Textes références

Manuel de Diéguez

2000-02-06

 

 

La liberté du philosophe [1]
Correspondance avec Manuel de Diéguez

 

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M. de Diéguez, j'aimerais tellement avoir votre opinion sur ce qui suit :

J'ai souvent lu des textes démontrant la subjectivité dans l'apparence d'objectivité. Chaque fois que je rencontre ces phrases, une question vient me chatouiller.

En me basant sur les extraits de définitions suivants, pris dans le dictionnaire de la philosophie Larousse 1988 :

SUJET : Esprit qui connaît, s'opposant à l'objet qui est connu. En un sens pratique, le sujet de l'action est l'auteur, le responsable d'une action.

LIBERTÉ : Au niveau de la conscience, la liberté se définit par la possibilité de choisir. Pour qu'il y ait choix, il faut plusieurs motifs, plusieurs possibilités d'actions. Pouvoir d'agir.

ACTION : Manifestation d'une force matérielle ou d'une idée.

... je me pose la ou les questions suivantes :

Face à la vie, au temps, au mouvement, alors qu'on ne peut jamais faire autre chose que ce qu'on est en train de faire, face à l'impossibilité de se fixer, face à la limite de l'existence et à l'impossibilité de percevoir le néant, le sujet humain peut-il être la cause de l'action qui paraît lui appartenir ? Le « je » peut-il être le sujet d'un événement ? Y a-t-il un lien entre l'homme et ce qu'on nomme l'acte ? Et, par-dessus tout, l'être humain est-il vraiment libre et créateur ou est-ce une illusion ?

Marilyse Devoyault

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Le philosophe est, toute sa vie un apprenti de la liberté, de la seule vraie, celle de la pensée. Mais cette liberté-là est dangereuse...

La Galaiserie, le 6 février 2000

Chère Marilyse Devoyault,

Si un peintre, voyant une coupe de fruits, me dit qu'il va la peindre, parce qu'il dispose d'une toile, d'un pinceau et de diverses couleurs, vous pouvez être sûre que cet homme n'est pas un peintre, parce qu'un peintre est habité par l'âme et l'esprit de la peinture et, à l'inverse, il habite en eux, de sorte qu'il ne songe pas, en premier lieu, à ses outils et à l'usage pratique qu'il en fera. De même, si un croyant me dit qu'il va étudier sa religion et que, pour cela, il lira un traité de théologie et épluchera les articles du catéchisme romain de 1992, vous pouvez être sûre que cet homme n'est pas un créateur de « Dieu » et qu'il ignore de quoi il parle ; car s'il le savait, il lirait saint Augustin ou saint Jean de la Croix, Saint Paul ou Pascal, Saint Jean ou « el poverello », afin de connaître la dimension de leur âme que les croyants appellent « Dieu », et il chercherait la dimension de son propre esprit qui méritera d'être appelée « Dieu ». Quand Hector Bianchiotti dit que la musique est la seule preuve irréfutable de l'existence de « Dieu », je sais que la dimension de l'âme de Bianchiotti qu'il juge digne d'appeler « Dieu » s'appelle la musique.

Le philosophe est un homme qui juge que la philosophie est la seule preuve irréfutable de ce que l'homme est un être pensant ; puis il se demande quelle sera la nature de la pensée qu'il jugera digne de la philosophie, comme Bianchiotti se demande quel Dieu sera digne de la musique. C'est pourquoi l'activité du philosophe n'est pas, en premier lieu, de savoir ce que sont la liberté, la conscience, l'action, le sujet ou l'objet en consultant un dictionnaire, mais de se demander comment ces termes passeront par le creuset de la pensée et se métamorphoseront en des réalités intelligibles ; car non seulement le dictionnaire ne les explique pas, mais il les rend aussi inintelligible qu'une coupe de fruits avant que Renoir ou Van Gogh aient révélé leur véritable nature, ou avant que saint Augustin ait donné au nom de Dieu l'âme et l'intelligence de saint Augustin, ou avant que Mozart n'ait donné à la musique l'âme et l'esprit de Mozart.

La philosophie n'est pas une discipline hérissée de réponses. Il appartient au juriste, à l'administrateur, à l'homme politique et même au moraliste de quartier de dire ce que sont la liberté et la conscience dans leur usage courant et pratique. Le philosophe sait, comme disait Heidegger, que les questions sont plus importantes que les réponses. Mais pourquoi le philosophe est-il l'homme des questions ? Parce que la vie de l'intelligence et celle de l'âme se mesurent à la nature et à la qualité des questions qu'elles posent à la pensée. Le philosophe est l'expérimentateur de la sorte de raison qui lui enseignera et qui lui apprendra à « donner un sens plus pur aux mots de la tribu », comme disait Mallarmé. Pour cela, il invente et réinvente sans cesse la raison elle-même, comme le musicien réinvente sans relâche la musique et le peintre la peinture.

Un philosophe se pèse à la densité, à la transparence, à la profondeur de ses questions. Que reste-t-il des réponses de Platon dans La République ? Presque rien. En revanche, le feu et la pureté de ses interrogations sont telles qu'elles vibrent depuis vingt-quatre siècles et donnent leur vrai sens aux réponses elles-mêmes.

Platon se demandait si la philosophie peut être enseignée. C'est demander si la peinture, la musique ou « Dieu » peuvent être enseignés. Vingt-cinq siècles plus tard, nous connaissons la réponse. Elle confirme celle de Socrate. Non, la philosophie comme température de l'âme pensante et comme feu de l'intelligence ne peut pas être enseignée et la preuve de cette impossibilité, c'est la scolarisation de la philosophie et son parcage dans les dictionnaires où elle s'égare dans les fausses réponses de ce que les Grecs appelaient la doxa, simple opinion, et que nous appelons la scolastique.

Telle est la liberté vivante, celle qui n'est précisément pas définie dans les dictionnaires, celle qui ne se prête pas à l'enseignement parce qu'elle est créatrice. Le peintre est libre quand il épouse la peinture, quand il l'interroge, quand il reçoit ses réponses et les transmet. Le mystique est libre quand il enfante le dieu qui exprimera l'incandescence de son âme ; le musicien est libre quand il écoute le génie de la musique et s'en fait l'écho — mais la peinture, « Dieu » et la musique sont tout entiers dans leurs créateurs.

Apprenez la liberté à l'école des créateurs ; et pour cela, ne cherchez pas des réponses dans la philosophie comme le physicien dans la physique, le botaniste dans la botanique et le géomètre dans la géométrie, mais écoutez l'âme, le pas et la démarche de la pensée en vous mettant à l'écoute de ceux qui l'incarnent. Si vous ne lisez que le français, recevez une forme de l'âme et de l'esprit de la philosophie à lire le Discours de la méthode ou les Méditations métaphysiques de Descartes, ou encore Montaigne ou Pascal, parce que si vous voulez prendre rendez-vous avec la philosophie, c'est avec la pensée que vous devez prendre rendez-vous comme le peintre doit prendre rendez-vous avec la peinture et le musicien avec la musique.

Le philosophe est le poète de l'intelligence et c'est le sang de l'intelligence qui coule sur l'autel où il est sacrifié. Pour comprendre la pensée comme tragédie et comme témoignage spirituel, il faut vous souvenir que Socrate a bu la ciguë, et que la philosophie est la seule discipline digne d'avoir été fondée par un martyr.

La philosophie est aussi une formidable logique. C'est parce que le droit est une formidable logique que tous les grands juristes internationaux sont, en réalité, des philosophes du droit ; mais le philosophe est le logicien qui voudrait mettre de l'ordre dans le cerveau du genre humain comme le juriste en a mis dans le sien. Seulement, la logique du droit du philosophe est la logique de l'esprit et cette logique-là passe par la vie testimoniale de la pensée.

Vous ai-je un peu parlé de la liberté ? Le philosophe est, toute sa vie un apprenti de la liberté, de la seule vraie, celle de la pensée. Mais cette liberté-là est dangereuse. Elle se collette avec les servitudes de l'Histoire. Elle trouve toute sa noblesse à mériter la peine de mort. Elle est la désobéissance sacrée et fondatrice, celle des prophètes qui déconstruisent les idoles de l'Histoire. Est-il une liberté plus connaturelle à l'action que celle qui vous conduit devant un tribunal visible ou invisible ? Pour prendre contact avec cette liberté-là, c'est avec Socrate respirant qu'il faut prendre rendez-vous, car la liberté se manifeste en ses hommes-signes.

Les signes ne s'incarnent pas — les vrais signes sont des voix. Pour entendre Platon, il faut le lire en grec, pour entendre Augustin, il faut le lire en latin, pour entendre Nietzsche, il faut le lire en allemand, pour entendre Unamuno, il faut le lire en espagnol. En philosophie aussi, traduttore, tradittore. Mais vous avez sous la main des philosophes français qui ont brûlé sur le gril de leurs questions — et comme par hasard, ceux-là furent aussi des écrivains.

Amicalement,

Manuel de Diéguez

[1] Publié initialement sur http://www.geocities.com/devoyaultm/index.htm.

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