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Text Box:  
Les Affinités électives
René Magritte, 1933
 L'inconscient collectif

(ou L'œuf en cage)

par François Brooks

Si j'étais Allemand, mon inconscient collectif me ferait baisser les yeux chaque fois que j'aurais à m'adresser à un Juif. Quoique je serais tenté de me réjouir en apprenant les bêtises que ces derniers font avec les Palestiniens. Ça contribuerait à me déculpabiliser (collectivement).

 

Je vois cependant la collectivité agir au travers des individus de façon beaucoup plus personnelle et intime. En faisant la queue dans les différents services, à l'aéroport, dans les restaurants et autres endroits multiethniques, j'ai remarqué qu'il y avait une différence entre l'individu et la chose qui s'exprime au travers de sa voix : l'accent. Les Français aiment notre accent québécois et ils m'ont quelquefois gentiment fait remarquer qu'ils avaient reconnu mon accent. Bien sûr, pour moi ils ont tous un accent ; mais au fait, tout le monde a un accent. Celui-ci est la signature que la société inscrit en nous parce que c'est elle qui parle lorsque j'ouvre la bouche.

 

Ça m'est apparu comme une évidence à Toronto, la semaine dernière, lorsque j'observais une jeune femme qui attendait silencieusement qu'on la serve, elle et son enfant, à un comptoir de restauration rapide. Elle avait toutes les apparences d'une belle Québécoise. Elle avait les yeux brillants et semblait avoir l'esprit vif. C'est lorsqu'elle a ouvert la bouche pour parler à son compagnon que j'ai arrêté de la reconnaître comme une des miennes : les mots qu'elle utilisait pour communiquer étaient d'une autre culture. C'est comme si ce n'était pas elle qui parlait mais la société anglo-canadienne à travers sa bouche.

 

À Paris, j'ai senti la même chose. Les gens parlent français mais la mélodie appliquée aux mots qui sortent de leur bouche appartient au terroir. En les écoutant, si je fais abstraction de la sémantique, je m'aperçois que tout le contenu de la conversation est supporté par une musique caractéristique à la langue parlée et qui répète continuellement à peu près les mêmes mélodies. Bref, tous les gens d'un même terroir chantent à peu près la même chanson. Si j'écoute les Chinois parler, c'est encore plus évident puisque, ne connaissant pas la langue, je n'entends que la mélodie.

 

Hier, j'étais dans le métro de Paris et il y avait un jeune basané aux cheveux bouclés (probablement d'origine arabe) qui n'était pas content et qui gueulait publiquement. Personne ne lui répondait. Je crois qu'on en avait un peu peur. Il pestait contre la société et hurlait à qui voulait l'entendre qu'il la rejetait. Il traitait les gens de «zombies, d'endormis, de cerveaux morts». Ce qui m'amusait dans ce spectacle, c'est qu'il utilisait un accent parfaitement parisien pour s'exprimer. C'est comme s'il nous avait dit : «Je déteste la langue française, je vous déteste tous, vous les Français, vous et votre culture». C'était pathétique de l'entendre devoir se compromettre à utiliser cela même qui lui avait été donné par son éducation : sa langue, sa culture, pour vomir celle-ci. C'est comme si j'avais entendu une culture se vomir elle-même. Bien sûr, cet homme nous disait : «Je n'ai pas ce que je veux et je suis malheureux» ; c'était touchant. Il ne digérait pas cette société qui est sa cage et qui est la mienne aussi, bien entendu.

 

Dès le moment de notre gestation, dans le ventre de notre mère, la cage dans laquelle nous naîtrons est déjà prête. Cette cage, c'est pour moi la langue de notre culture. Pour me l'illustrer, je pense à la peinture de René Magritte Les Affinités électives (1933). Celle-ci représente un oeuf énorme qui remplit presque complètement la cage qui le contient.

 

Henri Laborit nous faisait observer [1] qu'à la mort, «ce n'est pas nous qui mourons ce sont les autres. Ce sont ceux qui ont inscrit leurs traces en nous, ce sont ces autres que nous sommes devenus qui vont mourir. Nous sommes les autres». Et cette souffrance que je ressens parfois et que le type du métro de Paris ressentait en vociférant, appartient-elle aussi aux autres? Le point de vue de monsieur Laborit est très intéressant, il me présente une perspective importante qui alimente ma réflexion, mais j'aurais plutôt tendance à nuancer en ajoutant que cette cage de la langue, de ma culture, à laquelle je m'identifie n'est pas moi, mais, pour les autres, c'est elle qui mourra lorsque je mourrai. Dans ma solitude, ma souffrance est bien à moi, pas aux autres ; il n'y a qu'à voir le peu de cas qu'on en fait lorsque je cherche à en parler.

 

Connais-toi toi-même... Connais-toi toi-même... Connais-toi toi-même... disait Socrate.

 



[1] Dans le film d'Alain Resnais Mon Oncle d'Amérique