2005-05-24

Antinomies [1]
Initiation à la lecture philosophique, à travers trente-six antinomies et triptyques conceptuels

par Oscar Brenifier

Avec l'aimable autorisation de l'auteur © 2005

Philosopher à travers les antinomies

Un qualificatif surchargé

Philosophie et utilité

Architecture de la pensée

Une lecture naïve

Être et apparaître

Liste des antinomies et triptyques

  1. Un et multiple

  2. Être et apparaître

  3. Essence et existence

  4. Même et autre

  5. Moi et autrui

  6. Continu et discret

  7. Tout et partie

  8. Abstrait et concret

  9. Corps et esprit

  10. Nature et culture

  11. Raison et passion

  12. Temporel et éternel

  13. Fini et infini

  14. Objectif et subjectif

  15. Absolu et relatif

  16. Liberté et déterminisme

  17. Actif et passif

  18. Actuel et virtuel

  19. Matière et forme

  20. Cause et effet

  21. Espace et lieu

  22. Force et forme

  23. Quantité et qualité

  24. Narration et discours

  25. Analyse et synthèse

  26. Logique et dialectique

  27. Raison, sensible et intuition

  28. Affirmation, preuve et problématique

  29. Possible, probable et nécessaire

  30. Induction, déduction et hypothèse

  31. Opinion, idée et vérité

  32. Singularité, totalité et transcendance

  33. Bien, beau et vrai

  34. Être, faire et penser

  35. Anthropologie, épistémologie et métaphysique

* * *

Philosopher à travers les antinomies

Qu'est-ce qui permet de qualifier une discussion comme philosophique? Ne sont-ce pas les mêmes caractéristiques qui autorisent à qualifier une dissertation comme étant de nature philosophique? Et comme tout professeur de philosophie le sait, bien que l'on tende parfois à l'oublier, il ne suffit pas de considérer que l'écrit ou la discussion se tienne dans le cadre d'un cours de philosophie pour les considérer comme philosophiques, le contexte ne suffisant pas en soi à affirmer ou infirmer un contenu philosophique. Le plus brillant des professeurs ne suffira pas, par sa simple présence ou son seul contact, à garantir la substantialité ou la qualité de la production intellectuelle de ses élèves. Ainsi, quel que soit le lieu, une série d'opinions peu travaillées, une liste de poncifs, un ensemble de déclarations peu substantielles, non étayées, qui sautent de manière inconsciente du coq à l'âne, ne composent nullement un ensemble philosophique, que ce soit à l'oral ou à l'écrit.

Un qualificatif surchargé

Chacun utilisera donc ses critères particuliers pour déterminer la valeur ou la teneur philosophique d'un propos ou d'un échange. Ces déterminations seront de nature intuitive ou formalisée, explicites ou implicites, arbitraires ou justifiées. Mais avant d'avancer une quelconque hypothèse à ce propos, une première mise en garde s'impose. Le qualificatif de philosophique nous semble très chargé. Pour une première raison : il semble vouloir dire tout et n'importe quoi. Sans doute parce que le terme de philosophie s'utilise en des acceptions très variées, qui vont du discours quotidien, général, sans contenu réel, sur les affaires du monde et de l'homme, à l'élaboration de doctrines savantes, l'étalage plus ou moins approprié d'une érudition, en passant par la production de rares abstractions. Face à cette situation on ne peut plus floue, chacun sera tenté de surenchérir sur la valeur de sa propre position, dénonçant et vilipendant toute autre perspective particulière ou générale, les plus téméraires des zélateurs philosophiques n'hésitant pas à recourir à l'invective et à l'excommunication.

Ceci dit, rien n'interdit à quiconque de tenter tout de même d'établir ce qui définit et constitue le cheminement ou le contenu philosophiques. Mais auparavant, pour éviter de surcharger cognitivement et émotionnellement cette tâche, il nous semble important d'affirmer et rappeler ce truisme : la philosophie ne détient pas le monopole de l'intérêt intellectuel et pédagogique. Autrement dit, une pratique, un enseignement ou une connaissance, même considérés comme non philosophiques, peuvent très bien présenter un grand intérêt autre. Ceci pour expliquer que qu'en qualifiant un exercice ou un enseignement comme non philosophiques, avant de claironner à la tromperie sur la marchandise et de dénoncer l'abus de confiance, nous devrions nous demander en quoi cette activité présente une quelconque utilité. Quand bien même nous aurions le plus grand amour et respect pour la chose philosophique, nous pouvons croire qu'il existe une vie de l'esprit en deçà et au-delà de la philosophie. Et si pour une perspective donnée, le terme peut être jugé d'utilisation inadéquate, lâche ou indéterminée, nous ne nous sentirons pas pour autant obligé de prononcer l'anathème. De surcroît, en acceptant la problématisation du terme et la pluralité conceptuelle, nous accorderons une chance plus grande à l'exercice philosophique qu'en nous donnant le rôle d'un frileux et rigide gardien du temple. Sans pour autant interdire la rigueur, bien au contraire, puisqu'il s'agira dès lors d'engager un dialogue porteur et fécond, nous obligeant à repenser le fondement de la discipline.

Philosophie et utilité

Pour substantifier notre propos et le rendre plus palpable, prenons un exemple qui nous tient à cœur : la discussion, qu'elle se nomme dialogue, débat ou autre. Que ce soit dans un cadre scolaire, formalisé ou non, la discussion peut ou ne pas être philosophique. Suffira-t-il que cette discussion porte sur les grands thèmes de la vie, tels l'amour, la mort ou la pensée, pour la qualifier de philosophique? Dans la perspective particulière du présent article, nous répondrons par la négative. Toutefois, en premier lieu, comme nous l'avons dit, peu importe dans l'absolu que cette discussion soit considérée philosophique ou non. Exclusion de la philosophie, pour absence d'érudition ou pour excès d'érudition, exclusion pour absence de démocratie ou pour excès de démocratie, exclusion pour absence d'abstraction ou pour excès d'abstraction, exclusion pour acceptation d'une doctrine ou pour refus d'une doctrine. Nous refuserons tant le romantisme de l'enseignant qui doit minimiser son rôle, voire virtuellement disparaître, que le cléricalisme du professeur indispensable et si certain de sa science. Il réside dans ces postures un point de dogme et d'honneur qui ne semble guère convenir à notre affaire : nous n'avons point de copyright, d'estampille ou de pré carré à défendre.

Voyons-nous une utilité à un tel exercice? C'est la première question significative à se poser. Or il est vrai que dans notre société, comme partout et toujours sans doute, celui qui souhaite se poser de grandes questions existentielles éprouve une certaine difficulté à rencontrer des interlocuteurs attentifs et honnêtes. En général, l'être humain préfère éviter ce genre de questions, très ou trop occupé à vaquer à « d'utiles » occupations, peu soucieux de prendre le temps de contempler certains problèmes en face. Ainsi, le simple fait de se poser et calmement deviser ainsi, ou encore de durement confronter les visions du monde, nous paraît chose bonne et utile, sans compter que de ce type d'échange peuvent jaillir de profondes intuitions et de vaillants arguments. Mais refaire le monde, est-ce philosopher?

En un deuxième temps, comme nous pouvons remarquer périodiquement que ceux qui se mêlent de telles discussions se contentent aisément d'égrener des banalités, sans se soucier le moindrement de rigueur ou d'approfondissement, nous refuserons d'accorder d'emblée le qualificatif de philosophique à un tel exercice, aussi sympathique soit-il. Jugement aux conséquences limitées, qui ne constitue en rien une catastrophe. Et si certains souhaitent vaille que vaille utiliser ce terme pour assurer un statut à leurs besoins, nous ne leur en tiendrons nullement rigueur : cela fait partie du jeu, dame philosophie en aura vu bien d'autres, elle n'en mourra pas. La « mort de la philosophie » est un concept dramatique qui nous est ici totalement étranger, sinon pour exprimer la xénophobie de ceux qui prétendent encadrer la philosophie à tel point qu'ils en demeurent l'unique – ou quasi unique – promoteur, défenseur, héritier ou possesseur. Et quoi qu'il en soit, en dépit des tentatives de délimitation et d'exclusion, et même grâce à elles, un débat s'engagera, qui tentera encore et encore de reposer le problème afin de ne jamais relâcher la tension bénéfique et nécessaire au plein exercice de la pensée. D'ailleurs, nous pouvons toujours nous demander si le fait qu'un exercice soit philosophique indique d'emblée une quelconque utilité.

Architecture de la pensée

Une fois cette mise en garde prononcée, tentons maintenant de proposer un cadre pour le philosopher. Nous aurons minimisé, faut-il l'espérer, le flux de réactions intempestives ou épidermiques, du bord des « aristocrates » comme du bord des « démocrates ». Mais enfin, afin de philosopher, sachons prendre des risques ! Nous proposerons donc, non pas tant comme cadre définitionnel et limitatif que comme structure opérationnelle et dynamique, le principe des antinomies. En effet, que ce soit au sein de la philosophie orientale, au cœur des grands mythes provenant des quatre coins du globe, dans la réflexion sur la vie au quotidien ou dans l'histoire de la philosophie occidentale classique dès son émergence en Grèce, les antinomies semblent rythmer la pensée. À commencer par le bien et le mal, le vrai et le faux, le juste et l'injuste. Ces antinomies articulent les points de tension autour et à partir desquels s'énoncent les grands principes, elles posent les oppositions fondatrices, elles formulent les jugements et axiologies multiples, elles permettent d'extraire la pensée du simple magma inchoatif d'opinions et d'idées. Bizarrement, contrairement à ce que l'on pourrait croire, à travers ces formalismes catégorisants et simplificateurs, la pensée passe de l'opacité et de l'épaisseur du ramassis d'idées à une architecture favorisant la transparence et la conscience de soi. À l'instar de l'architecture gothique qui, en installant artificiellement des contreforts extérieurs en des points précis, autorisa des perspectives plus légères et élancées, plus structurées et moins massives que son prédécesseur roman.

Ainsi notre postulat avance que la pensée n'est pas une accumulation ou un fatras d'opinions relativement étrangères les unes aux autres, s'ignorant et se contredisant, mais qu'elle est une géométrie, avec ses échos et ses cohérences, une architecture avec ses pierres angulaires et ses clefs de voûte, une musique avec ses harmonies, truffée d'incidentes. Quand bien même cela ne relève pas toujours du conscient - et heureusement car il aurait trop à faire - chaque fonctionnement intellectuel singulier ou collectif produit un certain nombre de concepts et de polarités conceptuelles qui servent tant bien que mal à organiser la vie de l'esprit, en dépit de l'immensité et de la pluralité de ses sollicitations, perceptions, sensations, intuitions ou opinions établies, récoltées ici ou là. Plaisir et douleur, moi et autre, être et apparaître, représentent autant de ces polarités dont nul ne saurait faire l'économie sans devenir fou. C'est uniquement au prix d'un immense travail sur soi, psychologique et intellectuel, que quelques grandes sagesses ou schémas révolutionnaires peuvent prétendre, comme idéal proposé ou révélation divine, faire fi de telles évidences. Si la pensée opère de manière principalement réactive, produisant au coup par coup des formulations, mécaniquement, pour se faire plaisir ou pour faire plaisir au voisin, elle opère néanmoins dans le creuset de catégories, de formes codifiées et d'axes spécifiques.

Une lecture naïve

Si certaines de ces antinomies, en particulier celles que l'on rencontre dans la vie, généralement de nature pratique, empirique, perceptible et morale, nous frappent par leur banalité, d'autres semblent plus absconses. Mais dans les deux cas de figure, il s'agit de mettre au jour et de clarifier ces antinomies, les plus courantes souffrant des préjugés dont elles sont abusivement affublées, les plus rares au contraire agissant comme des épouvantails que l'on n'ose librement et sereinement aborder. Néanmoins, pour toutes fins utiles, nous partirons de l'hypothèse que toute antinomie importante ou fondatrice, au demeurant comme tout concept porteur, devra nécessairement renvoyer à une intuition courante, pouvant à peu près immédiatement être appréhendée par l'esprit commun. Autrement dit, au risque de choquer les âmes sensibles, nous affirmons que toute antinomie, tout concept fondamental est quelque peu banal et évident, tout au moins dans sa saisie générale. Ainsi nous conseillons au lecteur non familiarisé avec le lexique philosophique officiel de ne pas se précipiter sur un dictionnaire dès qu'il rencontre un de ces termes. Mieux vaut laisser parler l'intuition : elle saura faire parler les mots, que ce soit en eux-mêmes, ou par le biais des phrases qui les enveloppent et les produisent. Bien entendu, les néologismes ou autres barbarismes grossièrement façonnés résisteront de temps à autre à toute appréhension, et il n'est pas question pour nous de prohiber l'interdiction d'un dictionnaire philosophique, mais nous encourageons le lecteur à se lancer dans ces ouvrages uniquement lorsqu'une première lecture, préliminaire et naïve aura été réellement tentée. Méfions-nous des œuvres savantes qui, à l'instar des préambules, notes de bas de page et appendices divers, réussissant parfois à constituer la majeure partie d'un ouvrage, étouffent l'œuvre originale et en épaississent la lecture, plutôt qu'ils ne la facilitent. Erreur classique en philosophie, qui affecte en particulier le « bon élève » doté de quelques rudiments de culture philosophique : impressionné par ses maîtres, qui eux-mêmes en ont sans doute trop fait pour éblouir l'élève, il prétend faire « bien » les choses, s'applique et s'empêtre dans les détails plutôt que de lire librement et tranquillement ce qui lui est offert, sans trop se soucier de risquer la faute et d'omettre les fines nuances. Invitons le lecteur à une lecture drue, tracée à grands traits, qui au risque de l'erreur temporaire saura à terme se rendre compte des manques et des contresens qui l'entravent, sans chercher à vérifier à chaque pas ce que tout un chacun aura concocté et épilogué sur le sujet. Piège de l'érudition, qui réussit uniquement au bout d'une longue et patiente procédure à se débarrasser d'elle-même et de ses pesanteurs, pour découvrir que le simplisme n'est pas nécessairement une tare, bien au contraire.

Être et apparaître

Prenons un cas particulier : être et apparaître. Plus d'un spécialiste en la matière souhaitera nous montrer par diverses subtilités comment l'antinomie kantienne « noumène et phénomène » est autrement plus sophistiquée, plus subtile et plus savante que l'antinomie générale telle que nous l'avons simplement formulée, mais il nous semble que, mis à part celui qui prétend rédiger une thèse doctorale sur la question destinée à impressionner les pairs ou obtenir un diplôme, ces sophistications, nuances et subtilités, ne présentent guère d'intérêt. Si tant est qu'elles aient encore une quelconque substance autre que purement lexicale et occasionnelle. Nous aurons pu, à une occasion ou à une autre, observer à l'œuvre quelque abstracteur de quintessence, qui en un premier temps nous impressionne peut-être, pour en fin de compte nous frapper par la vanité et le ridicule de sa démarche. Combien de thèses, pour prétendre à l'originalité et à la nouveauté, se lancent dans d'infimes spéculations qui atteignent l'inouï uniquement par l'exacte disproportion entre leur absence de substance et le volume de leur rédaction.

Tout être humain aura nécessairement fait l'expérience du décalage entre être et apparaître. Ne serait-ce que parce qu'il aura été déçu par son prochain, parce qu'il aura pris des vessies pour des lanternes, parce que la carpe prendra l'apparence du lapin, ou simplement parce que sa vision est défaillante. Combien de désaccords auront pour tout fondement cette simple différence, entre l'être et l'apparence, ou entre diverses apparences déterminées par des perspectives diverses. Et c'est précisément l'identification de ces perspectives ou de ces rapports particuliers à la chose qui résument l'articulation des enjeux philosophiques. Principe anagogique de Platon, qui nous demande de reprendre en amont une idée particulière, en son origine, en la vision du monde qui la génère, afin de saisir en sa cause la réalité fondatrice de cette idée. C'est en sens que les antinomies que nous présentons nous semblent capturer de près la démarche philosophique.

À ce point on nous objectera que les discussions philosophiques, que ce soit avec des enfants, des adolescents ou des adultes non initiés, chercheront plutôt à répondre à des questions sur le sens de la vie, la difficulté des rapports humains ou l'obligation morale, ce qui paraît-il nous cantonne bien loin des abstraites antinomies que nous proposons. Mais nous répondons à ceci que le philosopher ne se résume pas au simple échange d'opinions et d'arguments, car il exige en supplément de réaliser un travail d'analyse et de réflexion sur ce qui en soi ne constitue que la matière première du philosopher. L'exigence philosophique consiste à creuser et articuler les enjeux de ces diverses perspectives, différences qui très naturellement, menées plus avant, produiront les antinomies classiques que nous avons tenté de dénombrer.

Ainsi la tâche de l'enseignant, comme celle de ses élèves, reviendra à rester sur les diverses idées émises, à les contempler avant d'en produire d'autres à l'infini, afin d'en extraire le sens profond et d'en éclairer les divergences. Plus question alors de se satisfaire de simples « Je ne suis pas d'accord » ou « J'ai une autre idée », car il s'agira plutôt de mettre en rapport ces diverses idées, qui sans cela ne seront jamais que des opinions. Certes la production d'arguments détient comme valeur ajoutée le fait d'attribuer une raison à une opinion, nous éloignant déjà de la sincérité comme unique justification, mais il s'agit encore de comparer ces raisons, afin d'en clarifier le contenu, de les mettre au jour, c'est-à-dire conceptualiser, puis rendre compte de la multiplicité des perspectives, c'est-à-dire problématiser. Il s'agira d'émettre des jugements, de qualifier ses propos, pour approfondir et prendre conscience de sa propre pensée, de celle de ses interlocuteurs. Sans quoi l'exercice aura pour intérêt, non négligeable certes, d'offrir un échange d'idées et un lieu d'expression, mais il est moins que certain que dépourvue de la comparaison et de la qualification des diverses idées, il puisse prétendre au statut d'exercice philosophique. Il en va de même pour une dissertation en classe de philosophie, à la seule différence que cadrée par un programme défini, avec notions et auteurs, on pourra s'attendre à voir apparaître ici et là quelques références ou notions codifiées, ce qui n'est pas nécessairement le cas lors d'un écrit ou d'une discussion philosophique hors d'un programme établi ou consacré de philosophie.

En guise de conclusion à notre préambule sur les antinomies, prenons un cas particulier. Supposons que nous visitions l'atelier d'un peintre et que nous souhaitions manifester notre appréciation de son œuvre. Parmi d'autres, deux possibilités d'expression s'offrent ici à nous : « Votre peinture est très belle » ou bien « Votre peinture me plaît beaucoup ». Pour une raison ou une autre qui relève de la sensibilité, ou de choix personnels plus ou moins conscients, chacun optera pour telle ou telle formulation. Néanmoins, pour le peintre, s'il ne soucie guère de philosophie et qu'à toutes fins utiles ou plaisantes, seul lui soucie votre agrément ou votre admiration, peu importent alors la nature des termes choisis. De même pour l'auteur de ces paroles s'il ne cherchait qu'à manifester ce qu'il avait sur le cœur.

Mais ce qui philosophiquement nous intéresse ici est d'établir les enjeux impliqués par un tel choix. Enjeux qui pourront s'articuler uniquement si l'on envisage d'abord quelle autre manière de s'exprimer nous avions à notre disposition, et si nous prenons le temps de délibérer sur ce choix. Il s'agit donc de conceptualiser, de problématiser et d'approfondir pour faire œuvre de philosophie. Ainsi dans le premier cas de figure, lorsque nous faisons appel au beau, nous véhiculons une vision du monde plus objective et universelle, ou le transcendant peut avoir droit de cité, tandis que dans le second cas, ou il s'agit de plaisir, nous sommes plutôt dans le subjectif et le particulier, et la réalité se fonde sur le singulier. Ainsi ce qui ne pourrait que représenter une simple phrase d'appréciation peut pour le philosophe signifier l'articulation de toute une vision du monde. Mais faut-il encore développer des compétences, exercer son œil et connaître les enjeux afin de les reconnaître. C'est en cela que le fait de répertorier les antinomies classiques nous paraît faire entreprise utile pour faciliter la pratique philosophique.


Liste des antinomies et triptyques

1. Un et multiple

Problème : Un dé est-il une entité en soi ou une multiplicité de côtés?

Problématique première et fondatrice : toute entité est à la fois une et multiple. Ainsi l'individu est un, il a une identité unique qui le distingue des autres individus, mais il est aussi plusieurs : sa conception de lui-même, son lieu, son histoire, sa composition, ses relations, sa fonction, etc. Il en va de même non seulement pour les êtres, mais aussi pour les choses et pour les mots, dont l'identité varie avec les circonstances. Ainsi la pomme sur un pommier, dans le fossé, sur l'étal du marchand, ou dans l'assiette n'est pas la même pomme. Ainsi un mot, selon la phrase dans laquelle il s'insère, peut voir son sens se modifier considérablement. Mais la multiplicité est un piège, tout comme l'unité. En effet, à travers la multiplicité casuelle, circonstancielle ou autre, à travers l'ensemble et la totalité, doit se profiler une forme ou une autre d'unité, aussi hypothétique, problématique et indéfinissable soit-elle, sans quoi l'entité n'est plus une entité mais une pure multiplicité, le terme n'est plus un terme puisqu'il ne renvoie à aucun ensemble, à aucune entité. Sans invariance aucune, sans communauté, sans unité, une chose n'en est plus une, mais plusieurs. Mais sans multiplicité, sans communauté, sans parties ou attributs divers, une chose est insaisissable et inexistante. Aussi nous faut-il tenter de cerner l'unité à travers la multiplicité, tout comme la multiplicité à travers l'unité.

2. Être et apparaître

Problème : Aimons-nous notre voisin ou ce que nous en percevons?

Cette problématique se greffe souvent sur la précédente. Car l'être, ou essence, peut très facilement se concevoir comme l'unité fondatrice d'une entité, intériorité dont l'apparence extérieure ne serait que la manifestation partiale et partielle. Dans cette perspective, la réalité ou vérité des choses et du monde serait plus ou moins accessible, voire inaccessible. L'apparence, en tant qu'intermédiaire entre deux entités, entre une entité et ce qui l'entoure, peut être conçue comme ce qui voile l'essence, ou comme ce qui en constitue l'expression. L'apparence peut aussi être considérée comme la réalité unique, en affirmant qu'elle seule agit sur l'extérieur de manière efficace : elle est relation et substance vive. L'idée d'une réalité intérieure sans expression extérieure ni aucune portée sur le monde n'aurait alors qu'un intérêt factice, dénué de substance.

Toutefois l'exigence posée par le concept d'être est entre autres celui d'un invariant, qui postule quelque caractéristique particulière et spécifique pouvant toujours être attribuée à l'entité en question, à la chose en soi, quelles que soient ses métamorphoses et la diversité de ses rapports. Cet invariant représente alors un lien entre les différents états possibles, au-delà des divers accidents produits par la contingence, lien qui incarne la substance même de cette entité. Mais si l'être s'oppose ainsi au devenir, le devenir peut être considéré comme une perte d'être tout autant qu'un gain d'être.

3. Essence et existence

Problème : Sommes-nous ce que nous voulons être?

L'opposition entre essence et existence relève de la même problématique que l'être et l'apparaître, bien que formulée ici de manière plus anthropologique, c'est-à-dire en ses conséquences pour l'être humain. Le problème crucial posé par cette antinomie est celui de savoir s'il existe une nature humaine, donc collective. En effet, si c'était le cas, chacun d'entre nous serait défini et tenu par cette nature, établie a priori. Cette nature peut d'ailleurs être déterminée de façons très diverses : elle peut être biologique, et l'on parlera d'instincts, elle peut être spirituelle, et l'on parlera de l'âme, elle peut être psychologique, et l'on parlera de l'intelligence, elle sera intellectuelle, et l'on parlera de la raison, elle sera sociale, et l'on parlera de société, pour ne donner que quelques exemples.

Mais de cette vision essentialiste se distingue la vision existentielle, à la fois singulière, temporelle et définie a posteriori. Cette perspective se réclame d'une identité libre, modifiable par le sujet lui-même, identité qui sans être déchargée de toute influence et toute contingence, s'élabore délibérément au fil du temps. De ce fait, l'individu devient absolument responsable de son existence et de son être, ne pouvant trouver quelque confort ou excuse dans une quelconque prédétermination.

Au-delà de l'homme se pose aussi l'opposition entre objet physique et objet de raison, avec le problème suivant : ce qui est produit par la raison est-il moins réel que ce qui existe physiquement? Ainsi, un personnage de roman ou la théorie de la relativité existent-ils moins que mon voisin de palier?

4. Même et autre

Problème : Comment dire « rien de nouveau sous le soleil »?

C'est l'une des plus subtiles antinomies, éminemment ancienne et dialectique : étrangement, le même est autre, tout comme l'autre est même. En effet, ce qui est même, pour être même, doit être autre, sans quoi aucune comparaison ne serait possible. L'expression « même que... » montre bien ce paradoxe. Et il en va pareillement pour autre : car « autre que... » implique aussi une comparaison, une forme de rapprochement, donc une sorte de similitude sans laquelle la comparaison ne serait guère possible et la différence ne saurait s'exprimer.

Le semblable ne connaît que par le semblable, sans quoi aucun rapprochement ne serait concevable. Les antinomies, comme tous les contraires, présentent un bon exemple de ce rapport : couples de termes qui s'opposent précisément parce qu'ils traitent de la même chose. D'ailleurs il n'est pas possible logiquement de placer dans une même phrase deux entités qui ne partagent pas quelque paramètre ou attribut, ne serait-ce que l'étrangeté.

Tout ce qui relève de l'être est à la fois autre et même que ce qui est. Seul l'être lui-même pourrait, en tant qu'absolu, être considéré non-autre, car il n'est autre que rien, puisqu'il est absolument et rien ne lui est étranger, et pareillement il n'est pas même que lui-même, puisqu'il est absolument identique à lui-même. Lorsque l'on demande à propos de quoi que ce soit : « Est-ce la même chose? », c'est bien que quelque chose a changé : le lieu ou le temps, les circonstances, l'apparence, un quelconque attribut, qui permet de se poser la question. Ainsi toute chose est à la fois même et autre qu'elle-même.

Contraires?

5. Moi et autrui

Problème : Ce qui est humain peut-il nous être étranger?

Cette antinomie est un cas particulier de la précédente, sa transposition sur le mode anthropologique, sans doute son occurrence la plus fréquente. Autrui est autrui parce qu'il est semblable à moi, sans quoi il ne s'inscrirait pas dans un rapport aussi spécifique à mon être : il est mon prochain, voire mon lointain, mais jamais un complet étranger. Or suis-je le centre du monde, l'ancrage, l'ombilic, puisque tout part de moi, ou bien ne suis-je qu'un parmi autrui, un autrui immense, plus réel, bien plus vaste que mon petit moi, infime parcelle d'autrui? Les morales particulières oscillent en permanence au sein de cette polarité. Mes perceptions, mes sentiments, ma pensée, m'obligent à dire « je », mais que suis-je sans autrui qui m'a engendré, autrui qui me permet d'exister, de penser et d'agir? Au-delà des évidences et connotations morales qui seront défendues par les uns et les autres, dois-je déterminer mes actes en fonction de moi-même, égocentrisme, ou à partir d'autrui, altruisme? De plus, le moi relève-t-il de lui-même, ou de quelque soi qui le transcende? Autrui est-il une personne, une communauté particulière, l'humanité tout entière? Que choisir, entre le bien de ma famille et celui de tous, qui souvent se contredisent? Peut-on de toute façon, ne serait-ce que pour des raisons pratiques qui ne sauraient prétendre à une autonomie radicale, faire l'économie de penser simultanément moi et autrui, antinomie qui se niche au cœur même des principaux conflits existentiels?

6. Continu et discret

Problème : Les points composent-ils la droite?

De quelle nature est le monde? Est-il composé d'entités distinctes et séparées, plus ou moins reliées entre elles de manière accessoire ou nécessaire, ou s'organise-t-il comme une trame compacte, les choses ou les êtres n'étant que les éléments contigus de cet enchaînement, inséparables de ce qui les entoure, déployés dans un espace et un temps continus? La physique élémentaire pose déjà ce problème, en se demandant si la matière est de nature ondulatoire ou corpusculaire, la première caractéristique relevant du continu, la seconde du discret. Or les deux modèles semblent fonctionner, de manière complémentaire certes, mais aussi contradictoire, avec diverses implications scientifiques et épistémologiques.

Il en va de même sur le plan anthropologique, où les uns verront l'homme comme un élément de la société, déterminé pour bonne part par cette société ainsi que les mouvements et modes qui l'animent, tandis que les autres opteront pour la perspective opposée, qui considère toute société comme un agrégat d'individus disparates agissant délibérément. À nouveau diverses conséquences philosophiques, politiques et sociales découleront de ces options, en valorisant comparativement davantage, soit l'humanité entière ou une société donnée pour la première, soit l'individu pour la seconde. Sont-ce les individus qui composent la société, ou la société qui compose les individus? Si l'on est tenté de répondre affirmativement simultanément à ces deux questions, les perspectives particulières divergeront toutefois dans leurs présupposés et la priorité qu'elles accordent à l'une ou l'autre de ces deux entités.

7. Tout et partie

Problème : L'homme, petite partie du monde, peut-il être plus que le monde?

Les parties composent-elles le tout, ou bien le tout engendre-t-il ses parties? Les qualités du tout appartiennent-elles à ses parties, ou s'en distinguent-elles? Les qualités du tout sont-elles la somme des qualités des parties, ou les dépassent-elles? En résumé, le tout est-il réductible à l'ensemble de ses parties, ou non? Déjà, on peut se demander si un tout est réductible en parties, ce qui est un problème pour l'espace par exemple, visiblement dépourvu de parties distinctes, ce qui repose le problème du discret et du continu. Ensuite, peut-on dire qu'un être vivant est composé de parties, alors qu'en séparant les parties constitutives de l'être vivant, ce dernier n'est plus vivant?

Si l'on sait qu'un tas de sable est composé de grains de sable, combien de grains faut-il pour faire un tas minimum? Nous avons là deux entités incommensurables, le grain, de nature discrète, et le tas, de nature continue, qui ne peuvent de ce point de vue posséder les mêmes qualités même s'ils se nécessitent l'un l'autre.

En étendant ce problème, il est possible de se demander si l'univers détient certaines qualités qui n'appartiennent nullement à ses parties, telle l'éternité, tout comme on peut se demander si quelque partie de l'univers détient des qualités que ne détient pas l'univers, telle la vie. Mais il s'agira aussi de se demander si la totalité est un contenu, de même nature que ce qu'il contient, ou s'il est un contenant, qui s'en distingue alors. Ceci change considérablement la donne, car il n'est pas évident que la totalité se contienne elle-même. Ainsi l'ensemble des verbes, nommé « verbes », n'est pas un verbe : le verbe n'est pas un verbe.

8. Abstrait et concret

Problème : Le moi est-il une réalité concrète?

Est abstrait ce qui n'est pas perceptible par les sens, donc ce qui relève de processus mentaux. L'abstrait est-il pour autant moins réel que le concret? À ce sujet les perspectives s'affrontent, avec empiristes, pragmatistes et autres réalistes d'un côté, qui privent de réalité tout ce qui ne peut faire l'objet d'une expérience sensible, de l'autre idéalistes et conceptualistes, qui de diverses manières accordent une réalité substantielle aux idées, parfois plus encore qu'à la perception sensible, pour eux source d'illusions et d'erreurs. La tendance générale moderne chez les philosophes est d'accorder à chacun de ces domaines une réalité spécifique, dont les contradictions devraient en principe à terme se résoudre, postulat de la démarche expérimentale qui prime dans le domaine scientifique.

Toutefois, reste la question de la primauté. Les abstractions procèdent-elles d'une opération de l'esprit sur les choses concrètes? Ou l'esprit engendre-t-il le concret à travers ses propres opérations? Quel est le degré d'autonomie de l'esprit face à la matière? L'abstraction renvoie parfois à une forme d'absence du réel, mais ne peut-elle représenter l'accès à un niveau approfondi de la réalité? Si le concret tire son origine de l'agrégation des parties qui constituent tout objet matériel, l'esprit ne peut-il avoir directement accès à l'unité ou à l'essence de ces choses? En revanche, on peut se demander si l'esprit ne se cantonne pas à énoncer les qualités ou prédicats d'une chose, sans pouvoir saisir la chose entière, tandis que la chose concrète est bien entièrement présente.

9. Corps et esprit

Problème : Pensons-nous avec notre cerveau ou avec notre esprit?

Le problème particulier posé par l'opposition entre abstrait et concret nous amène chez l'homme à opposer le corps et l'esprit, comme composantes de son être. Car si pour certains, nous ne semblons pas pouvoir séparer l'un de l'autre, l'homme étant doté d'une nature double, nous ne pouvons faire l'économie de la dichotomie conceptuelle qui nous est présentée. Ce qui n'empêche guère, au gré des théories, de nier la réalité du corps ou celle de l'esprit. Peut-être en effet ne sommes-nous que corps, ou que esprit.

Quoi qu'il en soit, sans prétendre conclure sur la réalité de ces entités, qu'est-ce qui oppose le corps à l'esprit? Le corps est composé, l'esprit paraît relativement indivisible. Le corps est matériel, il s'inscrit dans l'espace et le temps, l'esprit est spirituel et ne peut être localisé. Le corps est fini, déterminé, l'esprit paraît comparativement infini et indéterminé. Le corps est mortel, l'esprit peut être considéré immortel. Selon les choix des paramètres et critères convoqués, l'un paraîtra donc plus ou moins réel que l'autre dans son être, plus ou moins fiable que l'autre sur le plan de la connaissance qu'il produit. Chacun établira ainsi une hiérarchie personnelle de son être, consciente ou non, voulue ou non, en conjuguant ces deux différents archétypes, en articulant cette polarité complémentaire et conflictuelle.

10. Nature et culture

Problème : La nature humaine est-elle naturelle?

Dans la même veine, la nature s'oppose à la culture comme l'acquis s'oppose à l'inné. L'être humain est-il ce qu'il est par définition, a priori, ou s'instaure-t-il à travers des choix historiques, conscients ou inconscients? La culture, principalement sinon essentiellement humaine, est-elle en rupture avec la nature, ou bien n'en est-elle que l'expression plus sophistiquée? L'être humain s'inscrit-il dans le droit fil de l'évolution terrestre, ou représente-t-il une discontinuité, un accident, voire une catastrophe naturelle? La raison, la conscience ou l'esprit émanent-ils de la vie, ou bien relèvent-ils d'une réalité autre, transcendant la réalité matérielle ou vivante?

La nature s'oppose à la culture comme à un artifice. Elle représente toute réalité du monde qui ne doit pas son existence à l'invention et au travail humain. En ce sens elle incarne le monde dans sa totalité, en tant que l'on découvre en lui un déterminisme, un ordre, ou au moins une cohérence, et elle s'oppose à liberté, car la nature exprime ce qui dans un être échappe à son libre-arbitre. La culture renvoie au contraire à ce qui est engendré par l'homme dans son cadre historique et social. Elle se constitue à travers un ensemble de règles ou de normes instituées collectivement par une société, un peuple ou l'humanité toute entière. De manière plus singulière encore, elle est le processus de formation intellectuelle, responsable du jugement et du goût qui spécifie l'individu et son identité.

11. Raison et passion

Problème : Les passions ont-elles des raisons?

Troisième antinomie fondamentale impliquant la raison : l'opposition à la passion, aussi dialectique que les deux premières antinomies. Si la raison est action volontaire, comme son nom l'indique, la passion est passive, subie. Toutefois, elle est au cœur de la volonté, car celle-ci ne peut prétendre relever d'une pure rationalité. La raison est bien souvent convoquée au service d'une passion ou d'une autre, qui constitue le moteur, l'âme et la finalité de la raison en question. Même un engagement prétendu de pure rationalité ne saurait perdurer sans une passion : celle de la rationalité, qui émane d'un désir.

Ainsi la passion fonde la raison, elle en est une cause nécessaire, mais elle se heurte en permanence à cette raison : la raison tempère la passion, la régule, la modèle, la soumet à l'épreuve critique, tandis que la passion inhibe ou annihile les processus de la raison, les anime ou les transforme. Néanmoins, la passion peut être considérée comme une raison au-delà de la raison : lorsqu'un désir nous meut sans que nous n'en connaissions la genèse ou les raisons, un désir que nous n'avons nullement choisi, un désir qui pourtant semble porteur de vérité. L'amour, l'instinct de survie, l'acte de foi sont trois exemples classiques d'une telle passion, permettant d'accéder au cœur même de l'être, ce qui recoupe ici la thématique de l'intuition. Si la raison est en quête de vérité, si dans sa démarche elle est posée, elle est aussi souvent froide et calculatrice, tandis que la passion nous emporte, et c'est en cela qu'elle peut prétendre incarner la vie, impulsive et dynamique, face à la rigidité de la rigueur. La passion sait d'ailleurs être aussi implacable et cohérente que la raison, l'authenticité étant une forme première de la vérité.

12. Temporel et éternel

Problème : L'instant immédiat appartient-il au temps?

Certaines réalités s'inscrivent dans le temps, d'autres y échappent, comme nous l'avons déjà vu avec essence et existence par exemple. Ce qui échappe au temps peut prétendre à l'éternel, bien que ce concept puisse recouvrir différentes modalités. La première distinction importante est entre ce qui n'existe pas et ce qui existe toujours. Si un concept peut être caractérisé d'éternel, c'est qu'il est abstrait et ignore le temps. Si l'univers peut être caractérisé d'éternel, c'est qu'il est une entité concrète qui semble ne pas pouvoir ne pas exister, connaît le temps mais le transcende. L'idée d'un dieu unique, cause première de tout ce qui est, oscille entre ces deux pôles. Pour les uns concept abstrait, inexistant, pour les autres existence première, modèle absolu de toute existence. Quoi qu'il soit, ce qui est temporel tend vers le matériel et le concret, ce qui est intemporel tend vers le concept et l'abstrait. Car même si l'univers nous paraît concret, ce qui en lui est invariant relève de l'insaisissable.

Pour ces raisons, le temporel, soumis à la contingence et au changement, fragile, imparfait et mortel, plus proche de notre manière d'être, semble vivant, tandis que l'éternel, nettement plus distant, peut nous sembler mort sinon irréel. Ou bien, par un renversement des polarités, phénomène typique de la pensée philosophique, cet intemporel peut au contraire capturer l'idée de perfection, expression d'une surexistence, manifestation de vérité première.

13. Fini et infini

Problème : Puis-je penser l'infini?

De la même manière où tout est à la fois un et multiple, tout est à la fois fini et infini. Mais pour toute chose, le fini et l'infini se posent de différentes manières. Ainsi, si une entité est finie dans le temps car elle a un commencement et une fin, elle peut être considérée infiniment divisible en ses parties, ou encore infinie dans l'enchaînement des causes qu'elle engendre, du simple fait de son existence : eût-elle existé différemment que la face du monde en aurait été changée. En même temps, tout ce qui est saisissable, tout ce qui est nommable, tout ce qui est compréhensible, est nécessairement fini d'une manière ou d'une autre, sans quoi nous n'y aurions nullement accès : nous ne pouvons comprendre que par le fini. Certaines démarches, qualifiées de négatives ou apophatiques, en concluent que pour ce qui relève de l'infini réel, tel un dieu unique, il est uniquement possible d'affirmer ce qu'il n'est pas, car il ne connaît aucune borne, aucune limitation, processus applicable d'ailleurs à toute chose. Dès lors, l'infini prend la forme de l'indéterminé et de l'impensable, le fini prend celle de la détermination et du pensable. Ce qui est mesurable est comparable et fini, ce qui est infini est incomparable et incommensurable. Ceci peut être entendu sur le plan de la quantité, mais aussi de la qualité, en comparant les attributs de diverses entités, voire en déterminant différents ordres d'infinitude : par exemple l'infini des nombres premiers comparé à l'infini des nombres entiers.

La question reste de savoir si le fini est comparable à l'infini, comme simple antinomie, ou si l'un ignore l'autre. Car si ce qui est infini peut en opposition au fini être considéré comme parfait, on peut aussi affirmer que le fini est plus abouti. À moins de considérer que les termes du fini n'ont dans l'infini aucun sens, et vice-versa : ils projettent indûment une réalité sur une autre.

14. Objectif et subjectif

Problème : L'objectivité est-elle une forme particulière de subjectivité?

Est objectif ce qui appartient à l'objet en lui-même, en sa réalité propre, hors de l'esprit qui le pense. Même si, bien entendu, cette réalité pose problème à être pensée, puisqu'elle se situe théoriquement hors de l'esprit qui le pense. Ce qui peut tout naturellement mener à conclure que cette réalité n'est pas accessible à l'homme, voire qu'elle n'existe nullement, puisque toute connaissance est une rencontre, entre un sujet et un objet, et tout ce qui ne peut être rencontré, de fait inconnaissable et invérifiable, ne saurait être postulé. Dans la même veine, est objectif celui qui est dénué de préjugé ou de parti pris. Mais qui peut se prétendre ainsi dégagé de tout engagement subjectif? Néanmoins, lorsque ce terme est employé au sens de réel ou de scientifique, certaines démarches ou procédures, voire certaines attitudes, peuvent peut-être permettre ou garantir une objectivité relative et produire quelques certitudes, ne serait-ce que temporairement.

En opposition à cela, ce qui subjectif appartient au sujet, désignant en général l'homme, en tant que personne douée de sensations, de sentiments, ou en tant qu'esprit raisonnant. Adjectif qui qualifie la connaissance ou la perception d'un objet, réduite ou modifiée par la nature du sujet. En opposition à objectif, ce terme prend en général le sens de partial ou de partiel, quand ce n'est pas le sens péjoratif d'illusoire ou d'infondé. Mais le subjectif renvoie aussi à la réalité propre d'un sujet qui s'assume et refuse de prétendre à une objectivité factice et mensongère, à un sujet producteur de vérité.

15. Absolu et relatif

Problème : L'absolu peut-il être relatif?

L'absolu est la caractéristique de ce qui est dépourvu de limites, de ce qui ne dépend de rien d'autre que de soi, de ce qui est permanent, de ce qui ne se détermine pas par relation à ce qui lui est extérieur. Il devient facilement synonyme de l'idéal, désignant une entité parfaite et autonome, tel Dieu, puisque les qualités évoquées expriment une sorte d'être ultime et maximal. Au contraire, relatif est le statut d'une chose ou d'une idée qui peut exister ou être pensée uniquement à condition d'être mise en rapport, reliée à autre chose que soi. La chose ou l'idée ainsi subordonnée à ce qu'elle n'est pas, n'a en elle-même ni existence ni valeur absolue, car son existence est conditionnée à ce qui est autre qu'elle. Toutefois, il est tentant de conclure que l'absolu n'existe pas, puisque exister implique nécessairement un rapport. La question est de savoir si cette non-existence est l'expression d'une réalité inconditionnée, supérieure et ultime, ou celle d'une simple conception de l'esprit, vide car dépourvue de tout contenu réel.

Toutefois, sur le plan purement conceptuel, l'absolu permet de penser une entité dégagée de toute contingence, de toute interférence extérieure, connaissance de la chose en soi que l'on opposera à celle des phénomènes aléatoires, où l'entité en question éclate, puisqu'elle se modifie totalement selon les circonstances.

16. Liberté et déterminisme

Problème : Sommes-nous condamnés à être libre?

Sur le plan anthropologique, l'attirance pour l'absolu se manifeste entre autres par le désir de liberté, ou prétention à la liberté. L'être humain aime se penser autonome, croire qu'il se détermine de lui-même, en s'octroyant ses propres lois, individuellement ou collectivement. Peut-être est-il en effet plus libre que d'autres espèces, mais il est aussi facile de montrer les différentes formes de déterminisme qui agissent sur lui, consciemment ou non. Sa nature biologique, son histoire personnelle, sa culture, son contexte constituent autant de facteurs qui pèsent sur sa manière d'être et ses choix existentiels, prouvant l'hétéronomie qui grève sa nature singulière.

La liberté peut également s'articuler comme simple conscience, faculté de voir comment notre volonté est déterminée par notre nature et notre environnement, comme liberté de raison, qui nous permet de réfléchir sur les implications et les motifs de nos actes, de comprendre l'état du monde, de garder une attitude ferme et sereine en dépit de l'adversité, sans pour autant pouvoir nécessairement intervenir dans le déroulement des événements. La chute libre d'un objet n'est pas de suivre une trajectoire voulue, mais simplement de ne pas heurter un autre objet, de ne pas être freiné dans sa course. En ces différents sens, liberté et déterminisme ne s'opposent plus aussi radicalement, comme c'est le cas pour le libre-arbitre, où notre simple vouloir se réserve le droit de choisir ce qui advient, celui d'acquiescer ou de refuser ce qui se présente à nous.

17. Actif et passif

Problème : Recevoir, est-ce être passif?

Est actif ce qui produit une action, est passif ce qui subit cette action. Distinction à la fois matérielle et morale, mais distinction qui à l'instar de toutes les distinctions est quelque peu mensongère. La physique nous explique que toute action reçoit en retour une réaction, réaction sans laquelle il ne pourrait y avoir d'action. En effet, comment agir sur quelque chose qui ne réagit pas? Une action est toujours une interaction, à la fois rencontre de deux natures, de deux entités, mais aussi rencontre de deux actions qui composent un couple dynamique, conflictuel et complémentaire. Est décrété actif ce qui semble causer la rencontre, ce qui semble être animé par la finalité d'une interaction, mais dans toute dynamique, ce qui est premier chronologiquement n'est pas toujours premier ontologiquement. Celui qui provoque l'action ne sera pas nécessairement celui qui en déterminera principalement l'issue.

Ce qui est apparemment passif peut avoir, ne serait-ce que par sa force d'inertie, une plus grande puissance que ce qui se meut. La résistance est une forme d'action, régulatrice et ordonnatrice des choses. Il en va ainsi des grands principes, invisibles et souvent non identifiés, puissances qui règnent sur les êtres et les choses, constituant une trame de réalité qui transcende, limite, autorise et structure les actions singulières et manifestes.

18. Actuel et virtuel

Problème : Peut-on penser un actuel dépourvu de toute virtualité?

Est actuel ce qui se présente à nous, ce qui est immédiat, tangible et perceptible, ce qui agit directement sur les choses. Est virtuel ce qui au contraire semble absent, distant, réalité qui se cantonne parfois à la simple possibilité : ce qui peut être. Ainsi les idées relèvent du virtuel, lorsque nous affirmons « ce n'est qu'une idée », comme tout ce qui est abstrait. Tandis que les objets matériels, concrets, relèvent davantage de l'actuel. Mais il en va de même lorsqu'il y a distance dans l'espace et le temps. Ce qui est éloigné, ce qui est en attente, est décrété virtuel, car la réalisation ou la rencontre ne semblent que possible : simple puissance d'existence et non pas existence effective.

Le problème est de savoir ce qui constitue la réalité. Ainsi, la gravitation, l'attraction entre les corps solides, en tant que principe universel, est-elle moins réelle que les astres qu'elle meut? Les diverses lois de la physique n'ont-elles de réalité que lorsqu'elles se manifestent à nos yeux? La cause est-elle moins présente que l'effet? Les plans de l'architecte, sans lesquels l'immeuble ne saurait être construit, manquent-ils de réalité? La vérité ou le bien agissent-ils sur le monde? Ou alors, sans le vouloir, imposons-nous par notre vision du monde le primat de la matérialité et de la perception sensorielle? La réalité qui s'élabore de manière accrue dans nos ordinateurs nous montre à la fois la réalité du virtuel, tant dans ses effets bénéfiques et utiles, que néfastes et illusoires.

19. Matière et forme

Problème : D'où proviennent les formes, sinon de la matière?

Depuis toujours, l'homme tente de donner forme à ce qui l'entoure, à tout ce qui est considéré comme matière, plus ou moins brute. Donner forme pour la satisfaction des besoins, tant physiologique qu'utilitaire ou esthétique. Transformer la matière, c'est engendrer ce qui n'est pas à partir de ce qui est, c'est fabriquer, c'est créer. En ce sens, le monde lui-même est créateur, puisqu'il n'existe guère de matière sans forme, pas plus d'ailleurs qu'il n'existe de forme sans matière.

La forme est formatrice, elle est une dynamique, principe qui engendre et anime, tandis que la matière est ce qui résiste, procurant substance, corps ou pesanteur à la forme. Forme et matière sont deux archétypes pouvant difficilement être saisis l'un sans l'autre. Les idées fournissent une approximation de la forme pure, la résistance, le temps et l'espace caractérisent la matière.

La forme est ce qui distingue une entité d'une autre, par son contour, son apparence, ses effets, ses attributs, elle est de nature discrète et lumineuse. La matière est indistincte, elle relève de la continuité, de l'obscur, de l'intériorité et de l'inaccessible. Pourtant, les objets matériels nous parlent souvent plus directement que les formes. Mais est-ce pour leur matérialité, ou pour la potentialité de leur forme : par exemple leur utilisation ou leur valeur d'échange?

20. Cause et effet

Problème : Est-on méchant parce que l'on frappe le voisin, ou l'inverse?

Théoriquement, la cause vient avant l'effet, et cette chronologie, irréversible, productrice de la temporalité, rythme le monde et la connaissance. Mais il s'agit peut-être d'une vision tronquée du réel, comme nous l'indique le paradoxe de la poule et de l'œuf. Car si de manière réduite une chose en engendre bien une autre, n'oublions pas que cette opération se produit dans un contexte, où tout interagit, où rien ne se produit sans rien. Tout n'est-il pas simultanément cause et effet? L'idée d'une cause première, moteur de tout ce qui est, est un concept difficile qui renvoie à Dieu ou à une aporie. Car comment ce qui cause tout le reste peut-il causer ce qu'il n'est pas? Pourquoi Dieu engendrerait-il autre chose que lui-même? S'il est un principe premier qui engendre tous les autres, nécessairement à son image, d'où émanerait ce qui est différent? Nous voilà donc obligés d'accorder un véritable statut à l'effet : celui de cause, même si cause seconde. Car de cela, tout effet est aussi une cause en soi, originale et singulière, seule capable de rendre compte de la diversité du monde, cause indispensable et incontournable de ce qui est. Mais alors, d'où provient la cause seconde? Est-elle cause d'elle-même? Elle serait donc cause première.

De manière isolée, il est possible, utile et indispensable de formuler mécaniquement l'enchaînement des causes et des effets, pour fin d'analyse et de compréhension, mais il s'agit de ne pas se laisser prendre au piège du réductionnisme. Car s'il est possible de distinguer entre les ordres des causes, selon leur importance relative, il n'est guère possible d'isoler la cause de ses effets, car ces derniers semblent constitutifs de sa nature causale.

21. Espace et lieu

Problème : Le lieu peut-il être à l'extérieur de l'espace?

Afin de pouvoir vivre et penser, nous devons nous situer dans un lieu, constituer un lieu. Le lieu, c'est avant tout la détermination, celle que nous habitons, celle qui nous permet de connaître et de reconnaître, reconnaissance sans laquelle rien ne serait possible : la vie serait invivable et nous deviendrions fous. Que se passerait-il si chaque jour, les objets et les êtres étaient différents de la veille? Si tout était imprévisible? Certes pour un temps donné, et dans certaines limites, nous pouvons apprécier l'imprévu ou l'inouï, cependant nous ne saurions nous y accommoder en permanence. Nous voilà donc ancrés dans un lieu, aussi vaste soit-il, au sein duquel nous tentons d'élaborer notre existence et de lui donner sens. Au sein du lieu, les choses sont circonscrites et fidèles à elles-mêmes. Mais il serait illusoire d'ignorer ce qui dépasse ou transcende le lieu : l'espace. Sans quoi nous érigerions le lieu en un absolu, sous tous les points de vue : géographiquement, historiquement, scientifiquement, culturellement, etc. N'oublions pas que si le lieu est une exigence existentielle, voire ontologique, l'espace, aussi illimité soit-il, est aussi ce qui constitue le lieu. D'une part, l'espace est le cadre du lieu, d'autre part, il est ce qui agit sur le lieu, et pour nous, habitants du lieu, c'est par la transgression du lieu que s'élabore le lieu, qui sans cela serait figé dans son être et nous dans le nôtre. Si l'espace symbolise l'indétermination, l'ignorance, l'incongru, il est aussi l'infini à partir duquel peut seule être appréhendée la vérité du lieu, et nous voilà obligés de vivre simultanément dedans et dehors.

22. Force et forme

Problème : Une force peut-elle être informe?

Cette antinomie renvoie entre autres à celle entre masculin et féminin qui, en général, dans notre occident moderne, est perçue principalement comme une réalité sociale, anthropologique ou biologique, celle de la différence sexuelle. Mais il n'en est pas nécessairement ainsi : nous souhaiterions entrevoir la dimension métaphysique ou épistémologique qu'offre ce couple d'opposés. La force, qualité de ce qui est fort, est un principe de puissance ou d'action. Elle est pouvoir, énergie, capacité, elle recourt aisément à la contrainte, au mépris du droit, au mépris de l'autre, mais elle sert aussi à imposer le respect du droit et de l'autre. Elle transforme, c'est-à-dire qu'elle bouscule la forme. Cette dernière, au contraire, est tout en contour, en contact, en extériorité. Elle est la manière dont s'élaborent les choses, manières qu'il s'agit de respecter, principe de continuité qui informe, détermine et limite ; elle canalise matière et force brutes, donnant consistance et vie à la chose esthétique. Si la force est essentiellement dynamique, la forme ne craint pas la lenteur ou le statique. La forme agit sans agir, régulièrement, par sa simple présence, tandis que la tension imposée par la force ne saurait perdurer, qui agit principalement par secousse et de manière discontinue. La force relève de la volonté spécifique et d'un plan désigné, d'un but particulier qui se met en œuvre en vue d'une finalité, tandis que la forme exprime plutôt une manière d'être, qui ne saurait prétendre que les choses sont autre chose que ce qu'elles sont.

23. Quantité et qualité

Problème : Tout ce qui existe, existe-t-il en une quantité déterminée?

La quantité est mesurable, comparable et dénombrable, elle obéit aux principes mathématiques, elle peut être augmentée ou diminuée. La quantité est souvent perçue comme accidentelle : elle n'appartient pas à l'ordre des choses mais à leur contingence. Contrairement à la qualité, exprimée par les attributs, qui semblent plus tenir de l'essence des choses. La qualité est une propriété, elle appartient en propre à son objet, tandis que la quantité, qui demande combien, est plurielle et extrinsèque. Ainsi, si la quantité est plutôt variable, les qualités le sont beaucoup moins. D'autre part, les qualités sont difficilement comparables et mesurables : la nature des choses ne relève pas vraiment du plus et du moins, même si elle ne l'ignore pas. Car la qualité s'inscrit dans la durée, en dépit des modifications relatives qu'elle subit, elle absorbe en elle-même les différences, tandis que la quantité devient autre qu'elle-même à la moindre transformation. Du fait de son aspect non mesurable et intrinsèque, la qualité est plus insaisissable et subjective, elle se refuse à la technique et au savoir, d'autant plus qu'elle est difficilement modifiable. En même temps, plus ancrée dans l'être, la qualité s'oppose à ce qu'elle n'est pas, se refuse à ce qui s'oppose à elle, est antinomique. Tandis que la quantité, ancrée dans la pluralité, modifiable et contingente, ne s'oppose à rien.

24. Narration et discours

Problème : Raconter, est-ce expliquer?

La narration raconte, établit une suite d'événements, se déroule dans le concret, respecte un ordre chronologique, tandis que le discours, abstrait, s'articulant sur une séquence d'idées, privilégie l'ordre ontologique. Si l'un et l'autre se soucient du sens, le premier sens est celui de l'histoire, l'autre est celui de l'explication. Bien que l'on puisse dire aussi qu'il est une histoire qui raconte, et une autre histoire qui interprète : la première prétend rendre compte des faits bruts, l'autre prétend rendre compte des phénomènes de causalité, deux séquences qui ne se greffent pas immédiatement l'une sur l'autre.

Les éléments du narratif sont donnés extérieurement, le narratif décrit, même si le choix de ce qui est proposé par la parole est teinté de subjectivité, choix qui affecte aussi la manière de raconter et qui parfois prétend nier son parti pris en se présentant comme un constat. Le discours exige un apport plus net de la part du producteur, il nécessite arguments, preuves et analyses, il est par définition contestable, opposable à un autre discours. Le discours ne se targue pas d'objectivité et de réalité, bien qu'il puisse prétendre au statut de vérité. Si la vie humaine se présente comme une narration, le besoin de discours semble pourtant tout aussi constitutif de l'être, même si apparemment plus aléatoire, plus abstrait, moins immédiat et moins substantiel.

25. Analyse et synthèse

Problème : Doit-on conclure par une analyse ou par une synthèse?

L'analyse est une opération intellectuelle, ou matérielle, qui consiste à décomposer un tout pour en dissocier les éléments constitutifs. La synthèse est une opération intellectuelle, ou matérielle, qui pose ensemble ou réunit ce qui se présente d'abord comme dissocié. Selon les différentes tendances, la tentation est grande d'associer ou de dissocier. Mais de la même manière où tout est à la fois un et multiple, tout est à la fois uni et séparé. Tout ce qui est, peut et doit être conçu en soi, tout ce qui est, peut et doit être conçu à travers la relation. La difficulté est d'envisager la simultanéité des deux opérations. Car l'immédiateté des choses semble d'une part s'opposer tant à l'analyse qu'à la synthèse, et d'autre part s'opposent entre elles l'analyse et la synthèse.

Analyser c'est déchiqueter en infimes parcelles la pensée ou le discours, sans que l'on sache a priori quand il s'agit d'interrompre ce processus, au point que l'entité initiale en devient méconnaissable. Synthétiser, c'est amalgamer des éléments entre eux, au point que ces éléments disparaissent, noyés dans la totalité qui les absorbe. Analyser, c'est distinguer des éléments pour faire émerger des enjeux conceptuels, synthétiser, c'est mettre en œuvre la complémentarité afin d'engendrer des concepts unificateurs.

26. Logique et dialectique

Problème : Comment concevoir une dialectique libérée de la logique?

La logique permet d'établir et de vérifier la cohérence d'un raisonnement, son absence de contradiction. Elle détermine les conditions de validité des raisonnements, outil crucial de la logique, science qui a pour objet les jugements par lesquels on distingue le vrai du faux. La logique se fonde sur deux principes fondamentaux. Le principe de contradiction, ou principe de non-contradiction, qui établit que l'on ne peut affirmer simultanément une chose et son contraire dans les mêmes conditions. Son corollaire, le principe d'identité, qui établit qu'une chose est ce qu'elle est, et n'est pas ce qu'elle n'est pas.

La dialectique ne refuse pas a priori les présupposés de la logique, mais elle ne les érige pas en règles absolues. D'ailleurs la dialectique ne reconnaît aucune règle a priori, même si elle les utilise et s'articule autour d'elles, le principe même de son fonctionnement étant justement de pouvoir toujours revenir sur les règles qui la constituent. De ce fait, elle désigne un processus de pensée qui prend en charge des propositions apparemment contradictoires, et se fonde sur ces contradictions afin de faire émerger de nouvelles propositions. Ces nouvelles propositions permettent d'ailleurs de réduire, de résoudre ou d'expliciter les contradictions initiales. Ainsi, pour la dialectique, toute entité est ce qu'elle n'est pas, car elle se constitue de ce qu'elle n'est pas. Ceci mène jusqu'à la proposition scandaleuse que l'être n'est pas et que le non-être est. Bien entendu, le travail de la dialectique est de produire les articulations qui fondent ce type de renversements.

27. Raison, sensible et intuition

Problème : D'où nous vient la connaissance vraie?

Corps et esprit sont tous deux producteurs de connaissance et de pensée : ils informent l'être et le guident. La connaissance du corps se fonde principalement sur les cinq organes sensoriels : oreille pour l'ouïe, le nez pour l'odorat, l'œil pour la vision, la peau pour le toucher et la langue pour le goût. Les sensations internes, en particulier les différentes formes de douleur ou de plaisir, peuvent toutefois relever d'autres dispositifs d'information, complémentaires de celui des sens. Mais globalement, la connaissance sensible relève de l'immédiat, à la fois celui de l'instant et celui du rapport tangible avec une forme ou une autre de matière. C'est de cette intuition d'immédiateté que ce mode de connaissance induit le sentiment de certitude qui l'accompagne souvent : le corps ne doute guère, la perception entraîne le réflexe, surtout en ce qui concerne la douleur ou le manque, qui exigent une réaction immédiate.

En opposition à ce fonctionnement, la raison est un processus qui procède de la temporalité : la réflexion n'est pas immédiate, car elle passe par un certain nombre d'opérations pour arriver à ses conclusions. Elle part souvent du sensible pour échafauder son savoir. Le processus en question opère de manière délibérée, bien que diverses interactions puissent le « parasiter », telles celles de l'inconscient, du conditionnement éducatif et social, ou du corps. Pour ces motifs, parce que des choix s'imposent en permanence, entre l'intervention de la volonté, un retour de la pensée sur elle-même et la confrontation à ses propres limites et à ce qui est autre que soi, la raison est sujette au doute. Cette faiblesse est doublée d'une force considérable qui lui garantit une certaine autonomie : elle est capable de faire taire tout ce qui l'entoure, y compris le monde et la perception sensorielle.

Si la raison se fonde sur la connaissance sensible et se confronte à elle, un rapport dialectique semblable l'oppose à l'intuition. L'intuition se calque sur le sensible, en ce qu'elle opère dans l'immédiateté et génère des certitudes. Elle relève d'une pensée non réfléchie, produite par l'expérience, le désir, l'éducation, la pression sociale, diverses influences qui s'entremêlent de manière indistincte. Si l'intuition semble interférer avec la raison, puisqu'elle la court-circuite et l'empêche de délibérer, reléguant à un processus inconscient ce qui devrait être librement et ouvertement analysé, afin de décider en pleine conscience, elle joue aussi un rôle positif, voire indispensable au processus rationnel. En effet, si la raison devait repenser à l'infini chacun des éléments constituant sa démarche, elle deviendrait inopérante et ne pourrait jamais arriver à ses fins. L'intuition, en prenant pour acquis un certain nombre d'éléments de connaissance ou de convictions, offre à la raison une base à partir de laquelle elle peut fonctionner. Ce qui ne l'empêche nullement de revenir à l'occasion sur l'un de ces « acquis ».

L'intuition, vision directe des choses, agit comme une sorte d'acte de foi, une foi qui se réclame d'ailleurs facilement du cœur plus que de la raison, la raison n'intervenant qu'en un deuxième temps, comme rationalisation a posteriori. Dans cette perspective, l'intuition est productrice d'opinions : idées toutes faites, superficielles, ignorant leur propre genèse, qui ne s'interrogent guère et résultent souvent d'un ouï-dire. Ou intuitions profondes qui relèvent de la mise en abyme de l'être, dont émergent les principes fondateurs.

28. Affirmation, preuve et problématique

Problème : Faut-il privilégier une forme particulière du discours?

Si la philosophie se nourrit de questions, la pensée philosophique particulière affirme. Si le doute permet de creuser la pensée, il est aussi destiné à favoriser l'émergence de nouvelles propositions. Parfois de manière péremptoire, mais surtout de manière argumentée. Néanmoins, la formulation de ces diverses propositions : jugement, production de concept ou analyse, est déjà un travail en soi, quel qu'en soit le statut : postulat, certitude ou hypothèse. Toutefois, une bonne partie du travail philosophique est aussi de justifier les propositions ainsi avancées. Prouver, ce peut être démontrer par un processus logique quelconque, ce peut être produire un faisceau d'idées qui convergent dans la même direction, ce peut être aussi fournir des exemples, de préférence analysés, qui témoignent de la véracité des propositions initiales. Contrairement à l'affirmation, proposition qui se satisfait à elle-même, la preuve s'inscrit dans un rapport ou un processus. De ce point de vue, à l'instar d'une proposition, la légitimité du lien en question peut faire l'objet d'une contestation.

Troisième forme du discours, la problématique. Il ne s'agit plus d'affirmer ou de prouver, mais d'envisager ce qui est simplement possible, à la limite de l'impossible, sans opter ni choisir. À la fois parce que la proposition en question est une simple hypothèse, mais surtout parce qu'une autre proposition peut la remplacer pour jouer le même rôle : par exemple deux ou plusieurs réponses différentes à une question donnée. Une problématique est donc la formulation d'une série d'hypothèses opposées, reliées entre elles par un même objet, ou un ensemble de questions, propres à faire surgir un problème fondamental. Elle représente ainsi la difficulté globale et les enjeux d'une réflexion donnée. Le paradoxe, qui contient de fait une contradiction soulevant un problème de fond, est une forme privilégiée de la problématique.

29. Possible, probable et nécessaire

Problème : La réalité est-elle possible, probable ou nécessaire?

Est possible ce qui n'est pas impossible ou prouvé tel. Le possible n'est pas évident ni certain : il frise parfois l'impossible et c'est peut-être par simple défaut qu'il n'est pas éliminé en tant que possibilité. Il nous paraît souvent impensable, il touche aux limites de notre pensée. Le possible est un cas singulier dont nous ne pouvons tirer aucune généralité. En opposition à cela, le probable nous semble plus familier, plus évident, plus acceptable, plus vraisemblable, donc plus général. Il s'impose comme une sorte de certitude empirique, ou par un raisonnement de bon sens. Est probable ce qui a de bonnes chances d'être. Bien que le possible puisse parfois s'avérer probable par une procédure quelconque de réflexion, qui chamboule la pensée. Toutefois le probable est toujours de l'ordre du contingent, il ignore la nature implacable de la nécessité. Cette dernière s'impose principalement par une démarche logique, du type de « si ceci, alors cela... ». Le nécessaire ne concerne pas directement l'existence des entités matérielles, concrètes ou temporelles : rien n'existe par nécessité, à part peut-être Dieu ou l'univers, ou autre entité qui relevant de l'absolu. Mais le nécessaire traite les relations entre les choses et leurs prédicats. Par exemple : « L'homme vit nécessairement parce qu'il respire ».

Ces trois déterminations qualifient les diverses propositions selon leur degré de certitude pour la pensée, mais engagent aussi la nature du discours. Le possible relève de la simple hypothèse envisagée : « Il est possible que je gagne à la roulette si je prends un numéro ». Le probable relève de ce qui se passe couramment ou devrait normalement se passer sans saturer le champ des possibles : « Il est probable que je gagne à la roulette si je prends la majorité des numéros ». Tandis que le nécessaire relève d'une démarche analytique, formelle ou logique liant généralement divers prédicats entre eux, jugement catégorique excluant l'exception : « Il est nécessaire que je gagne à la roulette si mon numéro sort ».

30. Induction, déduction et hypothèse

Problème : De quoi peut-on être certain?

Par quel processus les idées sont-elles engendrées? L'induction prend pour acquis ce qui est constaté par la perception sensible et l'expérience, et en induit ce qui doit se passer en général ou devrait se passer dans le futur. Un phénomène qui se répète devrait continuer à se répéter : « Le soleil se lève tous les matins, il le fera aussi demain ». Elle peut en faire une prévision absolue, une certitude, mais ce n'est pas nécessairement le cas. La déduction est une démarche logique qui s'emparant de deux idées en tire une troisième, tel le classique syllogisme : « Les hommes sont mortels, Socrate est un homme, donc Socrate est mortel ». Là encore, une démarche logique particulière peut prendre pour incontestables les prémisses à partir desquelles elle tire sa conclusion, mais elle peut aussi simplement affirmer que la conclusion est vraie à condition que les prémisses soient valables. Théoriquement, la forme de base est « si ceci, alors cela », mais bien souvent le « si » est oublié, en faveur d'un « ceci, alors cela », la ou les propositions initiales étant affirmées sans condition.

Si l'induction est produite par l'expérience, si la déduction est produite par l'analyse ou la synthèse, l'hypothèse est une invention, produite par la raison créatrice. Elle relève d'une démarche qui consiste à produire une idée permettant d'éclairer une contradiction apparente ou de résoudre un problème. Ainsi l'hypothèse de la gravitation universelle permet de résoudre en partie le problème du mouvement relatif des planètes entre elles. L'hypothèse doit avancer un nouveau concept permettant un autre type de rapports entre des phénomènes contradictoires ou privés de lien explicite. Toute hypothèse entraînera un certain nombre de nouvelles déductions, qui formeront l'armature d'un nouveau schéma de pensée. Si l'induction se fonde sur la répétition des phénomènes, la déduction se fonde sur la cohérence de la raison, et la création d'hypothèses sur un rapport dialectique entre le monde et la raison, bien que ces distinctions soient très relatives.

31. Opinion, idée et vérité

Problème : Comment l'opinion contient-elle la vérité?

Sur tout ce qui est, en tout cas sur tout ce qui nous apparaît, nous avons des opinions, auxquelles nous tenons plus ou moins, auxquelles nous attribuons plus ou moins de certitude. Nous sommes plus ou moins conscients de la nature de ces opinions, de leur contenu, de leur fonctionnement et surtout de leur origine. Autrement dit, l'opinion semble incarner la pensée en ce qu'elle à de plus basique et élémentaire. Ce qui ne signifie pas qu'une opinion est nécessairement fausse, mais simplement qu'elle est peu approfondie et peu consciente d'elle-même. En opposition à cela, l'idée est le fruit d'un véritable travail. Travail de production, travail d'analyse ou travail de mise à l'épreuve. Soit l'idée est consciente de son origine, soit elle est consciente de son contenu, de ses implications ou de ses conséquences, soit encore elle est consciente de ses limites, des questions que l'on peut lui poser ou des objections que l'on peut lui opposer. Ainsi l'idée s'appuie sur une véritable démarche, tandis que l'opinion procède du ouï-dire et de l'approximation. Quoique puisse utiliser ces termes comme il l'entend.

Si l'opinion est simple, si l'idée relève d'un travail effectué, la vérité relève d'un rapport à une certitude, d'une conformité à un référent. De la manière la plus générale, est vrai ce qui est conforme à la réalité, définie comme la nature matérielle et physique, réalité vérifiable par l'expérience sensible. Ici, les idées sont vraies si elles correspondent à des objets ou des phénomènes observables. Second type de conformité : celle de la raison, humaine et singulière. Est déclaré vrai ce qui relève d'un raisonnement qui semble probant à celui qui l'analyse ou à une majorité. Troisième type de conformité : celle de la réalité individuelle. Est déclaré vrai ce qui est authentique, ce qui semble cohérent chez un être donné, au sein d'une vision donnée, sans prétendre d'office à une quelconque réalité universelle. Un être vrai, une vraie pièce, un vrai chef d'œuvre, sont des expressions que renvoient à une vérité particulière. Est qualifié de faux ce qui, dans ces trois cas, n'est pas conforme au référent.

Ainsi la vérité peut être également une opinion ou une idée, bien que l'on puisse croire que l'idée tende plus que l'opinion vers la vérité, puisqu'elle est plus travaillée et consciente de sa propre genèse. Quoi qu'il en soit, la vérité détermine la nature et la présence du rapport qui relie les opinions et idées entre elles, le faux est l'absence ou la fragilité du rapport. Ce dernier serait donc une incohérence, un manque, ce qui explique qu'il soit difficilement définissable en soi.

32. Singularité, totalité et transcendance

Problème : Peut-on faire l'économie de la transcendance pour concevoir une singularité ou une totalité?

Est singulier ce qui est pris comme une entité en soi : un objet, une idée, un phénomène, voire un raisonnement ou une catégorie de choses. Toutefois, l'importance de toute singularité, aussi singulière soit-elle, est qu'on peut la distinguer et l'opposer à une autre singularité, à plusieurs autres singularités de nature comparable. En ce sens, ces singularités partageront une forme ou une autre de communauté : elles auront quelque chose en commun, une nature commune, une base commune, mais elle détiendront en plus quelque caractéristique particulière, minimale ou importante, qui les distinguera les unes des autres, les opposera les unes aux autres : elles se démarqueront ainsi, à la fois les unes des autres et de la généralité. Dans cette perspective, ces singularités de même type pourront être regroupées en une espèce, voire en sous-espèces, ainsi qu'en genres regroupant plusieurs espèces, différents termes exprimant une totalité que n'épuisent pas nécessairement les singularités déterminées. Tous ces termes sont relatifs, ils dépendent d'un point de départ et de la classification générale que l'on tente d'instaurer. Le principal étant que ce qui est singulier peut appartenir à une totalité et s'en distinguer par sa spécificité.

Une chose est singulière parce qu'elle est différente, différence qui s'articule nécessairement dans une communauté. Un être humain est singulier parce qu'il accomplit des choses que n'accomplissent pas la majorité des êtres humains. Mais ce qui est singulier pour l'homme ne l'est peut-être pas pour le zèbre ou l'albatros. Autrement dit, pas de singularité sans une totalité de référence.

De manière générale, nous définirons la transcendance comme la caractéristique essentielle d'une totalité ou son unité, comme ce qui permet la communauté d'un ensemble de singularités. En schématisant, cette caractéristique peut être perçue comme une réalité en soi dans une perspective métaphysique, comme un outil de l'esprit dans une perspective épistémologique, ou comme un simple attribut dans une perspective matérialiste. Ainsi la qualité d'humanité est à la fois ce qui conditionne l'homme singulier et permet de concevoir l'humanité comme totalité. L'humanité, en tant que transcendance, est d'un autre ordre que l'homme : elle le dépasse tout en le constituant, elle lui échappe tout en définissant son horizon. Elle présuppose une essence qui définit l'existence. Toutefois, si cette qualité ne peut pas être considérée en soi, comme extrinsèque aux singularités qu'elle engendre, anime ou détermine, elle peut être aussi nommée immanence, forme horizontale de la transcendance. Ainsi on peut se demander si l'être est de nature transcendante, s'il est en soi, ou s'il n'est qu'un prédicat de ce qui est : une immanence. Mais l'État, entité de plein droit, semble bien transcender la totalité de la société composée d'individus.

33. Bien, beau et vrai

Problème : Peut-on penser hors du bien, du beau et du vrai?

Ces trois concepts normatifs, fondateurs d'axiologie, qualifiés parfois de transcendantaux, permettent de distinguer des attitudes existentielles, philosophiques, et de penser le monde. Ils renvoient à trois grands archétypes de fonctionnement : éthique, esthétique et scientifique. Est défini comme bien ce qui est utile, ce qui répond à un manque, ce qui atténue et dissipe une douleur : il est ce qui provoque à la fois désir et satisfaction. Le bien symbolise donc la plénitude de l'être, en opposition à ce qui est considéré partiel, bancal et défaillant, voire néfaste : le mal. L'attrait du bien nous incite à nous faire agir, à nous interroger sur nos actes, leurs finalités et leurs modalités, afin de parvenir au bien-être, au bonheur, quelle qu'en soit la forme ou la nature. Nos actions sont-elles justes, légitimes, efficaces, bonnes ou appropriées? La morale, de nature éthique, hédoniste, utilitaire ou autre, est donc une détermination ou une rationalisation de notre comportement en vue d'un mieux être, ou d'une poursuite du bonheur. Le beau caractérise plutôt l'harmonie entre les parties d'un tout, la perfection d'un ensemble ou l'originalité des formes singulières, en opposition au laid, qui est chaotique, imparfait ou banal. Le beau fait appel à la perception, sensorielle ou intellectuelle. Il incite à la contemplation et à l'admiration davantage qu'à l'action, bien qu'un acte, ou une idée, comme toute chose, puisse être qualifié de beau. Le beau suscite un plaisir désintéressé, gratuit, puisqu'il se satisfait de lui-même. En général, la sensibilité qui donne accès au beau est considérée plus subjective que l'accès au bien, plus immédiate, moins raisonnée, quoique le beau puisse tout de même prétendre à l'universalité et à la plénitude de l'être.

Si le bien renvoie à l'action et le beau à la contemplation, le vrai relève de l'intelligence et de la connaissance. Il demande de comprendre, d'observer, d'analyser et de comparer, il se fonde sur la cohérence du monde et de la raison, dont l'absence produit le faux. Cette activité n'a pas de but autre qu'elle-même, elle exige d'aller toujours plus avant, car le vrai n'est jamais atteint dans son intégrité. Le vrai est une adéquation, entre les paroles et la réalité, entre une idée particulière et la raison qui l'engendre, entre une apparence et l'être qui la sous-tend. Car le vrai présuppose le faux, impliquant une non-conformité de quelque entité à une autre entité, considérée ontologiquement supérieure. Plus axé sur la réalité du monde, plus conscient du drame humain, il fait moins directement le pari du bonheur que ses deux homologues.

Nous remarquerons que ces trois concepts expriment chacun à leur manière l'unité de l'être ou l'être lui-même. Ce qui a souvent permis de les ériger en absolu, de les personnaliser, de les diviniser et de les assimiler tous trois à un être suprême, leurs contraires signifiant simplement un manque, une privation ou une cessation d'être.

34. Être, faire et penser

Problème : Quelle est la réalité première de l'homme?

L'existence, ou l'essence des choses, peuvent être considérées sous trois modalités. Déjà, pour l'être humain, en quoi consiste son identité? Lui suffit-il d'être pour exister, ou faut-il principalement qu'il pense, puisque là réside sa spécificité, ou encore faut-il qu'il agisse sur le monde, pour s'accomplir en tant qu'être concret et historique? Qu'est-ce qui fonde l'homme? Le fait d'être né homme, espèce animale ou catégorie particulière d'existence, qui implique que tout homme est homme, d'entrée de jeu. Seconde possibilité, seul l'homo sapiens est homme, du fait qu'il pense, puisque l'origine de l'homme, signalant sa rupture avec le monde animal, remonte aux premières traces de l'intelligence. Troisième cas de figure, l'homo faber, qui place l'identité de l'homme et son origine dans sa capacité d'agir sur le monde, par exemple au travers de la fabrication et l'utilisation d'outils, supposées comme des particularités humaines.

Au-delà d'un simple problème anthropologique et historique, cette distinction renvoie à la vision du monde qui anime l'existence de chacun d'entre nous. Nous suffit-il d'être pour exister, en poursuivant au gré des jours l'impulsion initiale de notre venue au monde? En assumant l'existence, pour ce qu'elle est, en ce qu'elle offre, en ses limitations, en sa généreuse plénitude. Attitude qui peut générer tant un certain bonheur naïf et immédiat qu'un cynisme corrosif envers toute entreprise humaine. Nous faut-il surtout penser pour exister? Que ce soit en s'identifiant à la raison, à l'érudition, à la connaissance, à la création artistique, à la culture, seules capables de procurer un sens et une dignité à la vie. Attitude susceptible d'élever l'âme vers le spirituel et l'idéalité, ou de porter un regard narquois ou amère sur la vie, le monde et les actions humaines, voire de complètement ignorer ces réalités. Nous faut-il prendre le monde à bras le corps, monde physique ou monde humain, monde sur lequel nous devons agir pour que notre vie en vaille la peine? L'humain se définit alors à travers ses actions, sa capacité d'accomplissement, par son travail, cause de transformations sur l'environnement. Attitude qui peut à la fois valoriser la totalité de l'humain, afin de mettre tout en œuvre pour cette tâche, tout comme elle peut mépriser et brutaliser l'homme, par simple souci productif, d'efficacité et d'immédiateté.

35. Anthropologie, épistémologie et métaphysique

Problème : Quelle perspective doit dominer les autres?

Ces trois termes recoupent à la fois les divisions majeures de la philosophie et les visions du monde qu'elle véhicule. Pour l'anthropologie, la philosophie est exclusivement affaire humaine, l'homme non seulement en tant que sujet pensant, mais aussi en tant qu'objet, singulier ou collectif, y détient la primauté. Tout est pensé en fonction de l'homme historique, à la fois être biologique, intellectuel, psychologique, politique et social. L'épistémologie se soucie avant tout de la connaissance et des conditions de cette connaissance. De nature formelle, elle se targue plus naturellement de scientificité et de certitude, se pose en observateur qui constate, en expérimentateur qui vérifie. Elle se méfie de toute subjectivité, puisqu'elle prétend accéder à une réalité tangible et matérielle capable de confirmer ses procédures et ses affirmations. La métaphysique prétend dépasser la nature humaine et cosmique, dans la mesure où cette réalité est engendrée ou conditionnée par une réalité autre, qui la transcende. Réalité première qui peut être considérée idéelle, ou d'une nature transcendant à la fois l'esprit et la matière. La matière et l'homme, la connaissance mondaine, ne sont alors que vestiges quelque peu déréalisés de l'être, ou d'une semblable présence.

S'il est vrai que ces trois champs de la philosophie recouvrent des réalités contiguës et connexes pouvant sans difficultés s'interpeller ou se juxtaposer, ils tendent aussi à générer des visions du monde qui, à travers les options spécifiques les animant, fonctionnent dans l'opposition et l'exclusive des postulats et de leurs conséquences. Ainsi la plupart des philosophies ou visions du monde particulières s'inscriront naturellement dans une de ces perspectives, articulant les différents champs et leurs rapports selon la perspective donnée, établissant de fait une hiérarchie de la pensée et de l'être.


[1] Oscar Brenifier, Philosopher à travers les antinomies, Revue Diotime.
Le texte est publié partiellement sur : http://www.crdp-montpellier.fr/ressources/agora/D018004A.HTM (page consultée le 8 mars 2017).


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