Texte référence, été 2006

Le règne de narcisse [1]

par Robert de Herte

Société des Éditions du Labyrinthe, Éléments n°121

« La société a adopté, sans la moindre limite et sans le moindre contre-pouvoir, l'intégralité des valeurs féminines », estimait récemment le pédiatre Aldo Naouri. De cette féminisation témoignent déjà le primat de l'économie sur la politique, le primat de la consommation sur la production, le primat de la discussion sur la décision, le déclin de l'autorité au profit du « dialogue », mais aussi l'obsession de la protection de l'enfant (et la survalorisation de la parole de l'enfant), la mise sur la place publique de l'intimité et les confessions intimes de la  « télé-réalité », la vogue de l' « humanitaire » et de la charité médiatique, l'accent mis constamment sur les problèmes de sexualité, de procréation et de santé, l'obsession du paraître, du vouloir-plaire et du soin de soi (mais aussi l'assimilation de la séduction masculine à la manipulation et au  « harcèlement »), la féminisation de certaines professions (école, magistrature, psychologues, travailleurs sociaux), l'importance des métiers de la communication et des services, la diffusion des formes rondes dans l'industrie, la sacralisation du mariage d'amour (un oxymore), la vogue de l'idéologie victimaire, la multiplication des  « cellules de soutien psychologique », le développement du marché de l'émotionnel et de l'apitoiement, la nouvelle conception de la justice qui fait d'elle un moyen, non plus de juger en toute équité, mais de faire droit à la douleur des victimes (pour leur permettre de  « faire leur deuil » et de  « se reconstruire »), la vogue de l'écologie et des  « médecines douces », la généralisation des valeurs du marché, la déification du  « couple » et des  « problèmes de couple », le goût de la  « transparence » et de la  « mixité », sans oublier le téléphone portable comme substitut du cordon ombilical, la disparition progressive du mode impératif dans le langage courant, et enfin la globalisation elle-même, qui tend à instaurer un monde de flux et de reflux, sans frontières ni repères stables, un monde liquide et amniotique (la logique de la Mer est aussi celle de la Mère).

Après la pénible  « culture raide » des années trente, tout n'a certes pas été négatif dans cette féminisation. Mais celle-ci verse désormais dans l'excès inverse. Plus encore qu'elle n'est synonyme de dévirilisation, elle débouche sur l'effacement symbolique du rôle du Père et sur l'indistinction des rôles sociaux masculin/féminin.

La généralisation du salariat et l'évolution de la société industrielle font aujourd'hui que les hommes n'ont tout simplement plus de temps à consacrer à leurs enfants. Le père a peu à peu été réduit à un rôle économique et administratif. Transformé en  « papa », il tend à devenir un simple soutien affectif et sentimental, fournisseur de biens de consommation et exécuteur des volontés maternelles, en même temps qu'une assistante socialo-ménagère, aide-marmiton, changeur de couches et pousseur de caddies.
Or, le père symbolise la Loi, référent objectif qui s'élève au-dessus des subjectivités familiales. Alors que la mère exprime avant tout le monde des affects et des besoins, le père a pour rôle de couper le lien fusionnel entre l'enfant et sa mère. Instance tierce qui fait sortir l'enfant de la toute-puissance infantile et narcissique, il permet la rencontre de celui-ci avec son contexte social-historique, et lui permet de s'inscrire dans un monde et dans une durée. Il assure  « la transmission de l'origine, du nom, de l'identité, de l'héritage culturel et de la tâche à poursuivre » (Philippe Forget). Faisant le pont entre la sphère familiale privée et la sphère publique, limitant le désir par la Loi, il s'avère par là indispensable à la construction de soi. Mais de nos jours, les pères tendent à devenir  « des mères comme les autres ».  « Ils veulent eux aussi être porteurs de l'Amour et non plus seulement de la Loi » (Eric Zemmour). Or, l'enfant sans père a le plus grand mal à accéder au monde symbolique. En quête d'un bien-être immédiat qui n'a pas à affronter la Loi, l'addiction à la marchandise devient tout naturellement son mode d'être.

Une autre caractéristique de la modernité tardive est l'indistinction des fonctions masculine et féminine, qui fait des parents des sujets flottants, égarés dans la confusion des rôles et le brouillage des repères. Les sexes sont des complémentaires antagonistes, ce qui veut dire qu'ils s'attirent et se combattent en même temps. L'indifférenciation sexuelle, recherchée dans l'espoir de pacifier les relations entre les sexes, aboutit à faire disparaître ces relations. Confondant identités sexuelles (il n'y en a que deux) et orientations sexuelles (il peut y en avoir une multitude), la revendication d'homoparentalité (qui enlève à l'enfant les moyens de nommer sa parentèle et nie l'importance de la filiation dans sa construction psychique) revient à demander à l'État qu'il fabrique des lois pour valider des moeurs, légaliser une pulsion ou donner une garantie institutionnelle au désir, ce qui n'est pas son rôle.

Paradoxalement, la privatisation de la famille est allée de pair avec son invasion par l' « appareil thérapeutique » des techniciens et des experts, conseillers et psychologues. Cette  « colonisation du monde vécu » sous prétexte de rationalisation de la vie quotidienne a renforcé tout à la fois la médicalisation de l'existence, la déresponsabilisation des parents, et les capacités de surveillance et de contrôle disciplinaire de l'État. Dans une société considérée comme en dette perpétuelle vis-à-vis des individus, dans une république oscillant entre le mémoriel et le compassionnel, l'État-Providence, affairé à la gestion lacrymale des misères sociales par le biais d'une cléricature sanitaire et sécuritaire, s'est transformé en État maternel et maternant, hygiéniste, distributeur de messages de  « soutien » à une société placée sous serre. C'est cette société dominée par le matriarcat marchand qui s'indigne aujourd'hui du virilisme  « archaïque » des banlieues et s'étonne de se voir méprisée par lui.

Mais tout cela n'est évidemment que la forme extérieure du fait social, derrière lequel se dissimule la réalité des inégalités salariales et des femmes battues. La dureté, évacuée du discours public, revient avec d'autant plus de forces en coulisses, et la violence sociale se déchaîne sous l'horizon de l'empire du Bien. La féminisation des élites et la place prise par les femmes dans le monde du travail ne l'a pas rendu plus affectueux, plus tolérant, plus attentif à l'autre, mais seulement plus hypocrite. La sphère du travail salarié obéit plus que jamais aux seules lois du marché, dont le but est d'accumuler à l'infini de lucratifs retours sur investissements. Le capitalisme, on le sait, a constamment encouragé les femmes à travailler afin d'exercer une pression à la baisse sur le salaire des hommes. A l'heure actuelle, 80% des 3.4 millions de personnes qui travaillent en France pour un salaire inférieur au SMIC sont des femmes.

Toute société tend à manifester des dynamiques psychologiques qu'on peut aussi observer au niveau personnel. Au la fin du XIXe siècle régnait fréquemment l'hystérie, au début du XXe siècle la paranoïa. Dans les pays occidentaux, la pathologie la plus courante aujourd'hui semble être un narcissisme civilisationnel, qui se traduit notamment par l'infantilisation des agents, une existence immature, une anxiété conduisant souvent à la dépression. Chaque individu se prend pour l'objet et la fin de tout, la recherche du Même prime sur le sens de la différence sexuelle, le rapport au temps se limite à l'immédiat. Le narcissisme engendre un fantasme d'auto-engendrement, dans un monde sans souvenirs ni promesses, où passé et futur sont pareillement rabattus sur un perpétuel présent et où chacun se prend soi-même pour l'objet de son désir, en prétendant échapper aux conséquences de ses actes.


[1] Robert de Herte, Le règne de narcisse, Éléments n° 121, été 2006. (Page consultée le 26 juin 2008). Robert de Herte est le nom de plume de Alain de Benoist. (Voir sa fiche sur Wikipédia)


Philo5
                    Quelle source alimente votre esprit ?