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La salle d'attente qu'est la vie

par François Brooks

* * *

 

(dans la scène finale du film Un thé au Sahara de Bernardo Bertolucci © 1990)

 

— Tu t'es perdu?

— Oui.

— Comme nous ne savons pas quand nous mourrons, nous en venons à penser à  la vie comme à un puits sans fond. Et pourtant, tout n'arrive qu'un certain nombre de fois. Un très petit nombre en réalité. Combien de fois encore te rappelleras-tu un certain après-midi de ton enfance? Un après-midi qui fait si profondément parti de toi que tu ne peux même pas concevoir la vie sans lui. Peut-être encore quatre ou cinq fois ; peut-être même pas. Combien de fois encore regarderas-tu se lever la pleine lune? Vingt fois peut-être? Et pourtant, tout cela semble illimité.

 

* * *

 

Quand j'étais petit, j'attendais d'être plus vieux pour avoir enfin la permission de faire tout ce que je pensais être capable de faire et que ma mère — et les adultes en général — m'empêchaient tout le temps de faire. «Quand tu seras grand, me disait-on, tu pourras faire ceci ou cela.» Dieu que j'avais hâte de grandir! Plus tard, j'ai attendu d'être assez riche pour pouvoir me payer un stéréo, me trouver une compagne avec qui je pourrais baiser, avoir un diplôme, un métier, des enfants, une maison, que mes enfants soient grands, que ma maison soit libre de toute hypothèque, de bâtir la maison de mes rêves, d'avoir un emploi stable et bien rémunéré, de pouvoir voyager, de trouver une compagne qui m'aime et que j'aimerais aussi. Maintenant que j'ai réalisé tout ça, je n'attends plus rien sinon que... de nombreux détails assombrissent le tableau de mes réussites : comme les chiens qui jappent autour de ma maison et qui m'empoisonnent la vie, les chats des voisins qui pissent dans mes portes, ma rue qui est mal déneigée, les gens bruyants qui m'irritent dans mon quartier, le petit boss qui m'emmerde au travail, mes enfants qui me laissent sans nouvelle, ma maison vulnérable aux voleurs et autres avaries, ma blonde quand la chicane éclate, l'inconfort des lieux où je voyage, le manque de disponibilité de mes amis, le temps incroyable que je dois mettre pour l'entretien de ma maison et de tous les objets manufacturés qu'elle contient et dont je suis convaincu ne plus pouvoir me passer. Somme toute, j'attends toujours le bonheur. Je me sens incompétent à être heureux et pourtant, je ne crois pas qu'il ne me manque quoi que ce soit.

 

Je pense souvent à la vie comme à une salle d'attente où la mort reviendra remettre les choses à leur place.