Textes références

Manuel de Diéguez

2004-07-06

 

 

Dieu et le Parrain [1]

 

Si le décryptage de l'inconscient théologique des civilisations est la clé de l'histoire, rien ne le démontre mieux que Le Parrain de Francis Ford Coppola. La mort de Marlon Brando vient nous rappeler que la psychanalyse des chefs-d'oeuvre du cinéma nous branche sur l'inconscient des Sophocle et des Eschyle.

Interdit aux lecteurs de moins de 17 ans.

Manuel de Diéguez, 2004

* * *

Le cinéma a forgé une expression et dont la portée psychanalytique échappe à une culture occidentale oublieuse de son passé théologique sans en avoir percé les secrets : le monstre sacré. Que signifie l'association saisissante du terme de « monstre » avec le divin ? Dieu serait-il le plus extraordinaire des monstres sacrés ? Dans ce cas, qu'est-ce que le sacré et en quoi se révèlerait-il monstrueux ? Si Dieu était un personnage de cinéma et si un producteur se proposait de filmer la Genèse, quelle mise en scène le ferait-elle apparaître sous les traits d'un monstre sacré sur la pellicule et quel scénario illustrerait-il la psychologie profonde du démiurge ?

Assurément, le déroulement du film s'articulerait avec tant d'évidence sur la politique et sur l'histoire de l'humanité que tout le monde verrait dans le Créateur une sorte de Marlon Brando dans le rôle d'un Parrain de style biblique ; et sans doute le public des salles obscures serait-il fasciné de se découvrir tout ensemble l'otage et le réalisateur de la production. Mais quel serait l'objectif du Coppola du ciel? Rien d'autre que de démontrer la nécessité politique de doter le monstre divin d'une autorité suffisamment fascinatoire pour s'assujettir l'âme et le corps de sa créature, ce que Marlon Brando a illustré par un jeu révolutionnaire : pour la première fois, la distance entre l'identité du comédien selon l'état civil et celle du personnage fictif qu'il est censé incarner paraissait abolie. Il en est résulté un effet terrifiant sur la biographie de l'acteur.

On sait que sa fille entretenait avec son père — l'acteur était une sorte de saint de l'humanitaire   une relation mystique et semi incestueuse qui s'est trouvé profanée par l'intrusion d'un amant dans le couple évangélique. Le fils de l'acteur se chargea d'assassiner l'intrus. Puis, toujours en porte-à-faux entre la séduction quasi religieuse que son géniteur exerçait sur son esprit et sur sa chair et son refus de céder à sa trouble attirance oedipienne, la fille, vengée par malentendu et humiliée, mit fin à ses jours, peu de temps avant la sortie de prison de son frère, témoignant, jusque dans la mort, de l'ambivalence de sa révolte et de sa fidélité, sans se douter qu'elle illustrait l'histoire de tant de nonnes sacrifiées à l'ascèse mortifère de leur impossible amour pour leur père dans le ciel.

Mais Dieu et le Parrain du film se partagent également un autre point commun, assurément le plus décisif : la séduction que diffusent les deux personnages résulte de la surréalité qui fait oublier aux spectateurs de l'oeuvre de Coppola comme aux lecteurs de la Genèse qu'il s'agit de tueurs : le sacré est précisément monstrueux d'alimenter les chambres de torture de l'éternité. L'empire de la maffia et le royaume de la théologie se greffent sur les lois immanentes à l'ordre politique du monde et à l'histoire, puisque Dieu et le Parrain du cinéaste se heurtent au problème central de l'art de gouverner : celui de l'élimination des déchets de la cité.

Le Parrain est un ange de bonté, mais aussi le commanditaire de ses basses oeuvres — les exécuteurs auxquels il donne mission d'assassiner ceux qui ont défié sa loi. De son côté, les nuées d'anges dont s'entoure le maître du monde dans le ciel cachent mal sa tenue de rude mandataire de Lucifer, son fondé de pouvoirs, dont la charge est de faire rôtir éternellement aux enfers les récalcitrants et les rebelles. La presse cinématographique américaine est trop superficielle pour avoir jamais seulement soupçonné l'inconscient théologique de ce film abyssal   mais la bonne conscience religieuse du Nouveau Monde s'en est sentie renforcée, tellement le Dieu des calvinistes est un plénipotentiaire construit sur un autre modèle anthropologique que celui de Rome. Et pourtant, c'est main dans la main, si je puis dire, que « Dieu » et le Parrain de Coppola se présentent en purificateurs de leur empire, en définisseurs maffieux du bien et du mal, en législateurs souverains.

Le fils meurtrier de Marlon Brando selon l'état civil nous guidera-t-il plus avant dans la découverte sacrilège des secrets du mythe chrétien ? La Cour d'assises qui siège dans les cieux nous dira-t-elle si le meurtrier terrestre est la progéniture de son père selon les lois de ce monde ou le fils du Parrain dans le film de Francis Ford Coppola, cet Italo-américain si grand connaisseur des secrets du Dieu romain ? Observons la bipolarité de la progéniture du Parrain, afin de nous éclairer davantage sur la psychophysiologie et sur la politique du monstre sacré qu'on appelle une théologie.

On sait que le Parrain de la Genèse est le géniteur mythique de tout le genre humain et qu'il n'a pas tardé à se trouver entraîné dans des embarras sans nombre par la volonté de son erratique créature ; on sait également qu'il avait pris soin de la rendre idéalement respectueuse et soumise ; et nul n'ignore qu'à peine sortie de ses mains, elle a tenté de se soustraire à son autorité, et cela précisément sur le point le plus décisif, celui de la définition du bien et du mal, qui est la clé de toute politique et de toute histoire ; on sait, enfin, qu'elle en avait été châtiée de manière exemplaire par son exil définitif du royaume du ciel. Du coup, les fils de la terre ont si bien commencé de se tuer les uns les autres et pour leur propre compte qu'ils sont devenus des Caïn sans foi ni loi, au grand dam du Parrain du cosmos, qui ne savait comment ressaisir les rênes de l'enfer et recruter à nouveaux frais les missionnaires de ses foudres. Mais pourquoi Caïn avait-il pris les armes contre son frère ? Par envie. Il était jaloux d'Abel, le préféré du Parrain.

Pour tenter de décrypter les secrets anthropologiques de la théologie à la lumière du film du grand cinéaste, il faut nous coller aux oreilles des écouteurs sensibles aux ultra-sons et qui seuls permettront de déchiffrer des bribes du message qu'adresse à toute la science politique le débarquement du tragique de l'histoire universelle dans la biographie de l'acteur de Hollywood ; et, pour cela, mettons-nous un instant à la place du monstre sacré qu'est un créateur du cosmos subitement dépossédé de son royaume par le désaveu que la désobéissance de sa créature lui a infligé jusque dans son jardin, mais dont Caïn lui-même continue de se réclamer jusque dans son pieux dépit de mal aimé ; et essayons de nous identifier un instant au personnage divin comme Marlon Brando s'est identifié au Parrain.

Le créateur biblique est en grand danger : se verra-t-il condamné à ne régner que sur la fraction de ses fidèles demeurés fidèles à son autorité séraphico-infernale ? Si le Parrain du cosmos laisse à Caïn la bride sur le cou, tout ordre public sera anéanti au sein d'une espèce maffieuse de naissance ; mais s'il les laisse assassiner par les pieuses phalanges d'Abel, leurs sanglantes représailles ne se révèleront pas moins catastrophiques pour l'espèce pécheresse tout entière, puisqu'on n'a jamais vu un État sans Parrain, donc sans chambre d'évacuation des scories dont les méthodes et la température servent de thermomètres aux cités de ce monde. C'est pourquoi le monstre biblique ne s'est pas contenté d'interdire qu'on tirât vengeance de Caïn, mais il en a tiré aussitôt, comme tous les Parrains du ciel et de la terre, toutes les conséquences politiques en élevant Caïn au rang de fondateur des cités. C'est confesser que le meurtre est devenu la vraie loi d'un ciel bipolaire par nature ; c'est observer que le créateur s'est mis, dès la Genèse, à copier le futur Parrain du film de Coppola.

Mais, se dit le monstre sacré dont nous commençons d'apercevoir les traits, comment vais-je faire monter le pain bénit du meurtre dans le four de l'histoire sainte ? Comment cuirai-je le pain de la purification et de la régénération de mes créatures dans la géhenne que je place sous leurs pieds ? Comment retrouverai-je le levain du meurtre sacré, comment en ferai-je la source pure de la sainteté dans mon royaume, comment en ferai-je la semence et le blé de la perpétuation de ma bonté, comment retrouverai-je intacte mon autorité un instant bafouée ? Il me faut changer le meurtre en levure de la grâce.

Alors le Parrain choisit une belle vierge dans un village de Galilée et il la féconda par son verbe. Il en eut un fils en tous points semblable à ses autres créatures, mais il le donna à tuer sur ses autels à tous les Caïn de son royaume, afin de légitimer la loi du monde, la loi de Caïn, la loi du Parrain. Puis il dit à tout le genre humain : « Voici, je vous donne le meurtre le plus pur et le plus parfait à perpétrer sur mes autels. Mais je mettrai votre meurtre à mon crédit, et de mon fils assassiné, je me ferai ma créance éternelle et intarissable. Jour après jour et jusqu'à la fin du monde, vous ne cesserez d'accroître le montant de votre dette à mon égard. C'est ainsi que je vous condamne à rendre incalculable et inépuisable le trésor de votre repentance forcée ; et vous y serez contraint par le meurtre sacré que j'exigerai sans relâche de votre piété. »

C'est ainsi que Dieu et Marlon Brando ont scellé le pacte du ciel avec la maffia. Mais si l'anthropologie française se donnait les armes d'une psychanalyse de la théologie, n'aurions-nous pas des chances de nous armer d'un regard nouveau sur les secrets du genre humain et de hâter l'avènement d'une raison plus profonde et plus digne de la vocation intellectuelle de l'Europe de demain ?

À l'heure du naufrage des droits de la pensée et du retour de la censure au bénéfice d'une orthodoxie de la tolérance, qu'apprendra la raison critique si elle retire son bâillon pour comparer les arcanes politiques de la théologie romaine à ceux du Nouveau Monde ? Que l'Amérique s'est mise à l'école de Calvin, le théologien qui, le premier, ordonna qu'on cessât de tuer le dieu-homme sur l'autel. Que deviendra le Parrain du cosmos si Caïn et Abel lui crient d'une seule voix : « Nous l'avons tué une fois pour toutes et cela doit te suffire. Tu nous avais promis que nous serions purifiés à jamais et au prix d'un seul meurtre ; et voici que tu t'entêtes à nous réclamer la victime du sacrifice à toute heure du jour et de la nuit ; et voici que tu nous commandes de te fournir sans fin le tribut ou la prébende dont tu te rassasies. Tu abuses du marché que tu nous mets en mains. Désormais, nous te retirons ta pitance sur l'autel. »

Quelle sera la portée politique d'une mutation théologique de ce type aux yeux d'une connaissance anthropologique des mythes religieux qui gouvernent la vie onirique des peuples et des nations ? Ce sera sur toute la surface de la terre que l'Amérique se proclamera innocentée par le blocage du meurtre de l'autel et qu'elle se ruera à l'assaut du péché originel. Les angelots qui voletaient en rangs serrés autour de la tête du Parrain à la voix douce s'incarneront en chaque citoyen américain. Alors le globe terrestre sera livré à une angélisation acéphale. Le Beau, le Juste et le Bien serviront de triple sceptre aux Abel. Mais où aura-t-il passé, l'enfer du Parrain ? N'y aura-t-il donc plus d'enfer ? Nenni : ce sera par la torture que les armées du salut du monde feront régner l'enfer de leur Justice sur toute la terre. La statue de la Liberté n'en sera pas rendue d'un iota moins maffieuse, puisqu'elle accumulera les trésors de la foi à l'école des camps de concentration d'Abel le souriant, le radieux, l'innocent. Et l'industrialisation de la piété emplira la caverne d'Ali Baba.

Tel est l'enjeu politique du débat théologique qui sépare l'Europe de l'Amérique, telle la lucarne de la connaissance scientifique des apories de leur condition dont souffrent les évadés de la zoologie et que l'anthropologie du sacré voudrait ouvrir dans la postérité du Parrain de Coppola. On attend le cinéaste de génie qui radiographiera le monstre sacré dont les métamorphoses dans le ciel nous racontent l'histoire de Dieu sur la terre — notre propre histoire.

[1] Publié ici : « Dieu et le Parrain » sur le site de Manuel de Diéguez.

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