050208

De l'an zéro du féminisme à la rupture de la complémentarité conjugale

par François Brooks

J'essaie de comprendre le monde de mutation des genres dans lequel nous vivons. Il me semble que l'année zéro de cette mutation se situe au moment de la Révolution Française. On a tranché la tête du roi et de la reine. On a tué le symbole vivant de l'ordre hiérarchique familial pour installer quelque chose de tout à fait nouveau. Ce geste signe l'acte de naissance de la pensée individualiste en Occident, déjà en gestation depuis quelque temps chez les philosophes des Lumières.

Cet acte de naissance inaugure la reconnaissance légale des droits des individus, prise dans le sens de la réappropriation du droit de penser par soi-même et surtout le fait que ce droit soit universellement reconnu. En effet, comment les Robespierre de l'époque pouvaient-ils croire que ce geste de rébellion contre la monarchie, — figure emblématique par excellence de la famille — geste d'individus réclamant des droits  individuels « naturels », pouvaient-ils penser que les choses allaient en rester là?

Se dotant de prérogatives individualistes, les hommes ne se doutaient pas encore que la force de cette idée allait faire en sorte que les femmes se conçoivent aussi comme des entités intellectuelles distinctes. La trop peu connue Olympe de Gouges mérite à mon sens le titre de mère du féminisme, mais aussi d'initiatrice de l'individualisme en tant que vaste mouvement social en occident.

Nous pensions que leur rôle de maternité imbriquait les femmes dans « la famille » et que cette famille était le noyau de la société. Mais déjà, quelques intellectuelles, dont Olympe de Gouges, avaient pu se distinguer lorsqu'elles acceptaient de se soustraire à cet impératif biologique. Une femme qui se soustrait à la procréation est un libre penseur comme n'importe qui d'autre. Sa spécificité sexuelle n'a plus d'importance.

Bien sûr, il a fallu attendre que les progrès technologiques amenuisent l'importance de la différence de force physique entre les hommes et les femmes (par exemple, par la distribution de masse du pouvoir électrique et de tous les appareils utilisant cette force motrice ; par l'invention de la servo-direction pour les camions etc.). Il a aussi fallu attendre que la contraception soit techniquement avancée. Libérée de ses deux handicaps les plus importants : faiblesse physique et enfantement, la femme pouvait dorénavant se présenter comme l'égale de l'homme.

Le féminisme peut bien sûr être vu comme la progression de mouvements de « femmes » en marche vers une prétendue justice ou égalité, mais aussi (et peut-être surtout) comme la progression d'une idée : l'individualisme. Doit-on penser le « vivre ensemble » des philosophes à partir de la communauté ou bien à partir de l'individu? (L'éternel question du « privé » et du « public ».)

L'individualisme a tant fait de progrès que, pour vous donner un exemple, le Premier ministre Canadien défendait récemment l'homosexualité à l'étranger en arguant que le Canada est un pays de minorités et qu'à ce titre, on devait reconnaître les mœurs sexuelles de certains groupes comme toute autre caractéristique propre à un autre groupe. La notion de « culture » au Canada reconnaît toute forme de manière d'être et de se comporter pour peu qu'elle ne soit pas illégale et assez répandue pour créer un groupe de pression. La culture Catholique vaut bien la culture homosexuelle. On défend maintenant l'individualité des groupes (!!!)

Ceci, bien sûr, nous confronte avec un nouveau sentiment de racisme. Au nom des Droits de l'Homme, les « blancs » avaient dû reconnaître les « noirs » comme égaux en droits. Nous devons maintenant accepter de refuser en nous notre pulsion raciste pour peu qu'elle se définisse comme un « rejet » de ce que nous ne sommes pas. D'où la mise en force du concept cher à Voltaire : la tolérance. Le catholique doit tolérer l'homosexuel, le musulman doit tolérer la féministe, le riche doit tolérer le pauvre etc. Comment vivre ensemble quand ce que nous considérons comme nos valeurs les plus élevées, les plus sacrées, est vu par notre voisin avec répugnance? La tolérance, c'est bien une invitation à l'hybridité. La pureté de la race (ou du concept) n'a plus sa place.

Ainsi, la Révolution Française devait semer dans nos esprits le germe de l'acceptation de l'autre. Une acceptation progressive tendant vers l'acceptation inconditionnelle.

Mais ce qui, à mon sens et pour notre époque, fut le plus déterminant dans cette mutation encore en progression, ce fut les écoles mixtes. Envoyer sur les mêmes bancs d'école les petits garçons et les petites filles pour la durée complète de leur éducation scolaire fut assurément le plus sûr moyen de faire disparaître toute différenciation due au genre dans les esprits et les comportements.

À l'âge de vingt ans, l'homme et la femme n'ont plus que leur organe sexuel qui soit complémentaire. Ils ont appris les mêmes choses des mêmes professeurs et pensent vivre ensemble en pouvant donner libre cours à toute leur individualité. Deux solitudes vivront en présence mutuelle. Si l'accouplement était naturel pour mes grands-parents — puisqu'ils avaient appris sur les bancs d'école chacun un rôle complémentaire — rien ne va plus de soi lorsqu'il faut mettre en place un standard qui n'existe plus. Les femmes n'ont plus appris à devenir femme, et les hommes ne savent plus leur rôle d'homme. Des choses aussi simples que le partage des tâches ménagères peuvent susciter des irritations destructives. Nous vivons en couples comme avec un co-loc.

La mise en ménage d'un nouveau couple pose maintenant de sérieux problèmes. Comme chacun a son emploi et doit répondre aux exigences professionnelles qu'on lui impose, le choix du lieu où habiter doit souvent faire l'objet d'importants compromis. Habiterons-nous près du lieu de travail de l'homme, de la femme ou quelque part à mi-chemin? Et si le gîte familial doit tenir compte des enfants à venir, doit-on plutôt se rapprocher de l'école où iront les enfants? Si bien que, n'ayant pu trouver de lieu où chacun des membres de la famille peut être près du lieu de son occupation principale, le « vivre ensemble » se transformera en une vaste entreprise de transport automobile. Sans compter les difficultés causées à ce chapitre par les nombreuses mutations professionnelles à venir.

Désormais, les enfants ont les mêmes droits à l'autonomie. Une famille de père et mère avec deux enfants est maintenant constituée de quatre autonomies distinctes où chacun « jouit » du droit inaliénable de choisir ce qui est bon pour lui sans égard à l'autorité vue comme suspecte.

Quel intérêt les parents ont-ils maintenant à enfanter une liberté où l'État se donne tous les droits de l'influence paternelle? Dans les conditions sociopolitiques actuelles où les liens filiaux sont de plus en plus ténus, pourquoi avoir des enfants?

De plus, ultime paradoxe, si nous voulons vivre en couple, on se demande bien comment on peut véritablement y arriver sans devoir concéder notre individualité si chèrement conquise.

Philo5
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