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Ces paradoxes que nous sommes

par François Brooks

À l'âge de douze ou treize ans, j'habitais avec ma famille un petit village depuis trois ou quatre ans qui nous avait rejetés dès notre arrivée. Ma mère, la "veuve nécessiteuse", habitait avec ses trois fils, une "trop belle" maison pour vivre du bien-être social. Les familles les mieux éduquées nous snobaient, certaines nous étaient sympathiques, mais nous étions la cible rêvée des petits « bums » du village. Mon frère Paul se cachait toujours dans un coin pour lire ; on le laissait tranquille. Il s'enfermait dans l'univers de Bob Morane et autres lectures juvéniles. Il n'était pas là ; personne ne pouvait donc lui chercher noise. Mon autre frère, Jean-Pierre était costaud. Il ne cherchait jamais la chicane mais il suivait, en autodidacte, des cours de judo. Il avait un sens de la justice inné et il ne voulait, en aucun cas, s'en laisser imposer par qui que ce soit. Moi, je n'avais pas mon pareil pour me faire des ennemis.

 

À cette époque, notre éducation nous avait inculquée que la vérité était Une. Rien n'était plus vexant que de se faire jeter au visage nos contradictions. J'ai toujours eu un réflexe pour détecter les contradictions chez les autres et mes altercations verbales ne manquaient pas d'être cinglantes. J'étais la tête à claques, le plus petit, et « pissou » avec ça, mais, je savais très bien vexer avec mes paroles en soulignant chez mes ennemis, l'évidence de leurs contradictions. Ceux-ci, sans le vouloir, me donnaient raison chaque fois qu'ils courraient après moi pour me battre. Je mangeais parfois des coups mais j'avais mis au jour leur point sensible ; c'était moi le gagnant. Mon frère Jean-Pierre m'a souvent protégé à cette époque. Il n'admettait pas qu'on me frappe pour de simples paroles.

 

La contradiction intérieure, le paradoxe, voilà bien notre point sensible. Comme mon éducation m'avait appris que pour être "bon", il fallait me débarrasser de mes contradictions, j'essayais de cacher les miennes ; sinon, j'avais toujours une bonne justification toute prête à servir à mes éventuels détracteurs. Si bien qu'en Secondaire I, au Collège de Rawdon, on m'avait affublé du terrible sobriquet d' « honorable » ; dit, bien sûr, avec mépris. Ceci avait le don de me blesser au point que j'en perde tous mes moyens. Mon frère n'étant plus là pour me défendre, j'ai donc essayé de jouer des poings tout seul mais, n'étant pas très doué, je me faisais souvent battre. En plus, je subissais la honte de voir mon stratagème verbal déjoué. J'entrepris alors de lire Comment se faire des amis de Dale Carnegie mais j'avais déjà trop mauvaise réputation pour arriver à réparer les pots cassés. Quelque temps après, je me suis fracturé le pied en dévalant une pente de ski. À ma grande joie, je pus alors sortir de ce collège où j'étais enfermé, pensionnaire. J'ai donc pu recommencer ailleurs à me forger un nouvel être social, fort de mes récentes leçons.

 

J'eus beaucoup plus de succès dans mes amitiés suivantes : j'essayais de m'intégrer sincèrement aux autres. L'année suivante, admis au Collège de l'Assomption en Secondaire I (j'avais doublé) je fus accepté beaucoup plus facilement dans un groupe de camarades de classes.

 

Les années ont passé.

 

Aujourd'hui, même si j'essaie d'être plus tolérant, les paradoxes des autres m'apparaissent toujours avec évidence et les miens m'encombrent encore. J'en arrive maintenant à croire que ceux-ci sont non seulement inévitables mais qu'ils font partie de la double nature de chaque être humain. Sans ses contradictions, l'humain serait une machine. Loin d'avoir à nous en défaire, ils sont sans doute la raison même de l'amour, cet amour nécessaire à ma survie. Si on m'aime, je me sens accepté malgré mes contradictions. Celles-ci me sont bien assez difficiles à supporter sans que les autres me les relancent au visage. Si j'aime les autres, si j'accepte leurs contradictions, c'est pour qu'ils m'aiment aussi en retour. Je déteste les contradictions. Je voudrais vivre dans un monde en parfaite harmonie, dans le bonheur perpétuel. Il semble que ce soit impossible ; vivre, c'est faire fonctionner des paradoxes.