980220

La mécanique du duel verbal

par François Brooks

« Dans une discussion entre adversaires, chacun s'efforce, pour vaincre, de montrer que l'autre se contredit. Celui qui se contredit viole le principe d'identité, le principe de non-contradiction. »[1]

 

En d'autres mots, toute discussion, tout conflit verbal naît lorsqu'on met en évidence aux yeux de notre interlocuteur ses propres contradictions. Le conflit sera plus criant encore s'il y a des témoins. L'autre est vaincu si on lui démontre qu'il dit oui et non en même temps sur un sujet donné. À ce moment là, Oh! suprême insulte, suprême blessure, son esprit devient invalide. C'est comme faire la démonstration que sa pensée s'est désagrégée, bref, montrer qu'il est fou.

 

Que vaut l'avis d'un fou? Rien, sinon qu'il n'est pas mort pour autant et qu'il n'en continue pas moins à consommer et à payer des taxes. Même si ma pensée est invalide, mon argent, lui, n'en perd pas sa valeur pour autant. Avez-vous déjà remarqué, dans les magasins ou ailleurs, lorsqu'on cherche à vous vendre quelque chose, comment on est également gentil avec vous, que vous ayez l'intention d'acheter ou non. On comprend pourquoi le magasinage est une activité si populaire. Vous pouvez vous contredire dix fois, le vendeur ne vous en tiendra jamais rigueur. Dans la vente, c'est bien connu, le client a toujours raison. En fait, c'est l'argent, la source d'énergie qui fait vivre le monde, qui a toujours raison.

 

Lorsqu'on cherche à me mettre en boîte en soulignant mes contradictions, j'ai trois stratégies. La première consiste à affirmer que personne n'est parfait et que ceux qui le sont, ne sont pas humains. J'ai donc droit à l'erreur, sinon, c'est mon interlocuteur lui-même qui se place en position contradictoire. Il ne voudrait sûrement pas qu'on puisse affirmer qu'il n'est pas humain ; la pensée d'une personne inhumaine est, en-soi, invalide. La seconde consiste tout simplement à me poser dans l'éventuelle possibilité que je devienne client de mon interlocuteur. Dans ce cas, généralement, il me respecte et oublie vite mes contradictions. J'en ai une troisième qui consiste à donner raison à mon interlocuteur en me positionnant de son côté pour juger avec lui de mes idées « contradictoires », comme si j'étais un autre « moi ». Il ne me donnera jamais, mais jamais tort, de lui donner raison. Et de plus, il pourrait se sentir ridicule d'avoir pu croire que je n'étais pas conscient de mes propres contradictions.

 

Avant-tout, l'exercice est pour moi un jeu. C'est une sorte de lutte ; j'adore me battre. La lutte est une consécration de mon existence et de ma valeur. Sans lutte j'aurais l'impression de ne pas exister et d'être privé du plaisir de voir ma force estimée. C'est facile de critiquer, de souligner les contradictions, mais c'est plus difficile de rencontrer quelqu'un qui ne se laisse pas prendre au jeu. Le tout est d'être, dès la mise au jeu, assez perspicace pour reconnaître rapidement les limites, les points faibles de notre adversaire et de s'abstenir d'aller jouer là-dedans, sauf en cas d'extrême nécessité. Mais alors, l'exercice ne serait plus un jeu. Un adversaire blessé à mort n'est plus un partenaire de jeu valable.

 

Depuis que je suis tout petit, j'ai toujours eu une facilité naturelle pour souligner les contradictions chez les autres. Ça m'a toujours amusé de voir avec quel empressement on répond à mes attaques. J'ai toujours eu horreur de l'indifférence et quand je ne peux attirer la sympathie, je me sens spontanément poussé à attaquer. Je veux une réaction. Cependant, depuis quelques années, j'ai considérablement réprimé chez-moi cet instinct. Je me suis aperçu que bien des gens ont la « peau sensible » et appliquent une réponse inappropriée en sortant rapidement des cadres du jeu. Leur réaction exagérée me rend triste de constater que je les ai blessés sans le vouloir.

 

Quand je me regarde dans le miroir, je vois toujours l'énorme différence qui existe entre les côtés asymétriques de mon corps. C'est pour moi l'évidence de ma double identité et de mes contradictions fondamentales. La contradiction me semble l'essence même de l'existence ; vivre, c'est faire fonctionner des paradoxes, et pourtant, tout notre système langagier est basé sur le principe de non-contradiction. Voilà bien un autre paradoxe amusant.

 



 

[1] Jeanne Hersch, L'étonnement philosophique, (page 15) Gallimard – Folio / Essais, ©1981, 1993