Cogitations 

François Brooks

8 avril 2012

Essais personnels

 

L'Être de Heidegger

 

Je suis celui qui est. « Je suis » L'Éternel C'est là mon nom pour l'éternité

Bible du Semeur, Exode:3:14-15, 2000

« Qu'est-ce que l'être ? »

Cette question singulière pose deux difficultés apparemment insurmontables :

1. On se perd dans les homonymes : est, être, Être, l'être.

Que veut dire Heidegger en se questionnant sur l'être ? La confusion s'installe dès le départ puisqu'il utilise le même verbe être pour désigner des choses de natures différentes. Si « être » est un verbe comment peut-il être un nom commun ? L'homonyme confond d'autant plus qu'il boucle sur lui-même.

2. Elle ressemble à une pétition de principe.

La question « Qu'est-ce que l'être ? » contient le même terme deux fois — utilisé tantôt comme verbe, tantôt comme substantif. En formulant une question qui pose ce que l'on cherche en constituant sa formulation avec le terme recherché, ne se piège-t-on pas en partant ? Ne nous mène-t-elle pas à la pétition de principe ?

Pour mieux comprendre l'impasse apparente, essayons une formulation analogue avec d'autres verbes. Les questions « Qu'est-ce que prendre le prendre ? » ou « Qu'est-ce qu'aimer l'aimer ? » semblent confuses mais en les examinant attentivement, on trouver un sens en distinguant le verbe du substantif verbal. Cependant si on les formule en disant « Que prendre le prendre ? » ou « Qu'aimer l'aimer ? », à l'évidence, elles sont vides de sens. Mais la question « Qu'est l'être ? » est elle aussi vide de sens ? L'ontologie jouit d'un statut particulier, elle définit l'essence première des choses ; c'est pourquoi il est difficile de rejeter la question de Heidegger comme s'il avait utilisé n'importe quel autre verbe. Quand on s'interroge sur ce qu'est le monde ne faut-il pas savoir d'abord ce que signifie le verbe être ? Ne jetons donc pas trop vite une question mal comprise d'autant plus qu'elle alimente la philosophie et la théologie depuis des millénaires. Prenons quelques minutes pour l'examiner de plus près avec un détour dans l'Antiquité.

Parménide l'avait résolue avec une logique imparable en affirmant « Car l'être est en effet, mais le néant n'est pas. » Mais bien avant lui, l'auteur de l'Exode avait reconnu l'essence de la question.

Dans le passage du Buisson ardent (Exode 3:6-15), on raconte que Dieu veut faire sortir son peuple de l'esclavage et persuade Moïse de diriger l'opération. Mais Moïse voit bien qu'il devra faire accepter son autorité et pose la question qui mène à la substantivation de l'être. S'adressant à Dieu, il dit en substance : « Très bien, pour les faire sortir d'Égypte, je convaincrai les enfants d'Israël à me suivre en leur disant que c'est toi le Dieu de nos pères : Abraham, Isaac et Jacob qui m'envoie. Mais s'ils me demandent quel est le nom de celui qui m'envoie, que répondrai-je ? »

 [1]

« Alors Dieu dit à Moïse : "Je suis celui qui est." Puis il ajouta : "Voici ce que tu diras aux Israélites : "« Je suis » m'a envoyé vers vous." Puis tu leur diras : "L'Éternel, le Dieu de vos ancêtres, le Dieu d'Abraham, d'Isaac et de Jacob m'a envoyé vers vous." C'est là mon nom pour l'éternité, c'est sous ce nom que l'on se souviendra de moi pour tous les temps. »

(Bible du Semeur © 2000, Exode 3:14-15)

Dieu refuse la substantivation. Il se pose comme l'Être ; un être dont la substance est l'éternité ; il est Être-et-Temps.

La théologie s'intéresse à l'ontologie (l'« êtreté ») mais l'originalité de Heidegger consiste à la reprendre au compte de la philosophie, expurgée des connotations religieuses. Il pose à nouveaux frais la question de l'être en affirmant qu'elle reste une question jamais résolue et que c'est la nature même de l'être qui exige de relancer sans cesse la question « Qu'est-ce que l'être ? ».

Bien sûr la question mène à l'aporie, puisqu'elle boucle sur elle-même avec des synonymes se pointant mutuellement mais, en la gardant toujours active comme on entretient le feu, on touche l'essence même de la philosophie : se demander toujours ce qu'est l'existence. Contrairement au dogme théologique qui l'abandonne à Dieu Être suprême cristallisé dans le dogme de l'éternité Heidegger refuse la réponse définitive en reconnaissant l'évidence que l'être surgit d'un rien original dont la tâche consiste à sans cesse reposer la question de l'être pour conserver sa nature d'être. C'est ce processus actif permanent qui permet à l'étant d'exister et donne à l'homme sa véritable nature d'être-là ; sinon, il n'est qu'un simple étant privé de l'être et privé de liberté. Il ne s'agit plus de déléguer sa destinée à un Dieu théologique, mais de l'agir personnellement en activant constamment la question de l'être.

Pour bien comprendre la question « Qu'est-ce que l'être ? », il ne faut pas la prendre comme une question ordinaire à laquelle on cherche une réponse définitive, mais comme une question que l'on doit reposer aussitôt qu'on y a répondu. Elle s'identifie avec l'être même. L'être est la question « Qu'est-ce que l'être ? » parce que le rien d'où elle provient quand on la pose relance constamment le défi à l'être d'exister, ce qui est d'ailleurs sa seule liberté.

[1] Bible Louis Segond 1910, Exode 3:13-15.

Philo5
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