080403

Famille et philosophie

par François Brooks

D'un point de vue ontologique, mettre un enfant au monde, c'est condamner un être humain à mort. Ce paradoxe donne à la philosophie une noble tâche depuis le grand Socrate qui nous enseigne que « Philosopher, c'est apprendre à mourir ». Mais si nous sommes des êtres pour la mort, comme le dit Heidegger, qu'en est-il de notre genèse personnelle et de la famille qui nous met au monde? Qu'est-ce que la famille? À quoi sert-elle?Comment la penser? Est-ce qu'elle a muté? Comment était-elle avant? Le modèle chinois est-il enviable?

Notre philosophie occidentale s'intéresse avant tout à l'individu ; mais aussi à la politique, à l'éthique, aux arts et sciences. Mais pour le volet « vivre ensemble » rare sont les philosophes qui ont réfléchi sur la famille. Quelques uns ont réfléchi sur l'éducation, tel Érasme, Rousseau, Helvétius et, plus près de nous, John Dewey, mais il n'existe pas, à ma connaissance, de philosophe phare de la famille en occident à part Freud.

Dans nos archétypes chrétiens, la famille se compose, spirituellement de trois entités : Le Père, le Fils et le Saint Esprit. Cette mythologie comporte aussi une complémentarité « pratique » : c'est le trio de la Sainte Famille : Jésus-Marie-Joseph. Un père chaste, une mère vierge et un fils divin : famille dysfonctionnelle, s'il en est : ni frères ni sœurs, ni descendance.

Freud a renouvelé nos archétypes familiaux en proposant le complexe d'Œdipe. Nouvelle dysfonctionnalité de la famille où la pédophilie est sublimée dans une description des relations où le fils désire plus que toute autre chose tuer son père pour prendre la place dans le lit de sa mère. (J'esquisse vite mais votre temps est précieux.)

Traditionnellement, la famille a toujours bénéficié d'un modèle très haut de gamme. En effet, roi, reine, princes et princesses nous l'ont toujours représenté comme modèle idéal accessible qui nous tire vers le haut. Mais les familles royales très en vue ont connu des bouleversements qui ont terni plus d'une fois leur réputation et l'image grandiose qui s'y rattache. Tyrannie, magouilles et mépris du sujet nous firent douter de la validité du modèle.

La famille traditionnelle a commencé à muter à partir de la Révolution Française, et cette mutation s'est accélérée avec Mai '68, en France, et la Révolution Tranquille au Québec, . En tranchant la tête du roi, on tuait Dieu, ce tyran séculaire pour que naisse l'individu libre. Ici, c'est l'Église qu'on a balancé pour enfin naître à nous-même. Mais qu'a-t-on gagné?

Si nous pouvions jadis clairement situer chaque rapport familial dans une structure large et complexe, (grands-parents, père, mère, fils, fille, cousins, belle-famille etc.), aujourd'hui la famille s'est élargie de telle sorte que toute « dysfonctionnalité » est maintenant reconnue comme une nouvelle forme légitime de celle-ci. Au sens de la loi, une femme se faisant féconder par un spermatozoïde inconnu dont elle ne verra jamais le donneur fonde une famille parfaitement légitime.

Mais qu'est-ce donc qu'une famille? La famille c'est le lien entre le privé et le public. Elle est au cœur des tiraillement existentiels parce qu'elle se situe à la frontière de l'individu et du vivre ensemble. Quand on réfléchit sur l'être, il y a toujours deux pôles qui s'opposent : l'être soi et l'être social. L'être, l'individu, est jeté dans le monde, nous dit Heidegger. Il devra se débrouiller avec sa solitude monadique : naître, vivre, souffrir et mourir seul. Par contre, cet être va constamment être habité par une société qui va le nourrir, l'éduquer, le divertir, le responsabiliser, et le médiatiser.

Si nos philosophes occidentaux ont peu réfléchi sur la famille, Confucius ne cesse d'en parler. Dans les sociétés asiatiques, la famille est d'une importance capitale.  Confucius nous a donné le concept de « piété filiale », pivot central de la pensée chinoise où l'existence hors de la famille est inconcevable. Un Chinois sans famille c'est comme un poisson hors de l'eau. Son rapport à la propriété est complètement différent du nôtre face à celle-ci. La famille est la cellule que chacun va nourrir sans compter. Chacun est prêt à travailler, à se saigner à blanc pour donner argent, nourriture, biens et propriété aux siens. Pas seulement père et mère, mais grands-parents, enfants, cousins, tantes et oncles aussi. Dans une famille, la dévotion aux aînés, même après la mort est totale. Chez eux, la piété filiale fonde le sens de l'honneur. (Vous savez, cette notion qui est disparue en Occident en même temps que les classes sociales et la reconnaissance de notre liberté sacrée de pouvoir obéir à nos pulsions primaires.)

L'Occident contraste avec son sens de l'individualité qui a laissé à l'État le soin de s'occuper d'à peu près toutes les fonctions traditionnellement dévolues aux familles. De la naissance à la mort, les responsabilités familiales de jadis sont désormais l'affaire de la société. Médicalisation des naissances, allocations familiales, garderies publiques, éducation nationale, gestion de la compétence professionnelle, sécurité du revenu, pension de vieillesse, pas un domaine qui ne soit resté l'apanage de la famille. Nous avons invité la sécurité sociale à s'infiltrer dans chaque étape de la vie de chacun, nous déresponsabilisant tous de nos devoirs familiaux traditionnels. Avatar de la Révolution Française dont le dernier mot du triptyque de la devise Liberté-Égalité-Fraternité prend maintenant tout son sens. Tous frères et soeurs, notre famille, c'est l'État-mamelle universel.

Pour que la Révolution vive, il faut que le roi meure. Déclarait en substance Robespierre. Après avoir décapité l'archétype de toute notre structure sociale, Dieu est mort et la famille ne cesse depuis de dépérir, ou de muter, c'est comme vous voudrez. Le père est devenu superflu ; la mère remplaçable ; le beau-frère, l'image emblématique dont on se moque. La mère, citoyenne votante comme tout le monde, travaille comme tout le monde et participe à égalité à toutes les fonctions sociales sans affectation particulière si ce n'est que les quelques mois de l'unique grossesse de sa vie où elle est regardée comme vivant un inconvénient médical passager après lequel elle sera délivrée de cette « inégalité » biologique parce que le père prendra le relais des seules tâches familiales restantes : biberon, couches, ménage, épicerie.

Freud est peut être le philosophe qui a le plus contribué à achever la Révolution Française dans nos familles. Diamétralement opposé à tout ce qui avait été pensé jusqu'alors, il nous a inventé un inconscient dans lequel était refoulé tous nos malheurs dont la genèse rendait nos parents seuls responsables. Pour s'en libérer, il fallait conscientiser ces démons intérieurs. Catharsis libératrice incontournable, avec Freud, le XXe siècle passera des années étendu sur le divan à gratter nos souvenirs parentaux, à cracher sur père et mère, à noircir le tableau familial pis que pendre, et pour cause, si on était malheureux, c'était nécessairement dû à ceux qui nous avaient élevés de leurs névroses. Complexe d'Œdipe, sexualité refoulée, fusion malsaine, tout y passe. Si bien qu'on y pense à deux fois maintenant avant de mettre au monde cette chose souffrante que l'on appelle fils ou fille, qui, après l'avoir nourri, langé et soigné, aura honte de porter notre nom, va se croire notre égal en nous appelant par notre prénom, et va bientôt se retourner contre nous pour nous reprocher avec raison d'avoir donné le coup de départ à une vie éprouvante qui va nécessairement mal finir puisque nos enfants vont, bien sûr, un jour tous mourir.

L'Occident n'est pourtant pas sans traditions familiales. De structure patrilinéaire, les familles s'échangeaient jadis les filles à marier et pactisaient ainsi ensemble pour construire des alliances fructueuses. L'époque romantique moderne a cassé le modèle graduellement de générations en générations. Je pense au film Fiddler on the Roof qui a très bien illustré cette mutation. Il y avait d'abord la marieuse qui tâchait de « matcher » les couples au mieux en vue de pérenniser le patrimoine. Il y a eu ensuite le libre choix mutuel du partenaire. Si on allait passer une vie ensemble, 'fallait toujours bien pouvoir choisir le (la) partenaire idéal(e) avec qui, tout au moins, allions-nous pouvoir passer une lune de miel qui nous laisserait des souvenirs idylliques pour aider à traverser la rude vie qui allait suivre. Et enfin, mutation ultime, pouvoir choisir de marier l'étranger, celui d'un autre pays, celui qui pratique une autre religion. Mais ce film, tourné en 1971, n'avait pas encore épuisé toutes les libertés possibles. Il y a ensuite eu le droit de marier son propre sexe. Et, il n'y a pas si longtemps, vivant seul avec mon fils, il était considéré comme mon conjoint aux fins de l'impôt sur le revenu. Certains pensent même élargir encore nos libertés pour permettre de marier une autre nature... chiens chats, arbres etc. Ne riez pas, ne vous indignez pas, pensez que ce ne sera pas nous qui feront l'avenir mais nos enfants. Qui sait ce qu'ils accepteront dans leurs mœurs que nous voyons aujourd'hui comme pervers. N'y a-t-il pas eu jadis des thèses démontant que l'homosexualité était une maladie mentale? (Lire Pierre Daco, Les prodigieuses victoires de la psychologie moderne, Marabout 1969)  .

Pour reprendre les termes de McLuhan, notre ère de l'électricité a provoqué une immense implosion planétaire. Nous pouvons désormais converser à la vitesse de la lumière avec n'importe qui, où qu'il soit. La famille aussi a implosé. Nous somme tous frères et sœurs sur une petite planète où les médias nous rapprochent tant, que la famille biologique a perdu son sens symbolique.

La famille a muté. faut-il le déplorer? Je pense qu'on devrait plutôt essayer de comprendre où nous en sommes pour ensuite voir comment on peut s'y adapter. Henri Laborit nous disait que pour aller sur la lune, on a besoin de connaître les lois de la gravitation. Quand on connaît ces lois de la gravitation, ça ne veut pas dire qu'on se libère de la gravitation. Ça veut dire qu'on les utilise pour faire autre chose. McLuhan, de manière analogue nous dit en substance que la compagnie IBM, avait manqué le pas sur sa rivale Microsoft parce qu'on n'avait pas compris que ce n'était pas des machines que l'on vendait mais de l'information. Ainsi, si on ne comprend pas la mutation de la famille occidentale, ne va-t-on pas stérilement regretter l'ancienne forme sans voir que nous sommes engagés dans une marche sans retour, et peut-être même pour le meilleur? Hegel ne fait pas qu'opposer thèse à antithèse, il nous fait entrer dans l'histoire en nous montrant que l'une et l'autre mènent à une synthèse. Vers quelle synthèse nous acheminons-nous collectivement? Certains brossent un tableau très noir de la situation. Pourtant, ne vivons-nous pas dans une époque particulièrement opulente où la violence et la criminalité, pour peu que l'on fait taire TV, cinéma, radio et journaux, sont à peu près absentes de notre quotidien? Notre espérance de vie n'a-t-elle pas atteint des sommets historiques? Connaissons-nous seulement la faim? Il est où le problème?

Philo5
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