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La petite vie

par François Brooks

Ce qu'il y a de rassurant dans le genre humain, c'est que, comme dans La P'tite Vie de Claude Meunier, chacun pour soi, nous sommes tous fous ; mais on peut toujours compter sur les autres pour nous guider à percevoir les imperfections que nous sommes incapables de voir sur nous-mêmes.

 

Aussi fous soient-ils, les autres ont toujours le regard juste pour déceler ce que nous pensons être de petites imperfections à travers la loupe de leur regard. La paille dans l'œil de l'autre m'est facilement visible avec la loupe qu'est la poutre dans mon œil.

 

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Pourquoi m'est-il si difficile d'accepter que ma blonde m'adresse tous ces reproches alors qu'à mes yeux, il est évident qu'elle souffre de tous les défauts qu'elle dénonce chez-moi. Je suis tenté de lui rétorquer « Égoïste toi-même! », « Pingre toi-même! » ...

 

Ne me reproche-t-elle pas spécifiquement les défauts qui, en elle, la font le plus souffrir? C'est comme Jean-Pierre qui me confiait avoir mis fin à une psychothérapie parce qu'il était incapable de supporter l'évidence, à ses yeux, que son psychothérapeute avait les mêmes tares psychologiques qu'il était sensé travailler sur lui-même. C'est comme Pierre et Maryse qui ont abandonné le cégep parce que leur attention se focalisait naturellement sur les faiblesses de leurs enseignants. Ils ont donc déclaré leurs professeurs incompétents mais ils ont essuyé un échec personnel.

 

Ne puis-je me corriger que si ma blonde n'a pas les défauts qu'elle me reproche? Et si elle les voit si bien en moi, ne lui est-il pas aussi nécessaire d'en être affublée? Sinon, elle ne les verrait probablement pas. Ou en tout cas, elle n'y ferait pas attention. Nous faut-il des conjoints parfaits pour accepter leurs reproches? Nous faut-il des psychothérapeutes irréprochables pour supporter qu'ils nous aident? Nous faut-il des enseignants omniscients pour daigner en apprendre quelque chose?

 

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Finalement, peut-être cherchons-nous à être dominés par la « perfection », au lieu d'accepter de faire simplement un bout de chemin avec un maître qui cherche à en apprendre tout autant que nous de cette vie qui nous intrigue et qui nous blesse. Il faut admettre que dans la position du client (quand je paie pour étudier ou pour une psychothérapie) il est naturel que je refuse d'être le seul à assumer les frais de cet « apprentissage ». Si mon maître doit apprendre autant que moi de notre rencontre, je voudrais, en toute justice, qu'il paie lui aussi. Mais comme je suis son client, je paye, il encaisse et nous apprenons tous les deux. Je sens là une injustice, à moins que je refuse de me laisser obnubiler par ses erreurs et que je veuille bien croire que ce que j'apprendrai de lui a plus de valeur que ce qu'il apprendra de moi.

 

Peut-être somme-nous las de toujours devoir nous perfectionner, apprendre, comme si la vie ne pouvait jamais nous accepter tels que nous sommes : imparfaits. Mais sommes-nous prêts à nous aimer nous-mêmes tels que nous sommes, et les autres par la suite pareillement? Sans reproches, sans désir de perfectionnement, sans devoir toujours en apprendre davantage?

 

Jadis, l'imperfection était un péché à corriger. Dois-je accepter maintenant qu'elle fasse partie de moi? Dois-je vivre avec sans essayer de rien changer ou ne puis-je pas tâcher de m'améliorer en acceptant les imperfections des autres? Après-tout, si je m'améliore véritablement, les gens que je juge moins parfaits que moi ne sont-ils pas là comme des indicateurs de mon amélioration. À ce titre, ces gens imparfaits me mettent en valeur ; ne leur dois-je pas le plus grand respect?

 

Dans l'idéologie confucéenne, l'usage voulait que chacun soit indulgent avec l'autre et exigeant avec soi-même. Dans une telle société, chacun se perfectionne sans attendre les autres. Ici, nous attendons de rencontrer des gens parfaits avant de nous améliorer. Il me semble que notre façon de faire, au contraire de la sagesse chinoise, cultive la médiocrité et exige la perfection. Paradoxal. Quoique satisfaits de nous-mêmes, ne nous condamnons-nous pas ainsi à être d'éternels insatisfaits envers les autres? Cette attitude mène tout droit au rejet de l'autre, au narcissisme et à la solitude. Chacun seul à penser, comme dans La P'tit Vie que l'autre est fou mais soi-même correct. Dans ce monde, l'autre n'est jamais là que pour nous mettre en valeur par sa médiocrité. Coincé dans ce monde de petitesse, il m'est très difficile de ne pas m'écraser, difficile de continuer à vouloir m'améliorer.

 

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Je dois travailler tous les jours à me convaincre que les autres sont très bien tels qu'ils sont et que c'est à moi de m'améliorer. Mes rapports sociaux seraient tellement plus agréables si je pouvais devenir aveugle des imperfections des autres et voyant des miennes. Du coup, les autres cesseraient de se mêler de mes affaires. Plus de pression sociale pour toujours souligner au crayon rouge les défauts que je travaille à enrayer.

 

La difficulté, ici, origine peut-être du fait que, de par notre physionomie, nos yeux sont toujours dirigés vers l'extérieur. Nous pensons ainsi toujours voir les autres. Mais n'est-ce pas plutôt le contraire : n'est-ce pas nous-mêmes que nous regardons lorsque nous pensons voir les autres? N'est-ce pas notre pensée qui se projette dans ce qu'elle voit pour se vérifier?

 

Je me dis souvent lorsque je vois quelqu'un faire des bêtises que je dois me taire, que l'autre est un juge plus sévère et plus efficace pour lui-même que je ne peux l'être, qu'il a bien assez de subir les inconvénients de ses propres erreurs sans que j'ajoute à son fardeau, que ces erreurs n'en sont que parce que je les vois comme telles. Du coup, cette perspective m'amène à lui faire confiance et il n'est plus un problème pour moi. Seul mes problèmes me concernent alors ; d'ailleurs, ce sont les seuls problèmes sur lesquels j'ai véritablement du pouvoir.