Cogitations 

 

François Brooks

160801

Essais personnels

 

Mort et conscience
(QUESTION - RÉPONSE)

 

Il est donc certain, Simmias, que le véritable philosophe s'exerce à mourir, et que la mort ne lui est nullement terrible.

Platon, Phédon (67e)

Merci d'avoir partagé votre réflexion sur le thème de la mort, en particulier Quand on est mort, le temps passe vite, ou autres textes à ce sujet. Cela permet d'apaiser mes angoisses face à cette fin inéluctable, et j'ai régulièrement des crises comme ça. En effet je me suis toujours représentée ma propre mort comme un trou noir infini, dans lequel ma vie me manque et où je serai malheureuse d'avoir perdu la vie. Mais votre vision de la chose m'a mis face à l'absurdité de mon angoisse, et depuis j'envisage ma vie autrement, ainsi que le temps qui passe.

À ce propos, quelle est votre opinion à propos des expériences de mort imminente rapportées par des personnes en état de mort clinique dans lesquelles elles avaient conscience d'être mortes tout en faisant état de sensations, avant d'être réanimées ? Ou encore de ces témoignages de « sortie de corps » pendant une anesthésie générale où les patients se voient opérés ? Ou encore les esprits des morts qui selon ceux qui y croient sont persuadés ?

Ça m'intéresse juste de savoir comment harmoniser ces 2 points de vue qui me semblent contradictoires à propos du fait que la mort est un état d'inconscience et qu'on ne saura jamais qu'on est mort quand on le sera.

Céline

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Merci du commentaire, Céline. Vos questions sont pertinentes. On peut y ajouter la description de la traversée d'un tunnel au bout duquel certains témoignent qu'une lumière les attendait, alors qu'ils avaient été déclarés cliniquement morts avant d'être réanimés. N'y a-t-il pas un prolongement de la conscience au-delà de la mort ? Comment concilier ces témoignages avec la raison qui pose la mort comme un état d'inconscience absolu ?

Que peut-on en dire ?

1.

Certaines études sur l'expérience de mort imminente apportent des hypothèses qui aident à comprendre l'expérience du tunnel. Semble-t-il qu'un cerveau qui s'éteint serait sujet à un regain d'activité, et que ceci expliquerait de telles perceptions qui n'ont rien d'exceptionnel en pareil moment. Je n'y vois aucune contradiction. Je conçois parfaitement une période tampon entre la vie et la mort où le sujet puisse encore vivre certaines hallucinations perceptuelles dont il peut témoigner si on arrive à le réanimer. L'agonie fait partie de la vie et elle peut prendre quantité de formes. Notez que si certaines gens ont pu échapper à la mort clinique, il n'en reste pas moins que la période de mortalité fut toujours assez brève pour que la vie puisse ressusciter. Personne n'a pu revenir de la mort pour témoigner d'une conscience après dix jours de mortalité.

2.

L'expérience de la sortie du corps en est une que j'ai personnellement vécue sous LSD à l'âge de 16 ans. Elle fut étonnamment réaliste et m'a longtemps intrigué jusqu'à ce que je réalise qu'après tout, j'étais encore vivant et que l'hallucinogène m'avait fait voir aussi toutes sortes de perceptions altérées — plus bizarres les unes que les autres — dont je pouvais témoigner avec une certitude inébranlable. Rien de très mystérieux dans le cas où l'on absorbe des substances qui modifient chimiquement notre fonctionnement cérébral. Le cerveau peut inventer des perceptions fantaisistes quand il est encore vivant. Qui n'a pas fait un rêve plus réaliste que la réalité ? Déjà Descartes y faisait allusion dans ses Méditations métaphysiques.

3.

Le dernier cas évoqué — celui de ceux qui croient communiquer avec les esprits des morts — m'intéresse davantage. Que doit-on penser de ceux qui affirment converser avec les esprits des morts ? Une petite anecdote va nous éclairer.

Je connais personnellement une jeune femme de 33 ans, Marjolaine, que j'affectionne beaucoup. C'est la fille d'un couple d'amis que je connais de longue date. Elle vit avec un léger handicap : elle a l'âge mental d'une enfant de 13 ans. Elle est heureusement en bonne santé grâce aux soins attentifs de ses parents qui ne l'ont jamais abandonnée. Dernièrement, Marjolaine a commencé à dire qu'elle parlait aux morts et que ceux-ci lui répondaient. Elle n'en semble pas autrement troublée sinon que la travailleuse sociale a recommandé à la mère de l'envoyer consulter un psychiatre pour la médicamenter. Elle lui a répondu que dans ce cas, il faudrait l'envoyer aussi ainsi que son mari puisqu'ils sont croyants et adressent des prières notamment à Saint Joseph et au Frère André morts depuis longtemps. L'affaire en est restée là : leur fille a été ainsi soustraite des griffes de la psychiatrie.

Quand Marjolaine m'a parlé de ses morts et prétendu qu'ils lui permettent de connaître l'avenir, une seule chose semblait la contrarier : c'est que je puisse refuser de la croire. Les morts et ses conversations avec eux ne l'affectaient nullement. Au contraire, elle était plutôt fière de ces relations dont peu de gens sont gratifiés. Pour la rassurer, je lui ai dit que je n'avais aucune raison de ne pas la croire puisque chacun est libre de parler à qui il veut, et que son rapport avec les morts (elle ne disait pas « esprits », mais bien « morts ») ne me regardait pas. Nous vivons dans un pays où chacun est libre de croire ce qu'il veut. Elle m'a aussitôt rétorqué avec assurance que ce n'était pas de la croyance, mais qu'elle parlait véritablement aux morts. Marjolaine est une jeune femme dont la naïveté m'interdit de penser qu'elle inventait cette histoire ; alors que doit-on en penser ?

À la puberté, au moment où l'humain prend conscience qu'il est en mesure de se reproduire, il prend aussi conscience qu'il pourrait ainsi transmettre la mort. En effet, qui donne la vie, à terme, condamne aussi à mort. Chacun doit faire face à la mort : éventualité effrayante, et personnelle. De plus, aucun ne voudrait imposer à l'autre une telle catastrophe. Il faut pourtant se faire une raison ; la transmission de la vie implique la mort. Pour l'apprivoiser, certains se font tatouer têtes de mort et symboles afférents. Chacun prend alors conscience qu'il devra un jour affronter l'agonie, et, chacun pour soi, nous devons trouver le moyen de continuer à vivre sans que cette éventualité nous obnubile, sans qu'elle nous entrappe l'esprit dans l'obsession paralysante. Comment garder la sérénité devant une réalité aussi dramatique ?

Marjolaine a trouvé la sienne naturellement : élégante solution qui consiste à se faire ami avec les morts et même à ce qu'ils l'aident à prédire l'avenir. N'est-ce pas ce que la religion catholique nous a enseigné de faire avec un Christ ressuscité et une myriade de saints et de saintes à prier chacun à la mesure de ses besoins ? Si vous avez un gros problème, invoquez le crucifié ; sinon, un saint plus modeste saura vous protéger. Et pour un esprit areligieux et simple comme Marjolaine, elle se contente de morts amis et, admettons-le, non moins imaginaires que nos nombreux amis Facebook avec lesquels notre relation ne tient qu'à quelques clics de souris.

« Notre cerveau, écrit Pascal Jouxtel, est doté d'un module d'appel à l'aide qui fonctionne même s'il n'y a personne qui réponde ». Pour l'eudémoniste Épicure, la raison seule lui permettait d'échapper à l'angoisse de la mort. Il montra simplement qu'il n'y a rien à craindre puisque vie et mort ne coïncident jamais. Pour le chrétien, la foi en Dieu, Jésus et les saints permet de penser qu'une fois mort, les réjouissances du paradis commencent. Il transforme ainsi l'angoisse en espérance. Pour le rationaliste, il s'agit, comme j'ai essayé de le faire, de construire un raisonnement sans faille. Mais la vérité est — si on reste honnête — que l'on ne peut rien dire de certain sur notre propre mort puisqu'elle appartient à l'avenir et que nous sommes tous encastrés dans l'instant présent.

Bref, chacun trouve le moyen d'échapper à l'angoisse existentielle rattachée à l'idée qu'il va un jour mourir. Et ce besoin n'a pas disparu avec l'athéisme montant. C'est pourquoi je pense qu'il est important de remettre en selle nos philosophes occidentaux et d'exercer notre pouvoir de penser par soi-même dans un monde individualiste où les dogmes religieux n'ont plus la faveur populaire. Ceci dit, j'estime que l'usage de la religion n'a pas moins de valeur que celui de la philosophie. Cette dernière me convient cependant davantage puisque je vis dans un monde qui m'a formaté à penser que la rationalité constitue la valeur absolue.

Philo5
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