il faut être fils de Juif pour le devenir. Il ne donne pas sa foi à n'importe qui. Cette religion est léguée par héritage seulement. De plus, il ne s'assimile pas, ni par la langue, ni par la culture, ni par la race. Et il est bien placé pour ça puisqu'il n'a pas de pays ; « il cherche sa terre promise ».

 

Ici, il m'arrive une autre question : mais comment diable peut-on devenir Juif?

 

Dans ce sens, ne trouves-tu pas curieux que l'expérience personnelle que tu es en train de vivre semble être une répétition de toute la problématique juive. N'es-tu pas un peu comme le microcosme de l'histoire des Juifs qui se répète à travers toi? Dans ce sens, je te vois comme un Juif dans l'âme. Mais si j'élargis un peu mon regard, il me semble qu'essentiellement, on devient Juif dès qu'on devient immigrant, quelle que soit notre allégeance religieuse. Je veux dire qu'à chaque fois qu'une personne change de pays pour s'installer dans un autre, c'est toute la problématique de l'intégration de l'immigrant qu'elle soulève. Et cette problématique sera résolue lorsque ses enfants seront enracinés dans le pays d'accueil. Sous ce regard, je comprends mieux les déchirements historiques qu'ont vécu les Juifs à travers les siècles. Ils veulent rester fidèles aux coutumes (de leurs pères) qui les font Juifs, coutumes auxquelles ils s'identifient. Elles sont l'essence même de leur identité, de leur appartenance. Par contre, ils sont souvent perçus comme des intrus dans le pays d'accueil puisque cette façon de faire peut être vécue comme un rejet du pays hôte. Un peu comme si l'invité sortait un repas de son sac, refusant de manger la bouffe qu'on lui sert. Si la terre d'un pays fournit le gîte, la nourriture, la langue et la culture, refuser de tout embrasser, c'est refuser d'en être citoyen à part entière. Mais quand on est né ailleurs, est-ce possible d'oublier complètement nos racines? Être immigré, c'est accepter de vivre sans pays. J'avais une amie Française qui vivait au Canada depuis vingt ans et qui avait toujours gardé un petit accent Français tout en employant tous les termes québécois dans son parler. De telle sorte qu'en visite dans sa parenté du Poitou, on l'appelait la Québécoise alors qu'à Montréal, on lui demandait encore souvent de quelle région de la France venait-elle.

 

Le Canada est un pays merveilleux dans ce sens, puisqu'il est composé d'une mosaïque culturelle[2] qui nous rappelle que nous sommes tous Juifs dans l'âme à une génération ou l'autre de notre histoire. Depuis plus de 450 ans, tous les Canadiens (sauf les autochtones purs, et il y en a très peu qui n'ont pas de sang « étranger » dans leur famille) ont dû être confrontés avec le problème de l'émigration. La solution canadienne ne passe pas par l'assimilation, mais par l'intégration au moyen d'une recherche d'harmonie dans la diversité. Ici, dans notre histoire familiale personnelle, nous avons tous dû confronter le problème de l'intégration dans un passé relativement récent. Dans mon cas, du côté de ma mère, mon arrière grand-père Jean Beyries, était un Français originaire des Landes (sud-ouest de la France). Et du côté de mon père, le grand père du grand père de mon grand-père (8è génération), James Brooks était un soldat Anglais qui avait bifurqué par la Nouvelle Angleterre avant de s'en venir au Canada.

 

Bienvenu au club!

 

Autres aspects :

Savais-tu que, à moins d'être un réfugié politique ou d'avoir, comme dans ton cas, de la parenté immédiate au pays, il faut maintenant verser une somme d'argent considérable (j'ai ouï dire un million de dollars) pour obtenir le privilège d'immigrer au Canada? Le Canada a récemment été coté premier pays au monde pour ce qui a trait au niveau de vie et cette cote a été établie en regard de nombreux facteurs comme le revenu moyen par habitant, le niveau d'instruction, les soins de santé, la longévité, entre autres.

 

Je suis heureux d'apprendre par ta lettre, même si ce n'est pas encore très clair, que tu considères venir habiter au Canada et ainsi te rendre disponible pour ta petite famille.

 



 

[1] C'est peut-être ce qui explique la montée du Christianisme. Historiquement, la religion juive, de par son ancienneté, aurait dû devenir la plus répandue sur la terre s'ils avaient été conquérants.

 

[2] Le multiculturalisme, c'est une façon moderne de parler de polythéisme. Chaque religion admet qu'il n'y a qu'un seul Dieu, mais tolère qu'on puisse le révérer sous différents modes tout en pensant que le nôtre est le Vrai Dieu.