Cogitations 

 

François Brooks

160919

Essais personnels

 

Wittgenstein, dictionnaire
et jeux de langage

 

Étudier le langage par le seul moyen du langage — avec des mots — est une curieuse activité ; c'est comme si le miroir cherchait à se voir lui-même alors qu'il ne peut montrer que ce qu'il reflète.

F. B.

Apprendre un langage consiste à maîtriser deux activités complémentaires. La première consiste à élaborer des jeux de langage au sens de Wittgenstein ; c'est-à-dire, émettre des signes — verbaux ou autres — et vérifier à mesure qu'ils sont émis s'ils sont compris par les autres. Un bon joueur sait obtenir ce qu'il désire. Le jeu élémentaire le plus courant consisterait à faire dire à l'enfant « je veux du lait » pour qu'il gagne la partie, c'est-à-dire pour accéder à sa demande. Plus élémentaire encore, attendre qu'il commence à geindre pour lui donner le sein. Cette activité langagière est contextuelle ; elle prend la forme du moment, et se vérifie à mesure qu'elle se déroule. La soif par exemple peut obtenir satisfaction de plusieurs manières ; il y a vingt façons de demander à boire. Le langage, tel que Wittgenstein le montre, est une activité impliquant des jeux dont les règles sont vivantes ; elles s'adaptent au contexte.

La seconde activité langagière consiste à maîtriser le sens absolu des mots en se référant à une liste ou un registre de la langue, par exemple le dictionnaire. Mais si le dictionnaire est un outil linguistique destiné à comprendre la signification des mots, chaque mot est défini par d'autres mots. Sa structure pose un curieux paradoxe. Imaginons une langue de 12 mots dont chaque mot est défini par quatre autres mots dans un système fermé à l'image du cuboctaèdre. Pour comprendre la définition d'un mot, il faut d'abord comprendre les quatre mots qui le définissent. Mais comme tous les mots dépendent de la compréhension des autres mots qui servent à se définir mutuellement, ce petit dictionnaire comporte une difficulté d'usage considérable. Tous les mots doivent être compris simultanément pour maîtriser cette langue.

Les dictionnaires sont structurés de manière analogue. Ils comportent une quantité importante de mots ; au premier abord l'usage est difficile dans la mesure où nous ne connaissons pas assez de mots pour comprendre les définitions. Il s'en suit alors une recherche rebondissant sans fin qui nous donne le désagréable sentiment que l'on est plus ignorant en le refermant qu'en l'ouvrant. [1] Avec le temps, les tenaces qui persistent à l'utiliser finissent par acquérir suffisamment de connaissances pour entrer dans une zone d'usage utile. Mais lorsqu'on maîtrise (ou presque) l'ensemble des mots d'une langue, on arrive à une limite d'usage. Le dictionnaire, aussi complet soit-il, ne renferme finalement qu'une quantité finie de mots qui comptent les uns sur les autres pour se définir, et dit peu sur l'ensemble des contextes d'usages. C'est un système autoréférent, fermé. Si c'était tout ce que le langage met à notre disposition pour dire le monde, nous ne pourrions en parler que très sommairement. C'est d'ailleurs le cas, puisque le monde est donné par la culture linguistique. Bien qu'il soit passablement vaste, chacun arrive à son propre niveau de saturation. Sur les (~60 000) mots contenus dans le Petit Robert, le lycéen en maîtrise entre (~800 et 1 600) à l'oral alors que l'adulte en connaît (~3 000). Mais nombreux sont ceux qui passent leur vie en n'utilisant que (~300) mots. Et même si l'essentiel se dit en (~600) mots, le Français moyen en connaîtrait (~5 000). [2]

Si la langue est le seul espace que l'on habite, certains vivent dans des maisons bien étroites, d'autres dans de vastes châteaux. Les mots sont comme des baguettes magiques permettant d'ouvrir le Sésame de notre volonté ; ils sont la puissance qui permet d'accéder à un ensemble de privilèges qui se limitent souvent à notre seule capacité de nommer les choses que l'on désire faire apparaître.

Au-delà des maisons étroites et des vastes châteaux, le langage reste une prison qui impose des limites gênantes. Le dictionnaire est si difficile d'usage qu'on invente parfois un langage privé. On repousse les limites ; de nouveaux mots apparaissent sans cesse ; d'autres tombent en désuétude ; chaque génération s'approprie le langage à sa manière ; ainsi font ceux qui parlent djeun's.

Wittgenstein montre que la connaissance absolue de ce que désigne le mot ne suffit pas. La fonction d'un mot est beaucoup plus vaste que sa simple définition fossilisée dans le dictionnaire. Elle se déchiffre dans l'usage de tous les jours et par les règles qui en donnent le sens. Comme les pièces d'un jeu d'échecs, les mots sont des composantes réglés par l'usage des jeux de langage. Par exemple, le mot « pomme » n'obéit pas seulement à la définition du dictionnaire : « fruit d'un arbre », mais sera entièrement connoté par le contexte dans lequel il apparaît. Tantôt la pomme sera objet d'art si on la dessine ; tantôt objet culinaire si on la cuisine ; tantôt objet d'inspiration scientifique si Newton la reçoit sur la tête pendant la sieste, ou objet de rigolade.

Le langage est essentiellement public, tout comme les règles des jeux de langage. On ne saurait imaginer de langage privé, de même qu'une règle ne saurait être observée qu'une seule fois. À soi-même, il n'existe pas de langage, et si ça parle tout seul dans ma tête, ce n'est qu'en vertu de l'intériorisation des autres qui ressurgissent en moi par la mémoire. Le langage implique la présence des autres et un contexte défini, sans quoi aucun sens ne peut apparaître.

[1] Cette situation est finement mise en scène dans le film Monsieur Ibrahim et les fleurs du Coran.
Moïse : — C'est nul le dictionnaire ! Il y a toujours un mot qu'on ne comprend pas.

[2] 1 000 c'est le nombre moyen de mots utilisés par un lycéen (Orientations.com).

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