MES LECTURES - Passages choisis 

Jules Romains

1969-10-00

Éd. Gallimard © 1972

Knock [1]
Le Triomphe de la médecine

 

Au début du XXe siècle, le docteur Knock pense que « les gens bien portants sont des malades qui s'ignorent ». Le nouveau médecin, vient s'établir dans le petit canton de Saint-Maurice pour prendre la relève du docteur Parpalaid qui lui vend sa clientèle pour aller s'établir dans la grande ville de Lyon avec l'intention de terminer sa carrière confortablement. Dans le passage qui suit, il revient après trois mois pour percevoir le premier paiement du docteur Knock.

* * *

Acte III

SCÈNE IV

LE DOCTEUR PARPALAID, MOUSQUET [le pharmacien]

MOUSQUET

(Dont la tenue est devenue fashionable.) Le docteur n'est pas encore là ? Ah ? le docteur Parpalaid ! Un revenant, ma foi. Il y a si longtemps que vous nous avez quittés.

LE DOCTEUR

— Si longtemps ? Mais non, trois mois.

MOUSQUET

— C'est vrai ! Trois mois ! Cela me semble prodigieux. (Protecteur.) Et vous êtes content à Lyon ?

LE DOCTEUR

— Très content.

MOUSQUET

— Ah ! tant mieux, tant mieux. Vous aviez peut-être là-bas une clientèle toute faite ?

LE DOCTEUR

— Heu... Je l'ai déjà accrue d'un tiers... La santé de Mme Mousquet est bonne ?

MOUSQUET

— Bien meilleure.

LE DOCTEUR

— Aurait-elle été souffrante ?

MOUSQUET

— Vous ne vous rappelez pas, ces migraines dont elle se plaignait souvent ? D'ailleurs vous n'y aviez pas attaché d'importance. Le docteur Knock a diagnostiqué aussitôt une insuffisance des sécrétions ovariennes, et prescrit un traitement opothérapique qui a fait merveille.

LE DOCTEUR

— Ah ! Elle ne souffre plus ?

MOUSQUET

— De ses anciennes migraines, plus du tout. Les lourdeurs de tête qu'il lui arrive encore d'éprouver proviennent uniquement du surmenage et n'ont rien que de naturel. Car nous sommes terriblement surmenés. Je vais prendre un élève. Vous n'avez personne de sérieux à me recommander ?

LE DOCTEUR

— Non, mais j'y penserai.

MOUSQUET

— Ah ! ce n'est plus la petite existence calme d'autrefois. Si je vous disais que, même en me couchant à onze heures et demie du soir, je n'ai pas toujours terminé l'exécution de mes ordonnances.

LE DOCTEUR

— Bref, le Pérou.

MOUSQUET

— Oh ! il est certain que j'ai quintuplé mon chiffre d'affaires, et je suis loin de le déplorer. Mais il y a d'autres satisfactions que celle-là. Moi, mon cher docteur Parpalaid, j'aime mon métier ; et j'aime à me sentir utile. Je trouve plus de plaisir à tirer le collier qu'à ronger mon frein. Simple question de tempérament. Mais voici le docteur.

SCÈNE V

LES MÊMES, KNOCK

KNOCK

— Messieurs. Bonjour, docteur Parpalaid. Je pensais à vous. Vous avez fait bon voyage ?

LE DOCTEUR

— Excellent.

KNOCK

— Vous êtes venu avec votre auto ?

LE DOCTEUR

— Non. Par le train.

KNOCK

— Ah bon! Il s'agit de l'échéance, n'est-ce pas ?

LE DOCTEUR

— C'est-à-dire que je profiterai de l'occasion...

MOUSQUET

— Je vous laisse, messieurs. (À Knock) Je monte au 15.

SCÈNE VI

LES MÊMES, MOINS MOUSQUET

LE DOCTEUR

— Vous ne m'accusez plus maintenant de vous avoir « roulé » ?

KNOCK

— L'intention y était bien, mon cher confrère.

LE DOCTEUR

— Vous ne nierez pas que je vous ai cédé le poste, et le poste valait quelque chose.

KNOCK

— Oh ! vous auriez pu rester. Nous nous serions à peine gênés l'un l'autre. M. Mousquet vous a parlé de nos premiers résultats ?

LE DOCTEUR

— On m'en a parlé.

KNOCK

— À titre tout à fait confidentiel, je puis vous communiquer quelques-uns de mes graphiques. Vous les rattacherez sans peine à notre conversation d'il y a trois mois. Les consultations d'abord. Cette courbe exprime les chiffres hebdomadaires. Nous partons de votre chiffre à vous, que j'ignorais, mais que j'ai fixé approximativement à 5.

LE DOCTEUR

— Cinq consultations par semaine ? Dites le double hardiment, mon cher confrère.

KNOCK

— Soit. Voici mes chiffres à moi. Bien entendu, je ne compte pas les consultations gratuites du lundi. Mi-octobre : 37. Fin octobre : 90. Fin novembre : 128. Fin décembre : je n'ai pas encore fait le relevé, mais nous dépassons 150. D'ailleurs, faute de temps, je dois désormais sacrifier la courbe des consultations à celle des traitements. Par elle-même la consultation ne m'intéresse qu'à demi : c'est un art un peu rudimentaire, une sorte de pêche au filet. Mais le traitement, c'est de la pisciculture.

LE DOCTEUR

— Pardonnez-moi, mon cher confrère : vos chiffres sont rigoureusement exacts ?

KNOCK

— Rigoureusement.

LE DOCTEUR

— En une semaine, il a pu se trouver, dans le canton de Saint-Maurice, cent cinquante personnes qui se soient dérangées de chez elles pour venir faire queue, en payant, à la porte du médecin ? On ne les y a pas amenées de force, ni par une contrainte quelconque ?

KNOCK

— Il n'y a fallu ni les gendarmes, ni la troupe.

LE DOCTEUR

— C'est inexplicable.

KNOCK

— Passons à la courbe des traitements. Début d'octobre, c'est la situation que vous me laissiez ; malades en traitement régulier à domicile : 0, n'est-ce pas ? (Parpalaid esquisse une protestation molle.) Fin octobre : 32. Fin novembre : 121. Fin décembre... notre chiffre se tiendra entre 245 et 250.

LE DOCTEUR

— J'ai l'impression que vous abusez de ma crédulité.

KNOCK

— Moi, je ne trouve pas cela énorme. N'oubliez pas que le canton comprend 2 853 foyers, et là-dessus 1 502 revenus réels qui dépassent 12 000 francs.

LE DOCTEUR

— Quelle est cette histoire de revenus ?

KNOCK

(Il se dirige vers le lavabo.) Vous ne pouvez tout de même pas imposer la charge d'un malade en permanence à une famille dont le revenu n'atteint pas douze mille francs. Ce serait abusif. Et pour les autres non plus, l'on ne saurait prévoir un régime uniforme. J'ai quatre échelons de traitements. Le plus modeste, pour les revenus de douze à vingt mille, ne comporte qu'une visite par semaine, et cinquante francs environ de frais pharmaceutiques par mois. Au sommet, le traitement de luxe, pour revenus supérieurs à cinquante mille francs, entraîne un minimum de quatre visites par semaine, et de trois cents francs par mois de frais divers : rayons X, radium, massages électriques, analyses, médication courante, etc. ...

LE DOCTEUR

— Mais comment connaissez-vous les revenus de vos clients ?

KNOCK

(Il commence un lavage de mains minutieux.) Pas par les agents du fisc, croyez-le. Et tant mieux pour moi. Alors que je dénombre 1 502 revenus supérieurs à 12 000 francs, le contrôleur de l'impôt en compte 17. Le plus gros revenu de sa liste est de 20 000. Le plus gros de la mienne, de 120 000. Nous ne concordons jamais. Il faut réfléchir que lui travaille pour l'État.

LE DOCTEUR

— Vos informations à vous, d'où viennent-elles ?

KNOCK

— De bien des sources. C'est un très gros travail. Presque tout mon mois d'octobre y a passé. Et je révise constamment. Regardez ceci : c'est joli, n'est-ce pas ?

LE DOCTEUR

— On dirait une carte du canton. Mais que signifient tous ces points rouges ?

KNOCK

— C'est la carte de la pénétration médicale. Chaque point rouge indique l'emplacement d'un malade régulier. Il y a un mois vous auriez vu ici une énorme tache grise : la tache de Chabrières.

LE DOCTEUR

— Plaît-il ?

KNOCK

— Oui, du nom du hameau qui en formait le centre. Mon effort des dernières semaines a porté principalement là-dessus. Aujourd'hui, la tache n'a pas disparu, mais elle est morcelée. N'est-ce pas ? On la remarque à peine. (Silence.)

LE DOCTEUR

— Même si je voulais vous cacher mon ahurissement, mon cher confrère, je n'y parviendrais pas. Je ne puis guère douter de vos résultats : ils me sont confirmés de plusieurs côtés. Vous êtes un homme étonnant. D'autres que moi se retiendraient peut-être de vous le dire : ils le penseraient. Ou alors, ils ne seraient pas des médecins. Mais me permettez-vous de me poser une question tout haut ?

KNOCK

— Je vous en prie.

LE DOCTEUR

— Si je possédais votre méthode... si je l'avais bien en main comme vous... s'il ne me restait qu'à la pratiquer...

KNOCK

— Oui.

LE DOCTEUR

— Est-ce que je n'éprouverais pas un scrupule ? (Silence.) Répondez-moi.

KNOCK

— Mais c'est à vous de répondre, il me semble.

LE DOCTEUR

— Remarquez que je ne tranche rien. Je soulève un point excessivement délicat.

KNOCK

— Je voudrais vous comprendre mieux.

LE DOCTEUR

— Vous allez dire que je donne dans le rigorisme, que je coupe les cheveux en quatre. Mais, est-ce que, dans votre méthode, l'intérêt du malade n'est pas un peu subordonné à l'intérêt du médecin ?

KNOCK

— Docteur Parpalaid, vous oubliez qu'il y a un intérêt supérieur à ces deux-là.

LE DOCTEUR

— Lequel ?

KNOCK

— Celui de la médecine. C'est le seul dont je me préoccupe.

LE DOCTEUR

— Oui, oui, oui. (À partir de ce moment et jusqu'à la fin de la pièce, l'éclairage de la scène prend peu à peu les caractères de la Lumière Médicale, qui, comme on le sait, est plus riche en rayons verts et violets que la simple Lumière Terrestre...)

KNOCK

— Vous me donnez un canton peuplé de quelques milliers d'individus neutres, indéterminés. Mon rôle, c'est de les déterminer, de les amener à l'existence médicale. Je les mets au lit, et je regarde ce qui va pouvoir en sortir : un tuberculeux, un névropathe, un artérioscléreux, ce qu'on voudra, mais quelqu'un, bon Dieu ! quelqu'un ! Rien ne m'agace comme cet être ni chair ni poisson que vous appelez un homme bien portant.

LE DOCTEUR

— Vous ne pouvez cependant pas mettre tout un canton au lit !

KNOCK

(Tandis qu'il s'essuie les mains.) Cela se discuterait. Car j'ai connu, moi, cinq personnes de la même famille, malades toutes à la fois, au lit toutes à la fois, et qui se débrouillaient fort bien. Votre objection me fait penser à ces fameux économistes qui prétendaient qu'une grande guerre moderne ne pourrait pas durer plus de six semaines. La vérité, c'est que nous manquons tous d'audace, que personne, pas même moi, n'osera aller jusqu'au bout et mettre toute une population au lit, pour voir, pour voir ! Mais soit ! Je vous accorderai qu'il faut des gens bien portants, ne serait-ce que pour soigner les autres, ou former, à l'arrière des malades en activité, une espèce de réserve. Ce que je n'aime pas, c'est que la santé prenne des airs de provocation, car alors vous avouerez que c'est excessif. Nous fermons les yeux sur un certain nombre de cas, nous laissons à un certain nombre de gens leur masque de prospérité. Mais s'ils viennent ensuite se pavaner devant nous et nous faire la nique, je me fâche. C'est arrivé ici pour M. Raffalens.

LE DOCTEUR

— Ah ! le colosse ? Celui qui se vante de porter sa belle-mère à bras tendu ?

KNOCK

— Oui. Il m'a défié près de trois mois... Mais ça y est.

LE DOCTEUR

— Quoi ?

KNOCK

— Il est au lit. Ses vantardises commençaient à affaiblir l'esprit médical de la population.

LE DOCTEUR

— Il subsiste pourtant une sérieuse difficulté.

KNOCK

— Laquelle ?

LE DOCTEUR

— Vous ne pensez qu'à la médecine... Mais le reste ? Ne craignez-vous pas qu'en généralisant l'application de vos méthodes, on n'amène un certain ralentissement des autres activités sociales dont plusieurs sont, malgré tout, intéressantes ?

KNOCK

— Ça ne me regarde pas. Moi, je fais de la médecine.

LE DOCTEUR

— Il est vrai que lorsqu'il construit sa ligne de chemin de fer, l'ingénieur ne se demande pas ce qu'en pense le médecin de campagne.

KNOCK

— Parbleu ! (Il remonte vers le fond de la scène et s'approche d'une fenêtre.) Regardez un peu ici, docteur Parpalaid. Vous connaissez la vue qu'on a de cette fenêtre. Entre deux parties de billard, jadis, vous n'avez pu manquer d'y prendre garde. Tout là-bas, le mont Aligre marque les bornes du canton. Les villages de Mesclat et de Trébures s'aperçoivent à gauche ; et si, de ce côté, les maisons de Saint-Maurice ne faisaient pas une espèce de renflement, c'est tous les hameaux de la vallée que nous aurions en enfilade. Mais vous n'avez dû saisir là que ces beautés naturelles, dont vous êtes friand. C'est un paysage rude, à peine humain, que vous contempliez. Aujourd'hui, je vous le donne tout imprégné de médecine, animé et parcouru par le feu souterrain de notre art. La première fois que je me suis planté ici, au lendemain de mon arrivée, je n'étais pas trop fier ; je sentais que ma présence ne pesait pas lourd. Ce vaste terroir se passait insolemment de moi et de mes pareils. Mais maintenant, j'ai autant d'aise à me trouver ici qu'à son clavier l'organiste des grandes orgues. Dans deux cent cinquante de ces maisons — il s'en faut que nous les voyions toutes à cause de l'éloignement et des feuillages — il y a deux cent cinquante chambres où quelqu'un confesse la médecine, deux cent cinquante lits où un corps étendu témoigne que la vie a un sens, et grâce à moi un sens médical. La nuit, c'est encore plus beau, car il y a les lumières. Et presque toutes les lumières sont à moi. Les non-malades dorment dans les ténèbres. Ils sont supprimés. Mais les malades ont gardé leur veilleuse ou leur lampe. Tout ce qui reste en marge de la médecine, la nuit m'en débarrasse, m'en dérobe l'agacement et le défi. Le canton fait place à une sorte de firmament dont je suis le créateur continuel. Et je ne vous parle pas des cloches. Songez que, pour tout ce monde, leur premier office est de rappeler mes prescriptions ; qu'elles sont la voix de mes ordonnances. Songez que, dans quelques instants, il va sonner dix heures, que pour tous mes malades, dix heures, c'est la deuxième prise de température rectale, et que, dans quelques instants, deux cent cinquante thermomètres vont pénétrer à la fois...

LE DOCTEUR

(Lui saisissant le bras avec émotion.) Mon cher confrère, j'ai quelque chose à vous proposer.

KNOCK

— Quoi ?

LE DOCTEUR

— Un homme comme vous n'est pas à sa place dans un chef-lieu de canton. Il vous faut une grande ville.

KNOCK

— Je l'aurai, tôt ou tard.

LE DOCTEUR

— Attention ! Vous êtes juste à l'apogée de vos forces. Dans quelques années, elles déclineront déjà. Croyez-en mon expérience.

KNOCK

— Alors ?

LE DOCTEUR

— Alors, vous ne devriez pas attendre.

KNOCK

— Vous avez une situation à m'indiquer ?

LE DOCTEUR

— La mienne. Je vous la donne. Je ne puis pas mieux vous prouver mon admiration.

KNOCK

— Oui... Et vous, qu'est-ce que vous deviendriez ?

LE DOCTEUR

— Moi ? Je me contenterais de nouveau de Saint-Maurice.

KNOCK

— Oui.

LE DOCTEUR

— Et je vais plus loin. Les quelques milliers de francs que vous me devez, je vous en fais cadeau.

KNOCK

— Oui... Au fond, vous n'êtes pas si bête qu'on veut bien le dire.

LE DOCTEUR

— Comment cela ?

KNOCK

— Vous produisez peu, mais vous savez acheter et vendre. Ce sont les qualités du commerçant.

LE DOCTEUR

— Je vous assure que...

KNOCK

— Vous êtes même, en l'espèce, assez bon psychologue. Vous devinez que je ne tiens plus à l'argent dès l'instant que j'en gagne beaucoup ; et que la pénétration médicale d'un ou deux quartiers de Lyon m'aurait vite fait oublier mes graphiques de Saint-Maurice. Oh ! je n'ai pas l'intention de vieillir ici. Mais de là à me jeter sur la première occasion venue !

[1] Romains Jules, Knock ou le triomphe de la médecine, Gallimard © 1924, Acte III, Scènes IV, V et VI. Folio # 60, © 1993, p. 124-141.
Cette pièce connut un grand succès autant au théâtre qu'au cinéma. Elle fut continuellement rééditée depuis sa première parution en 1924 :

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