040425

Papa, à quoi sers-tu? [1]

par François Brooks

Il me semble que cette question, mise dans la bouche d'un enfant, est née dans l'esprit d'un père qui s'est fait congédier du nid familial et qui, réduit au rôle de guichet automatique, se demande : « En tant que père, n'aurais-je pas une autre utilité? Je suis papa, en quoi suis-je utile à mes enfants? » Cette exclusion ressentie par le père lui donne automatiquement le goût de se faire désirer. Rejeté par sa conjointe, a-t-il encore une chance de se faire aimer de ses enfants? « Ma fille, mon garçon, m'aimez-vous encore? Comment puis-je vous être utile? » Et pour simplifier les choses, parce que, par les temps qui courent, les garçons semblent plus déstabilisés que les filles après le congédiement de leur père : « Mon garçon, as-tu quelque amour pour ton père? » Voilà la première question.

Dans un monde utilitariste, le statut du père ne suffit pas ; pour être aimé, il faut être utile. D'où la question de l'enfant : « Papa, à quoi sers-tu? » Amenée dans ce contexte, c'est comme si l'enfant disait : « Je veux bien t'aimer papa, mais mon amour n'est pas gratuit ; il faut que tu me sois utile à quelque chose. » C'est le monde à l'envers dirait mon grand-père. Alors que les fils ont toujours eu à faire leurs preuves pour se gagner l'amour de leur père, c'est maintenant le père qui doit se mériter l'amour du fils. De plus, cette approche mercantile caractéristique de notre société me gène parce qu'elle suscite en moi la question complémentaire : « À quoi sert-il de mettre des enfants au monde? »

La thèse romantique développée dans ce livre cherche à démontrer que le bon père est un père qui sait se faire aimer. C'est un père qui cherche à devenir copain avec son fils ; un père si blessé du rejet de ce qu'il représente, qu'il est prêt à se mettre dans une situation d'égalité avec son fils pour aller apprendre en même temps que lui à faire du canot-camping. Un père est-il l'égal de son fils? Est-ce que c'est au père de s'efforcer à se mettre au niveau de son fils pour gagner son amour ou n'est-ce pas plutôt au fils de s'efforcer de s'élever au niveau de son père pour gagner son affection? Qui doit gagner l'amour de qui? Et qu'est-ce que c'est que ce pays si malade d'amour qu'il rend les pères coupables de l'absence d'amour de leur progéniture pour eux! J'ai plutôt le goût d'inverser la question : « Mon fils, à quoi me sers-tu? »

Nous avions jadis une cellule familiale solide où on ne se demandait pas si papa nous aime. Papa se levait à cinq heure du matin. Il travaillait jusqu'au soir pour gagner l'argent sans lequel sa famille ne pouvait pas survivre. L'amour du père, c'était la survie de sa famille. Cette seule survie commandait le respect des enfants. Le plus souvent d'ailleurs les enfants étaient utiles à leurs parents. Dès leur plus jeune âge, ils s'impliquaient dans les travaux de la ferme. D'un côté comme de l'autre, le père était utile à ses fils, et les fils utiles à leur père, dans l'entreprise familiale qui consistait à se mettre mutuellement au service de l'autre. L'autorité paternelle était reconnue comme une force positive apportant la sécurité et l'harmonie. Mais aujourd'hui, la femme et les enfants survivent quoi qu'il advienne. S'ils n'y arrivent pas, l'État s'en charge. Le rôle traditionnel du père a été absorbé par l'État duquel nous sommes tous devenus les enfants. Autrefois, le père avait droit au respect de ses enfants ; aujourd'hui, il aura leur amour s'il est gentil. Autrefois les enfants étaient utiles au père qui en tirait toute sa fierté, aujourd'hui, à quoi ses enfants peuvent-ils bien lui servir? Le plus souvent, ils suivent des chemins diamétralement opposés à leur père qu'ils s'efforcent de nier par tous les moyens possibles : ils feront un métier différent, ils adhéreront à des valeurs toutes autres, il iront même jusqu'à éprouver une certaine honte à donner leur nom de famille lorsqu'on leur demandera de s'identifier. Tout comme leur mère féministe, comme s'ils voulaient être nés d'eux-mêmes, ils refuseront avec entêtement de s'identifier à leur père.

On peut très bien inverser la question et ainsi expliquer le taux de dénatalité au Québec mais une fois que les enfants sont nés, il faut faire avec. Serge Ferrand a raison de poser la question : « Papa, à quoi sers-tu? » Mais quelle est l'utilité d'un père qui serait guéri de son problème de manque d'amour et qui serait à nouveau capable d'aimer, de donner, d'être? Être père, n'est-ce pas avant tout faire quelque chose de bien, en être fier et donner à son fils un modèle gratuit? L'amour d'un père doit-il, à l'image de celui de la mère, être inconditionnel et charnel, ou ne doit-il pas plutôt présenter quelques exigences et s'affranchir du romantisme féminin? L'amour d'un fils pour son père n'est-il pas mieux démontré lorsque celui-ci se reconnaît en lui, que par des je t'aime vides de sens dont raffolent les romantiques? Et si le premier rôle du père doit être de couper le cordon ombilical [2] qui unit l'enfant à sa mère, ne doit-il pas démontrer son amour d'une manière différente et complémentaire? La femme donne un corps charnel à son fils. Le fils a-t-il besoin de la même chose de son père, ou n'aurait-il pas plutôt besoin que ce père lui donne les clefs du monde par l'exemple, l'éducation et l'instruction? Mais voilà, le père fut aussi expulsé de ce rôle depuis longtemps par l'État qui a pris en charge la formation professionnelle de ses fils et filles.

À la question « Papa, à quoi sers-tu? », ce livre propose la réponse suivante : « À être aimé ». En soi, je suis tout à fait d'accord avec l'auteur pour dire qu'il n'y a rien de plus utile pour un être que d'aimer. De toute évidence, il est bien que notre rapport au père soit teinté d'amour. Je suis aussi d'accord pour dire que cet amour doit passer par l'épreuve d'une initiation au monde tant matériel que spirituel. Mais il me semble que l'aspect spirituel ait été remplacé par l'aspect émotionnel. Nulle part je n'y ai trouvé l'importance de l'influence philosophique que le père doit exercer sur sa progéniture. L'amour intellectuel est devenu tabou mais n'y aurait-il pas lieu de le réhabiliter? L'être humain est un tout composé d'un corps, d'un cœur et d'un esprit. Enlevez un de ces trois aspects et il apparaîtra une sorte de monstre incomplet qui cherche à combler son manque par mille artifices aveuglants.

Serge Ferrand n'a jamais rempli son rôle de père mieux que durant la période où il travaillait à sa bande dessinée. Son fils Jesson le confirme à la page 41 : « ...C'est excitant de suivre ta carrière, tu sais! Pour moi, c'est un success-story... si, si, je t'assure! ... J'ai vu la façon dont tu as été récompensé par ton travail! J'ai toujours eu l'impression que tu travaillais fort et que tu réussissais. Quand je te regardais en train de dessiner ta bédé, avec cette lumière qui se reflétait de ton papier sur ta figure... je me souviens de tout, c'est comme si c'était hier. T'étais un personnage... quelqu'un de très solide. Je te voyais carrément comme... invulnérable. » Un père stoïque qui, loin des je t'aime romantiques, s'acharnait à réaliser ce en quoi il croyait le plus. Plus que l'objet de son travail, c'est dans son attitude à la tâche que Jesson voit l'homme qu'il reconnaît comme son père : un père qui a réussi.

L'amour philosophique, intellectuel ou spirituel (appelez-le comme vous voudrez),  a ceci de particulier qu'il se distingue de l'amour charnel et de l'amour romantique. Il est caractéristique au père. Il naît d'une admiration qui n'a que faire du charme ou de la séduction. Si le père a à regagner une fonction dans l'éducation de ses fils et filles, c'est en se distinguant par sa pensée, sa foi et sa détermination. Bien sûr, il y aura confrontation ; il y a toujours eu confrontation entre père et fils. Mais à la différence de l'amour maternel inconditionnel, celui du père pose des exigences qui obligent son fils ou sa fille à se dépasser. L'amour qui en naît est celui qui naît entre deux adversaires qui se confrontent et duquel le plus faible apprend du plus fort. Le domaine de l'amour inconditionnel est déjà envahi par la mère et par l'État. C'est de l'amour qui engage à se surpasser que notre progéniture a maintenant besoin pour son équilibre.

Devant l'immense propagation de la médiocrité dans tous les domaines, n'est-il pas évident que nous avons, plus que jamais, besoin que renaisse le désir de se surpasser et du travail bien  fait. Si le père doit servir à quelque chose n'est-ce pas comme modèle, d'idéal, d'honnêteté et d'intégrité que nous en avons besoin? Domaines dans lesquels, à ce qui me semble, le féminisme n'a pas aidé à faire progresser les choses depuis son avènement, bien au contraire.

« Si tu n'aimes pas tes enfants, fais leur la vie facile » nous disait Robert Heinlein.

[1] Réflexion à la suite de la lecture du livre de Serge Ferrand, Papa, à quoi sers-tu?, Éditions Option Santé © 2003.

[2] Si on admet cette thèse selon laquelle le principal rôle du père consiste à couper le cordon ombilical de l'enfant, doit-on s'étonner que les mères, affranchies de la dépendance envers leur mari, l'aient congédié et s'opposent farouchement à toute intervention dans leur relation symbiotique avec ses enfants? N'est-ce pas d'ailleurs pour empêcher que l'on dénonce cette immoralité que les mères ont pris l'assaut les pères pour leur inventer quelque immoralité pour que la cour les écarte systématiquement du giron familial?

Philo5
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