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La femme n'existe pas [1]

par Isabelle Sorente

Éditions de la Martinière © 2005

Je ne suis pas née femme, je ne deviendrai pas homme, je suis une créature qui parfois se travestit en femme.

Je n'ai ni honte ni gêne à avouer que je ne me suis jamais sentie femme, car je ne suis pas une femme. Je ne suis ni homosexuelle ni bisexuelle ni hétérosexuelle, je suis un humain sexué en interdanse avec d'autres humains sexués. Je suis un humain sexué aimant d'autres humains sexués et leurs façons singulières de jouir et faire jouir. Je rends grâce aux différences physiques comme à autant de témoignages amoraux de la diversité humaine.

Il n'est pas question de nier la singularité ; il est impossible de la réduire au genre. Je ne suis pas née femme, je ne deviendrai pas homme, je suis une créature. Aussi me semble-t-il intéressant de poser un regard recréaturant, un regard au-delà des genres, sur la littérature dite féminine.

Car la créature parfois se travestit en femme. Parfois elle écrit sur la jouissance, parfois elle fait scandale. En 1995, Virginie Despentes publie Baise-moi [2], l'histoire d'une cavale criminelle, deux filles qui se rencontrent et tuent. En 2000 le film adapté du livre est classé X. Au sujet de ses deux héroïnes, Despentes dira : « Elles se sentent vivre quand elles tuent. » C'est peut-être ce qui a déçu dans les interviews à l'époque, on attendait des réponses sur la psychologie féminine et l'auteur revendique au contraire l'absence de justification et de psychologie. Les victimes sont simplement au mauvais endroit au mauvais moment, dira encore Despentes. Mais justement, ne comprend-t-on pas mieux Baise-moi en rapprochant ses héroïnes du couple d'adolescents assassins d'Eléphant de Gus Van Sant? Ils se sentent vivre quand ils tuent, est-ce une question de psychologie masculine ou féminine, ou plutôt un cri de rage terrible, une condamnation sans appel des genres et, au-delà, d'une société?

Le genre est fait pour jouir et jouer, toutes les créatures le savent depuis la cour d'école, quand nous glissions de chat aux pirates, aux billes, au hamster, à l'instituteur, quand nous glissions de jeu en jeu. Fille, salope, fleur bleue, gourde, gamine, garçon, tordu, vicieux, macho, prisonnier, victime et chef de bande sont quelques-uns des noms de nos archétypes et de nos travestissements. Le genre est fait pour jouir, Catherine Millet le raconte en 2001 dans La Vie sexuelle de Catherine M. [3], où elle détaille ses amours multiples. Un récit de femme qui fait le tour du monde, une femme qui joue, justement, avec les archétypes de la sexualité féminine. Le sentiment que l'on a parfois à la lecture du livre, un défilé d'hommes sans visages, réduits à leur sexe, est troublant. Comme si plus Catherine M. accumulait les amants plus leur identité et la sienne se trouvaient dissoutes.

Même trouble identitaire à la lecture du Prix Pulitzer Nathalie Angier. Dans Femme! [4], la biologiste chante un corps féminin et dionysiaque tout en nous démontrant que plus on examine ce corps dans sa singularité, le détail de sa jouissance, ses fonctions cérébrales et nerveuses, plus s'efface, d'un point de vue biologique, le sens de ce qu'on pourrait appeler le genre féminin.

Au fond, les créatures le savent depuis qu'elles jouaient les X-men, les requins blancs et les cavaliers. C'est la métamorphose qui fait l'humain, notre ludique monstruosité, le passage jouissif d'un pôle à l'autre, non un pôle ou l'autre.

Quand je voyage, quand je marche, quand je respire, suis-je une femme? Suis-je une femme quand je pense? Suis-je moins femme parce que j'aime les sciences, parce que je m'intéresse aux mathématiques, par exemple? Des études ont beau parler des différences de cerveaux féminins et masculins, de lobes plus ou moins développés, je ne crois pas que ces différences, comme la différence de sexe, indiquent autre chose que ce qu'elles sont, une différence physiologique. Oui. Et ensuite? Donner un sens social au fait physique, c'est croire en la femme, comme hier aux races. Il a fallu le XXe siècle et ses massacres pour qu'on cesse de croire aux races. N'attendons pas un jour de plus pour balayer le genre et ses superstitions.

La femme n'existe pas. Le genre n'existe pas. L'humain est au-delà des genres, au-delà des sexes, des races, au-delà de l'ego, vivant en métamorphose. C'est dans cette fluidité, dans cette faculté de métamorphose qu'est, ou plutôt que marche, que glisse, que court, que se meut, se transforme l'humanité.

Nous ne naissons pas femmes, nous ne naissons pas hommes et surtout ne le devenons pas.

Si Despentes, Millet, Angier manifestent à leur façon le besoin de métamorphose et d'exubérance propre à une humanité déployée, où chercher, alors, la femme et la littérature féminine?

Le succès de la gentille Bridget Jones [5], qui cherche un mari avec un acharnement nigaud qui aurait fait honte à nos arrière-grand-mères, qui compte ses cigarettes et ses calories à chaque début de chapitre, bref une fille soi-disant comme toutes les filles, voilà l'illustration d'un modèle économique florissant.

La femme n'existe pas, le genre est une arme et une arme économique à très gros calibre.

De la femme à l'homme féminisé, le féminin est une industrie. La femme est une industrie qui va de L'Oréal à la branche diététique de Danone et traverse toute la mode. La femme est aussi un formidable outil d'urbanisme. La vraie femme aime faire du shopping, c'est connu. L'homme convaincu d'accepter sa féminité aussi. Alors en avant pour les rues piétonnes et les galeries marchandes, les aérogares de Heathrow ou de Hong-Kong, les palais des congrès, les Disneyland.

Le genre n'existe pas, il paye. Un certain schéma de consommation/production, n'est-ce pas en fin de compte le seul élément tangible de ce genre, autrement si insaisissable?

Avec son plan de carrière, son régime amaigrissant, ses projets de mariage et ses problèmes de garde-robe, Bridget Jones est à la fois familière et vaguement inquiétante. Elle nous rappelle certes quelque chose. Mais est-ce un être humain, de vieilles superstitions ou l'étroite marge de manœuvre autorisée par l'économie boursière?


[1] Extrait de La Très grande bibliothèque - 50 idées, 200 livres qui ont frappé le monde, Actuel, Éditions de la Martinière © 2005, pp. 141-143.

[2] Virginie Despentes, Baise-moi, Florent Massot, 1993.

[3] Catherine Millet, La Vie sexuelle de Catherine M., Seuil, 2001.

[4] Nathalie Angier, Femme! De la biologie à la psychologie, Laffont. 2000.

[5] Helen Fielding, Le Journal de Bridget Jones, 2 vol., J'ai lu, 2001.


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