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La conscience, c'est le pactole (2)

par François Brooks

Notre époque me semble vouer un culte spécial à ce qu'on se plaît généralement à appeler “la conscience”. Ce terme est aussi galvaudé que son opposé duquel la mode intellectuelle actuelle voudrait bien nous garder : “l'inconscience”. On confond allègrement cette dernière avec ignorance et la première avec le savoir. Quand je sais quelque chose, c'est tout simplement que les événements de ma vie m'ont amené à porter mon attention sur un aspect particulier, une idée ou un fait. Je peux très bien passer le reste de ma vie sans avoir à porter à nouveau mon attention sur cet aspect sans pour autant qu'on puisse dire que je l'ignore. Peut-on alors pour autant penser que j'en deviens inconscient? Dernièrement, j'ai manipulé une lamelle de métal qui a fait resurgir à ma mémoire le petit crapaud jouet de mon enfance. Celui-ci était constitué d'un corps métallique peint et, dessous, d'une lamelle qui le propulsait chaque fois que j'appuyais sur sa queue. Je n'avais pas pensé à ce jouet depuis plusieurs décennies. C'est en jouant avec ce crapaud que j'ai appris qu'une lamelle de métal pliée se redresse subitement lorsque l'on relâche la pression. Même si j'avais oublié les circonstances de cet apprentissage, j'ai ensuite toujours su l'effet qu'une lamelle de métal tendue pouvait avoir. On ne peut pas dire que je suis devenu inconscient des circonstances de cet apprentissage tout en restant conscient des effets de la lamelle de métal tendue.

 

Dans ma petite enfance, la conscience avait une toute autre signification. Les ecclésiastiques nous parlaient de celle-ci comme quelque chose de présent en nous de laquelle il fallait se détourner, ignorer, si on voulait faire le mal. On nous disait que la conscience était toujours présente pour nous guider dans nos pensées et nos actions ; on l'assimilait à l'âme : “agir en son âme et conscience” avait-on coutume de dire. Cette conscience en moi, comme un résidu de mon éducation, reflétait surtout le poids moral de la collectivité influant sur mon comportement. En ce sens, il est clair que ma conscience me venait des autres ; à l'instar de mes connaissances, c'était les autres – en l'occurrence, mes éducateurs(trices) – qui, par leur enseignement, me délivraient de l'ignorance (le mal à juguler) pour m'apporter savoir et conscience. Aujourd'hui, on a mis au rancart le bien et le mal, termes désormais reconnus pour être relatifs, arbitraires, tabous presque. Mais, curieusement, on les a remplacés par deux termes qui semblent être des équivalents : le conscient et l'inconscient. Ces termes ont le don de m'irriter parce que j'estime qu'ils ont les mêmes défauts que ceux qu'ils remplacent. Ils ont la prétention d'être actuels alors qu'ils véhiculent la bonne vieille idée qu'il faut faire le “bien” (être conscient) et éviter le “mal” (l'inconscience). En d'autres termes, nous pourrions dire la même chose en recommandant aux gens d'être instruits (savants) et d'éviter l'ignorance (crasse). Ce qui me gène dans ces suggestions moralisatrices, c'est la hiérarchie, le rapport de domination, la lutte des classes (encore et encore) qu'elles sous-tendent. Sous cet aspect, la conscience m'apparaît comme une forme de l'aristocratie agissant sur le peuple “inconscient”. Descartes n'avait-il pas démontré que le bon sens est la chose la mieux partagée au monde[1] et qu'il n'était pas nécessaire d'être savant pour conduire sa vie de façon sensée? [2] (Qui l'a lu sait combien il méprisait les “soi-disant” doctes théologiens qui n'ont du savoir que les apparences.) Si Aristote nous livre avec pertinence ses réflexions comme quoi le but le plus élevé de l'homme est le bonheur, et que celui-ci n'est pas lié au rang social, à la somme des connaissances ou à l'ignorance, c'est bien pour ces raisons que mon esprit se sent à l'aise d'adhérer à cette réflexion.

 

C'est bien malgré moi que ma réflexion me mène à la solution chrétienne de l'amour. Je dis malgré moi pour respecter le tabou social actuel qui veut que le christianisme soit l'affaire de “béats tarés”. Camus disait : Je ne connais qu'un seul devoir et c'est celui d'aimer. Les enseignements qu'on nous a rapportés d'un type qui se serait appelé Jésus de Nazareth nous expliquent qu'un homme (ou une femme) qui aime n'a plus à s'inquiéter de savoir s'il fait le bien ou non (s'il vaut mieux être conscient ou non). Aime et fais ce que tu veux (dilige et quod vis fac)[3] disait Saint Augustin. Mais Camus, qui manie bien le paradoxe, saurait sans doute nous démontrer la part de haine que, “à la limite”, l'amour contient. Alors, je serais tenté de dire après Saint Augustin : Aime et fais ce que tu peux.

 

Bien sûr, il vaut mieux être riche que pauvre, en santé que malade, savant qu'ignorant, mais à quoi bon tous ces avantages s'ils nous attirent le mépris de ceux que les fées Richesse, Santé et Savoir n'ont pas favorisés à la naissance[4]? Un cœur humain m'aimant gagnera davantage mon estime qu'un cœur savant sec et exigeant. Il est seulement dommage que le don de savoir aimer, le don “d'humanité”, ne vienne pas en même temps que le savoir (le savoir, aujourd'hui souvent confondu avec la conscience). Après Nietzsche, avec sa volonté de puissance, je serais tenté de parler de puissance d'aimer. La conscience, c'est le pactole? Permettez-moi d'en douter. L'amour serait plutôt “le pactole” mais celui-ci est un art difficile à maîtriser et l'affaire de toute une vie de respect, d'attention, de présence et d'engagement envers les autres.

 

* * *

 

Il fut un temps où le savoir était l'apanage d'un petit groupe d'initiés nantis et j'ai parfois l'impression que je retrouve des traces de cette époque lorsque j'entends des conversations qui font l'éloge de la “conscience” en dénonçant “l'inconscience” de tel ou tel groupe de gens pris à partie. Eux, les “conscients” savent ; les autres sont malheureusement “inconscients”, les pauvres! La démocratisation et la gratuité (relative) de l'instruction n'a visiblement pas fait disparaître le sentiment bien humain de se faire du crédit sur “l'infériorité” des autres. Mais quelle est la valeur d'un homme qui a besoin de cet exercice pour se sentir valorisé sinon qu'il est tout simplement en train de nous faire part de son sentiment d'infériorité?

 



 

[1]  René Descartes, Discours de la méthode : Le bon sens est la chose du monde la mieux partagée [...] La puissance de bien juger, et distinguer le vrai d'avec le faux, qui est proprement ce qu'on nomme le bon sens, ou la raison, est naturellement égale en tous les hommes.

 

[2] René Descartes, La recherche de la vérité par la lumière naturelle  © ACTES SUD, 1997

 

[3] Saint Augustin, Atlas de la philosophie © Librairie Générale Française 1993 (Le LIVRE de POCHE)

 

[4] Je pense ici au personnage Forrest Gump interprété avec brio par Tom Hanks dans le film de Robert Zemeckis. (©1994 PARAMOUNT PICTURES) Celui-ci nous apporte une belle illustration de ce qu'on peut appeler l'intelligence du cœur. Forrest Gump, à la naissance n'avait ni richesse ni santé ni intelligence mais il avait une qualité qui allait lui apporter tout ce qu'un homme peut désirer : il avait la simplicité et l'intelligence du cœur.