Passages choisis 061210

Kensho [1]

par Dennis A. Schmidt

Éditions Ace © 1979

[KENSHO : (見性, mot japonais signifiant « voir la nature ») Expérience religieuse d'illumination décrite dans le contexte Bouddhiste Zen. Le terme est souvent utilisé pour dénoter une expérience d'éveil initial. Celle-ci pourra être élargie et clarifiée par certaines pratiques ultérieures dans la vie quotidienne.]

 

Le passeur n'aimait guère l'allure de l'homme à l'épée. Ce lascar flânait dans les parages de la rive est de la rivière depuis maintenant plusieurs jours. Il n'y a aucune raison valable pour qu'une personne valide traîne ainsi, se dit le vieil homme.

Il lança un regard renfrogné dans la direction de l'homme à l'épée étalé nonchalamment sous les arbres qui formaient bosquet sur le bord de la route. Pourquoi porte-t-il une épée? se demandait Robards. En voilà un qui n'est ni un Frère, ni même un Fidèle. Dans l'ancien temps, il aurait été Ronin, jugea le batelier. Arrogant, paresseux et armé : une bien mauvaise combinaison.

Quelques autres personnes étaient aussi assises, attendant le départ. Deux marchands itinérants sur le bord de l'eau avec d'énormes paquets, parlant vigoureusement ; un homme avec une charrette apportant du fromage à la Confrérie de l'autre côté du fleuve pour le troquer contre autre chose ; trois Pères à têtes grises cheminant aussi vers le même endroit, et une famille de cinq personnes allant Dieu sait où. Une bonne embarquée, estima-t-il, mais si j'attends encore un peu, ça pourrait  être mieux. Il s'appuya sur la coque de son bateau et ferma les yeux pour se détendre.

Le fils aîné de la famille fut le premier à voir un autre homme qui arrivait. Robards se leva et regarda vers l'est; l'homme était encore loin, mais approchait rapidement au trot. Hum!, se dit-il, il n'y a que ceux qui suivent la Voie de l'épée qui courent ainsi. Je n'aurai pas grand salaire de celui-là.

Du coin de l'œil, il remarqua quelque chose d'étrange. L'homme au sabre n'était plus étalé sous son arbre.

p. 80

The ferryman didn't like the looks of the man with the sword. The fellow had been hanging around the area on the east bank of the First River for several days now. No good reason for an able-bodied man to be loafing like that, the old man thought.

He scowled over in the direction of where the swordsman lazily sprawled beneath some ironwood trees that grew in a clump next to the road. Why's he carry a sword? Robards wondered. Not a Brother, that one. Not even one of the Faithful. In the Old Days, he would have been Ronin, the boatman decided grimly. Arrogant, lazy, and armed. Rotten combination.

A few other people were also sitting around. Two itinerant peddlers over next to the water, talking animatedly, their huge packs on the ground; a man with a push cart, taking ken-cow cheese to the Brotherhood on the other side of the River to trade for something; three gray-haired Fathers also on their way to the hood; a family of five, heading Gods only knew where. A good load, he estimated, but if I wait a little longer, it might be better. He leaned back against the hull of his boat and closed his eyes, relaxing.

It was the eldest son of the family who saw the approaching figure first. When Robards stood and looked to the east, it was still a good way off, but coming fast at a trot. Huh, he thought, only know of one type can run like that. A Seeker. No pay for rowing that one across.

Out of the corner of his eye, he noticed something strange. The swordsman was no longer sprawling beneath his tree.

 

L'homme se tenait maintenant debout, alerte, regardant attentivement le coureur. Ce n'est pas mes affaires, se dit le passeur.

Lorsqu'il arriva, les gens virent que le coureur était un Seeker et se replongèrent dans leurs affaires. Tous, sauf l'homme au sabre à côté des arbres.

Pour un instant, Edwyr se tint debout au soleil, évaluant rapidement la situation tout en rabaissant la jupe de sa robe sur ses hanches et attachant son épée bien en place à sa taille. Puis, il se dirigea calmement sous l'ombre des arbres au bois de fer. L'homme au sabre se tenait là, faisant mine de rien. Les deux marchands ambulants, ayant quitté la rive, s'assirent à l'ombre eux aussi et continuèrent leur discussion. La famille bougea lentement vers la même direction, attirée peut-être par une légère curiosité envers le nouveau venu ou peut-être poussée par le soleil.

« Jérôme soit avec vous » souhaita Edwyr à tous. « Et avec toi aussi » répondirent les colporteurs en chœur. L'homme au sabre grommela quelque chose d'à peine audible.

Le silence s'installa dans le petit groupe, troublé brièvement par la famille s'installant à l'ombre. Finalement, l'homme à l'épée se racla la gorge et dit à Edwyr : « Alors tu es un Seeker? Tu dois être plutôt habile à l'épée?»

Edwyr opina aimablement : « Passable-ment. »

Se tournant pour le fixer avec arrogance, l'homme au sabre dit très fort : « Comment? Seulement ‘passablement'? De quel genre de maître es-tu l'élève pour qu'il te laisse gambader si tu est seulement ‘passable' ?»

Le jeune Seeker sourit. « Un bon maître. Il rit beaucoup. »

« Il rit? » fit l'homme, de manière méprisante.

p. 81

Instead the man was standing alertly, intently watching the runner. No business of mine, the old man shrugged to himself.

As the runner arrived and everyone saw he was a Seeker, the entire group of those waiting turned back to what they had been doing. All except for the swordsman by the trees.

For a moment, Edwyr stood in the sun, quickly surveying the situation as he dropped the skirt of his robe back down to his ankles and tied his sword into place at his waist. Finishing, he walked calmly over to the shade of the ironwood trees. The swordsman stood there, trying hard to look casual. The two peddlers, having moved out of the sun by the river bank, squatted and continued their voluble discussion. The family was slowly drifting in the same direction, perhaps drawn by a mild curiosity in the newcomer, perhaps driven by the sun.

“Jerome be with you,” Edwyr greeted them all. “And with you,” responded the peddlers in chorus. The swordsman merely grumbled something inaudible.

Silence settled on the little group, broken only briefly as the family reached the sanctuary of the shade and each was greeted in turn. Finally, the swordsman cleared his throat and spoke to Edwyr. “Humph. A Seeker, are you? Pretty good with the blade?”

Edwyr nodded amiably. “Fair.”

Turning to stare arrogantly at him, the man with the sword said loudly, “What? Only fair? What sort of Master do you study with that he lets you run around loose if you're only ‘fair?' ”

The young Seeker smiled. “A good Master. He laughs a lot.”

“Laughs?” snorted the older man contemptuously.

 

« Par tous les dieux, qu'est-ce que cela a à voir avec l'épée? »

« Rien, mais cela a beaucoup à voir avec la qualité d'un Maître. »

« Foutaise! Le maître qui m'enseigne n'a jamais souri de sa vie! Que dis-tu de cela, jeune homme? »

« Je le plains. »

« Tu oses le plaindre? Comment peux-tu plaindre mon maître? Il connaît les meilleures techniques de toute la planète! Il dégaine si rapidement que l'œil ne peut suivre l'épée. Ton maître est-il aussi vif? »

Edwyr hocha la tête.

« Et sa parade est si puissante qu'il lui arrive de briser des épées. Ton maître peut-il en faire autant? »

À nouveau, le jeune homme hocha la tête.

« Et mon maître a développé sa coupe si parfaitement qu'il peut couper une baguette en deux sans la faire tomber. »

Le Chercheur de la Voie de l'épée soupira. « Mon maître ne peut rien faire de ces choses - du moins, je ne l'ai jamais vu les faire. »

« Alors, par les dieux, de quoi est-il donc capable? »

« Hé bien, » considéra Edwyr attentivement. « laisse-moi réfléchir. Je l'ai vu rire quand il est joyeux... et pleurer quand il est triste. Je sais qu'il mange lorsqu'il a faim, boit quand il a soif, et dort quand il est fatigué. À part ça, je ne peux vraiment rien dire. Je suppose que tu devras le lui demander toi-même. »

L'homme à l'épée s'emporta : « Manger, boire, dormir, pleurer, rire! Que diable me dis-tu là, imbécile? Tout le monde fait ça! »

« C'est vrai. Mais tout le monde ne sait pas pourquoi il le fait. »

p. 82

“What in the name of the Gods has that to do with swordsmanship?”

“Nothing, but it has a great deal to do with how good a Master he is.”

“Nonsense! I study with a Master who's never smiled in his life! What do you think of that, young one?”

“I pity him.”

“Pity? You dare to pity a Master? How can you pity my Master? He knows the best techniques in all Kensho! His draw is so swift the eye can't follow it. Is your Master that swift?”

Edwyr shook his head.

“And my Master's upper block is so powerful, it's been known to shatter swords. Can your Master equal that?”

Again the young man shook his head.

“And my Master has developed his cut so perfectly that he can split a wand of wood in half without making it fall over.”

The Seeker of the Way of the Sword sighed. “My Master can do none of those things, at least, I've never seen him do them.”

“What in the name of the Gods can he do then?”

“Well,” considered Edwyr carefully, “let me think. I've seen him laugh when he's happy... and cry when he's sad. I know he eats when he's hungry, drinks when he's thirsty, and sleeps when he's tired. Other than that, I can't really say. You'd have to ask him yourself, I guess.”

The swordsman exploded. “Eats, drinks, sleeps, cries, laughs! What the devil are you saying, fool? Everyone does those things!”

“True. But not everyone knows why he does them.”

« Balivernes! Fumisteries! Je te parie que tu ne sais même pas utiliser cette lame de pacotille que tu portes! »

« Peut-être pas. »

À ce moment, le batelier annonça : « C'est l'heure! Tous ceux qui traversent, venez payer votre place. »

Edwyr sourit à l'homme au sabre. « Peut-être pourras-tu utiliser les enseignements de ton maître comme paiement. » Il se retourna et se dirigea vers le passeur, qui était déjà debout dans son bateau.

« Ah, Seeker, pour toi c'est gratuit. C'est ma politique »

Edwyr s'inclina et dit : « Mais c'est ma politique de faire quelque chose en échange. Je ramerai avec toi pour payer mon passage. » Il regarda l'eau de la large rivière. « C'est un long trajet et tu auras sans doute besoin d'aide. »

« C'est vrai, » acquiesça le vieil homme. « J'accepte et je te remercie. Aide-moi à lancer la barque lorsque tout le monde sera à bord. »

Chacun payant son pécule, les autres montèrent dans la petite embarcation. Le bateau avait environ dix-huit pieds de long, avec un large timon de près de dix pieds au centre. La poupe était carrée et la proue émoussée. Le traversier était peu profond afin d'éviter les battures de sable. Un fort tirant d'eau aurait été dangereux. Ceci rendait la propulsion du traversier plus difficile puisque la surface de frottement du courant était plus étendue mais la sécurité supplémentaire compensait le surplus de travail.

Le bateau était propulsé par des rames de poupe, les rameurs se tenant debout sur une plate-forme légèrement surélevée. Trois attaches maintenaient les rames et il y avait suffisamment de place pour deux hommes – bien que habituellement, le batelier fut la seule force motrice. Sur la proue, le vieil homme posta le fils aîné de la famille avec une perche pour se dégager des écueils et des battures.

p.83

“Rubbish! Mystical cant! I'll wager you can't even use that silly sneaklizard-sticker you carry!”

“Perhaps not.”

At that moment, the boatman called out. “Crossing time. All as is crossing, come up and make payment.”

Edwyr smiled at the swordsman. “Perhaps you could use the things your Master has taught you as payment.” He immediately turned away and walked into the sun and over to the old man standing in the boat.

“Ah, Seeker, no charge for you. It's my policy.”

Edwyr bowed and said, “But it's my policy to do something for you in exchange. I'll man a sweep and help with the work to earn my passage.” He looked out across the broad waters of First River. “It's a long trip and you could use the help. “

“I could,” nodded the old man. “Indeed I could and much thanks to you. Accepted. Help me push off when the others are on.”

Each paying something, the rest climbed aboard the small craft. The boat was about eighteen feet long, with a broad beam of nearly ten feet amidships. The stern was squared off and the prow was blunt. The ferry was of shallow draft, for shifting sand bars in the river made a boat that drew much water dangerous. This made propelling the ferry harder work, since it gave the current more surface to act against; but the additional safety outweighed the additional labor.

The boat was powered by sweep oars at the stern, the rowers standing on a slightly raised platform with three oarlocks and room enough for two men - though usually the boatman was the only motive force available. In the bow, the old man stationed the eldest son of the family with a pole to fend off floating logs and to push away from snags and sand bars.

Les passagers s'assirent sur deux longs bancs se faisant face l'un l'autre sur toute la longueur du bateau, juste sous le plat-bord. Les bagages furent empilés au milieu.

Après avoir aidé à donner la poussée de départ du traversier, Edwyr prit place et se mit à ramer selon les ordres du batelier. Le menaçant homme au sabre était assis droit devant lui. Les premiers moments de la traversée se passèrent dans un silence de plomb. S'habituant alors rapidement à la navigation, chacun reprit sa conversation.

L'homme à l'épée toisa Edwyr avec des intentions malveillantes. « Je pense que cette rame te convient mieux que l'épée, gringalet. Pourquoi ne pas te faire batelier? » se moqua-t-il.

Edwyr négligea de répondre, se concentrant plutôt à ramer. Le batelier parut ennuyé, mais il grommela seulement :« Un peu plus à tribord, mon garçon. »

Mais l'homme à l'épée n'était pas près d'abandonner. Une étincelle vicieuse apparut dans ses yeux. Il réarrangea sa robe discrètement ainsi que son fourreau afin de pouvoir dégainer rapidement. « Si ton soi-disant maître ne t'a pas enseigné à dégainer vite, à parer fort ou à couper juste, que t'a-t-il enseigné, gringalet? »

Le jeune homme regarda calmement par terre. « Il m'a appris que le dégainement le plus rapide c'est quand l'épée ne quitte jamais le fourreau, que la manière la plus forte de bloquer est de ne jamais provoquer les coups, et que la coupe la plus fine est celle qu'on retient. »

L'homme le regarda un moment, ébahi. Finalement, il éructa : « Tu te moques de moi, petit vaurien! » et mit la main sur son épée.

Avant qu'il ne puisse dégainer, le passeur sortit sa longue rame de l'eau et la leva au dessus de la tête de l'homme assis. « Pas dans mon bateau, Ronin! Et encore moins contre quelqu'un qui rame! »

p. 84

The passengers sat, facing each other, on two long benches that ran the length of the boat just below the gunwales. Baggage was piled in the middle.

After helping push the ferry off, Edwyr took up his position on the port, or downstream, sweep oar as directed by the boatman. The sullen swordsman was sitting right in front of him. The first few moments of the trip elapsed in anxious silence. Then, becoming rapidly used to the ride, everyone began their normal conversations again.

The swordsman looked up at Edwyr in a calculating manner. “I think that oar becomes you better than the sword, youngster. Why not become a boatman?” he sneered.

Edwyr didn't bother to answer, concentrating instead on rowing. The boatman looked annoyed, but only muttered, “A bit more to starboard, lad.”

But the swordsman wasn't about to let up. A vicious glint showed in his eye. Inconspicuously, he rearranged his robe and scabbard so his sword could be quickly drawn. “If your so-called Master didn't teach you a swift draw, a strong block, or a clean cut, what did he teach you, puppy?”

The young man looked calmly down. “He taught me that the fastest draw is when the sword never leaves the scabbard, that the strongest way to block is never to provoke a blow, and that the cleanest cut is the one withheld. “

The other stared at him for a moment, blinking in astonishment. Finally he gritted out, “You mock me, you little sneaklizard!” His hand went to his sword hilt.

Before he could draw, however, the old ferryman had his long oar out of the water and raised threateningly over the man's head. “Not on my boat you don't, Ronin! And not with someone as is rowing, either!

« Lâche cette maudite épée sinon je t'assomme! Nous arrivons aux bancs de sable de cette foutue île et j'aurai besoin d'aide, pas d'une bataille. En plus, imbéciles, vous n'allez pas seulement vous entretuer, mais vous allez probablement massacrer la moitié des gens innocents à bord. Tu te battras ailleurs, Ronin! » Les yeux mauvais, mais craignant d'être frappé par cette imposante rame, l'homme à l'épée obéit.

S'adressant à Edwyr, il lui dit : « Toi, jeune gringalet, je te parie que tu bluffes! Tu ne sais même pas te servir d'une épée. Tu as probablement attaché à ta taille une vieille lame rouillée pour impressionner et obtenir des passages gratuits et de la nourriture des colons naïfs. Je te défie à un duel quand nous serons de l'autre côté.»

Edwyr leva ses yeux de l'eau suffisamment pour croiser le regard de l'homme. Il fit un signe de tête bref. « Très bien, répondit-il, si tu insistes. De l'autre côté. Mais s'il te plaît, reste tranquille pour l'instant. Nous devons nous concentrer sinon nous n'atteindrons jamais l'autre rivage. »

« Grosse souche à droite, en avant! » cria le garçon à la proue.

« Maudit! » grommela le vieil homme. « Il y a aussi des bancs de sable à bâbord près de l'île. Nous devrons nous faufiler. Virons à tribord, et rame de toutes tes forces! »

p. 85

Put that damn sticker away or I'll bash in your brains! We're coming to the bloody island and the bars and I'll be needing help, not fighting. Besides, you fools wouldn't just kill each other. So damn stupid you'd probably split half the innocent folks aboard. Pick your fights elsewhere, Ronin!” Grumbling, his eyes narrowed, but afraid of the power of the raised oar, the swordsman complied.

“You young puppy,” he addressed Edwyr. “I'll wager you're a fraud! You don't even know how to use that sword. It's likely some rusty old blade you've strapped on to make yourself look big and get free rides and food from stupid settlers. I challenge you, faker! I challenge you to fight me when we get to the other side!”

Edwyr took his eyes off the water ahead long enough to meet the man's glare. He nodded briefly. “Very well,” he answered. “If you insist. On the other side. But please be quiet now. We have to concentrate or we'll never get to the other side.”

“Big log to the right up ahead!” sang out the boy in the bows.

“Damn!” muttered the old man. “Sand bars to the port by the island. We'll have to try and squeeze through. Head for that area just off the starboard bow. And pull like hell!”


[1] Dennis A. Schmidt, Kensho, Éditions Ace © 1979, Chapitre 9, pages 80 à 85 (traduction Daniel Descheneaux et F.Brooks).


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