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Le doute de Jean-Sylvain

par François Brooks

Descartes nous dit qu'on lui a enseigné tant de choses qui se sont avérées fausses dans son instruction qu'il doute de tout. Dans ses méditations, il cherche des certitudes. Au contraire des sceptiques qui érigent le doute en système, Descartes propose un doute méthodique (épochê)  à l'issue duquel il compte trouver des certitudes. Il commence par douter de sa propre existence, ensuite de celle de Dieu, des choses qui l'entourent et de ses perceptions. Ensuite, il trouve des arguments soi disant « rationnels » pour appuyer les certitudes de sa propre existence et de celle de Dieu. De ces deux certitudes, il va ensuite construire tout son édifice cartésien sur des bases rationnelles. La démarche de Descartes déclare : J'estime que moi, Dieu et l'Univers n'existent pas jusqu'à preuve du contraire. En d'autres mots, il les déclare coupable de non-existence jusqu'à ce qu'il ait démontré leur « innocence », c'est-à-dire leur existence.

 

L'analyse logique des arguments de Descartes concernant sa propre existence et celle de Dieu ne tient pas la route. On s'aperçoit qu'il a dû faire des concessions à la foi pour appuyer ses certitudes. Dans la proposition « Je pense, donc je suis », le « je » est posé comme un point de départ dans cette affirmation. On a une référence circulaire. Cette affirmation est une évidence incontournable, un acte de foi qu'on ne peut pas ne pas faire, et non une démonstration rationnelle. De même, ses preuves de l'existence de Dieu, comme je l'ai démontré dans mon texte « Dieu, Descartes, ses preuves et ma foi » sont inadmissibles en tant que preuves rationnelles puisqu'elles relèvent de la foi et non d'un discours logique.

 

Descartes veut démontrer absolument des certitudes. Dieu, c'est la perfection, l'absolu. Descartes en a besoin pour construire son système. Mais nous, les êtres humains, y compris Descartes, vivons dans un monde relatif. Le Dieu parfait est un Dieu contenant toutes les relativités et l'absolu. Donc inaccessible à l'être humain qui est limité autant dans le temps que dans l'espace. Pire, l'imperfection serait aussi un attribut de la perfection divine, un des nombreux attributs de l'absolu. En fait, la logique s'avère un outil limité. Quand on se met à réfléchir sur Dieu, l'absolu, la perfection et l'imperfection, nous en venons inévitablement à sortir du cadre de la logique formelle. Dieu dépasse, écrase la logique. Autrement, nous devrions considérer comme Dieu la logique elle-même. Celle-ci ne peut donc servir d'outil pour mesurer Dieu ou la perfection. Mais Descartes tolère cette entorse pour appuyer son système.

 

Le geste de créer répond à une préoccupation causale. Y a-t-il une cause à tout, ou n'est-ce pas l'être humain qui, de par sa constitution intellectuelle, cherche des causes pour tout expliquer? Dans sa démarche Descartes a, rationnellement, recréé le monde en posant Dieu comme le premier moteur immobile qui n'a pas eu besoin d'être « causé » et qui est la cause de tout. « Donnez-moi un point d'appui et je soulèverai l'univers » disait Archimède. Dieu était le point d'appui dont Descartes avait besoin pour fonder son raisonnement rationnel. Curieusement, c'est sur une irrationalité que repose tout le cartésianisme : la foi en Dieu.

 

Mon ami Jean-Sylvain nous expose l'autre méthode utilisée par Bertrand Russell pour établir notre existence et celle de la matière. Russel affirme : « Aucune absurdité logique ne résulte de l'hypothèse que le monde se résume à moi-même, mes pensées, sentiments et sensations, et que le reste n'est qu'illusion ». Il ajoute : « Dans la mesure où cette croyance n'entraîne nulle difficulté, mais permet au contraire une explication plus simple et plus cohérente de nos expériences, il n'y a aucune raison de la rejeter ». Par commodité, il fait un acte de foi, pour conclure à sa propre existence, (jusqu'à preuve du contraire). Russell fait l'économie de Dieu. Descartes faisait un acte de doute jusqu'à preuve du contraire. Ce dernier a eu besoin de Dieu dans son système.

 

Dans les deux cas, on a eu recours à l'induction, c'est-à-dire, à une généralisation d'une observation ou d'un raisonnement établis à partir de cas singuliers. On avait trompé Descartes, il a donc douté de tout. On n'a pas trop trompé Russell, il a donc accepté la commodité de la foi. Descartes a dû travailler pour rebâtir sa foi, Russell a pu employer son énergie à faire autre chose, notamment, au logicisme.

 

Mon ami Jean-Sylvain a mis en évidence de façon brillante dans son texte « De quoi puis-je ne pas douter? » les deux approches que nous pouvons adopter face au doute :

1 - Le doute méthodique de Descartes : Je doute, jusqu'à preuve du contraire et je m'engage à fournir ces preuves, c'est-à-dire trouver des certitudes.

2 – La foi russellienne : J'ai foi, jusqu'à preuve du contraire et ces preuves devront m'être données.

           

Jean-Sylvain constate que, même après les exercices de Descartes et de Russell, le doute persiste puisque les lois que l'on peut découvrir du monde ne sont que des inductions et non des certitudes. En ce qui consiste sa propre existence, il se voit contraint à faire trois actes de foi :

1 –  il existe,

2 –  il a des sens et

3 –  les perceptions de ses sens reflètent quelque chose d'extérieur à lui-même d'où l'existence d'un monde autre que lui-même.

 

Même s'il conclut que le doute cartésien ne mène à aucune certitude, il reconnaît que le doute lui a été un outil utile pour chercher à se comprendre.

 

            Descartes est important, non parce qu'il démontre de façon rationnelle des certitudes inattaquables, mais parce qu'il nous aide à poser des questions essentielles : Est-ce qu'on existe? Qu'en est-il du monde? À quoi Dieu peut-il bien servir? Questions que chacun a le loisir d'aborder à sa guise avec ou sans l'aide de Descartes. Mais, Descartes nous a débroussaillé le chemin qu'il est plus facile de faire après lui.