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Consommer, c'est acheter de l'être et se faire dire « je t'aime »

par François Brooks

En achetant quelqu'objet de consommation, j'ai tendance à penser que je me livre à une activité banale, sinon méprisable, tout au moins inutile, sauf en ce qui concerne les achats qui pourvoient à mes besoins fondamentaux. De plus, avec ma « conscience écologique grandissante », je me demande toujours un peu si je ne suis pas en train de nuire à la Planète. Bien sûr, en dépensant mon argent, je fais « rouler l'économie.» Ceci profite à tout le monde et à moi-même en bout de ligne ; mais n'y aurait-il pas d'autres aspects à considérer dans cet échange d'argent contre un bien matériel?

 

Mes achats me procurent peut-être quelque chose de plus. Si je considère le fait qu'un autre être humain ait mis du temps de sa vie à produire l'article (ou le service) que j'achète, ne puis-je pas penser que, par ce geste mercantile, nous échangeons bien plus que de la simple marchandise? Nous échangeons nos êtres. L'argent que je donne, c'est du temps de ma vie que j'ai vendu et transformé en valeur symbolique : l'argent. La marchandise que j'obtiens en échange est la concrétisation matérielle des esprits qui ont accordé leur volonté à faire naître un objet dans le monde concret. Quand j'achète, j'achète de l'être[1].

 

Mais un autre aspect doit être considéré. Lorsque j'achète une babiole colorée dans un magasin de toc, un objet dont je n'ai véritablement pas besoin, ne suis-je pas en train de demander par mon geste une petite relation d'amour anonyme à la personne qui l'a fabriqué? Si ce petit objet d'art inutile contient des attraits, ne sont-ils pas, en réalité, une projection de la beauté intérieure des gens qui l'ont conçu? Si je veux l'avoir pour moi, c'est que je veux me donner cette beauté comme un je t'aime ; je veux imaginer qu'on a déposé un « je t'aime » que je n'ai qu'à cueillir en achetant cet objet. Consommer, c'est aussi décider de se faire dire je t'aime.

 

La société de consommation peut alors vue comme une société romantique où l'on ne cesse de se dire je t'aime et d'échanger nos êtres ; chaque objet étant le témoin de nos êtres en relation d'amour.

 



 

[1] Cette perspective donne raison à Berkeley qui croyait que seul l'esprit existe.