Passages choisis 960715

Le sabotage amoureux [1]

par Amélie Nothomb

Éditions Albin Michel © 1993

p. 14

Prenez une ribambelle d'enfants de toutes les nationalités : enfermez-les ensemble dans un espace exigu et bétonné. Laissez-les libres et sans surveillance. Ceux qui supposent que ces gosses se donneront la main avec amitié sont de grands naïfs.

Notre arrivée coïncida avec une conférence au sommet où il fut décrété que la fin de la Deuxième Guerre mondiale avait été bâclée. Tout était à refaire, étant entendu que rien n'avait changé : les méchants n'avaient jamais cessé d'être les Allemands. Et les Allemands n'étaient pas ce qui manquait à San Li Tun.

En outre, la dernière guerre mondiale avait manqué d'envergure ; cette fois-ci, l'armée des Alliés compterait toutes les nationalités possibles, y compris des Chiliens et des Camerounais. Mais ni Américains ni Anglais. Racisme? Non, géographie.

La guerre était circonscrite au ghetto de San Li Tun. Or, les Anglais résidaient à l'ancien ghetto qui s'appelait Wai Jiao Ta Lu. Et les Américains vivaient tous ensemble dans leur compound particulier, autour de leur ambassadeur, un certain George Bush. L'absence de ces deux nations ne nous dérangea pas le moins du monde. On pouvait se passer des Américains et des Anglais. En revanche, on ne pouvait pas se passer des Allemands.

La guerre commença en 1972. C'est cette année-là que j'ai compris une vérité immense : sur terre, personne n'est indispensable, sauf l'ennemi. Sans ennemi, l'être humain est une pauvre chose. Sa vie est une épreuve, un accablement de néant et d'ennui. L'ennemi, c'est le Messie. Sa simple existence suffit à dynamiser l'être humain.

Grâce à l'ennemi, ce sinistre accident qu'est la vie devient une épopée. Ainsi, le Christ avait raison de dire : « Aimez vos ennemis. » Mais il en tirait des corollaires aberrants : il fallait se réconcilier avec son ennemi, tendre la joue gauche, etc. C'est malin! Si l'on se réconcilie avec son ennemi, il cesse d'être son ennemi. Et s'il n'y a plus d'ennemi, il faut s'en trouver un autre : tout est à recommencer. Comme quoi ça n'avance à rien. Donc, il faut aimer son ennemi et ne pas le lui dire. Il ne faut en aucun cas envisager une réconciliation. L'armistice est un luxe que l'être humain ne peut pas se permettre. La preuve, c'est que les périodes de paix aboutissent toujours à de nouvelles guerres. Tandis que les guerres se soldent généralement par des périodes de paix. Comme quoi la paix est nuisible à l'homme, alors que la guerre lui est bénéfique. Il faut donc accepter les quelques nuisances de la guerre avec philosophie.

Aucun quotidien, aucune agence de presse, aucune historiographie n'a jamais mentionné la guerre mondiale du ghetto de San Li Tun, qui dura de 1972 à 1975.

p. 25

 Les enfants d'Allemagne de l'Est étaient solides, courageux et forts. Aussi se contentaient-ils de nous rouer de coups. Ce genre d'hostilités paraissait dérisoire comparé à nos crimes. Nous étions des salauds d'envergure, nous. La somme des muscles de notre armée était ridicule en regard de celle de l'armée ennemie, pourtant moins nombreuse, mais nous étions beaucoup plus méchants. Quand l'un d'entre nous tombait entre les mains des Allemands de l'Est, il en sortait une heure plus tard, couvert de bosses et de bleus. Quand l'inverse se produisait, l'ennemi en avait pour son argent. D'abord, nos traitements prenaient beaucoup plus de temps. Le petit Allemand avait droit à au moins un après-midi de divertissements. Parfois sensiblement plus. Nous commencions par nous livrer, en présence de la victime, à une orgie intellectuelle concernant son sort. Nous parlions en français et le Teuton n'y pigeait rien : il n'en avait que plus d'appréhension. D'autant que nos suggestions étaient proférées avec tant de jubilation et d'exaltation cruelle que nos visages et nos voix constituaient d'excellents sous-titres. La litote était en dessous de notre dignité :

— On lui coupera le... et les... servait de classique exorde à notre empilage verbal.

[...]

Le pauvre petit Allemand avait eu le temps de mouiller sa culotte lorsque notre armée passait enfin de la théorie à la pratique.

[...]

Hélas, tragédie du langage oblige, les choses restaient en dessous des mots. Et nous infligions des supplices très peu diversifiés. En général, ça se limitait à une immersion dans l'arme secrète. L'arme secrète comportait entre autres toutes nos urines, à l'exclusion de celles qui étaient réservées aux yaourts allemands. [...]

[...]

L'Allemand était empoigné par les jambes et les bras et était immergé à fond dans la cuve.

p. 30

 Si j'avais dû lire Wittgenstein à l'époque, je l'eusse trouvé tout à fait à côté de la question. Sept propositions abstruses pour expliquer le monde, alors qu'une seule, et si simple, eût rendu compte du système entier! Et je n'avais même pas dû réfléchir pour la trouver. Et je n'avais même pas dû la formuler pour la vivre. C'était une certitude acquise. Chaque matin, elle naissait avec moi : « L'univers existe pour que j'existe. »

Mes parents, le communisme, les robes de coton, les contes des Mille et Une Nuits, les yaourts nature, le corps diplomatique, les ennemis, l'odeur de la cuisson des briques, l'angle droit, les patins à glace, Chou En-lai, l'orthographe et le boulevard de la Laideur Habitable : aucune de ces énumérations n'était superflue, puisque toutes ces choses existaient en vue de mon existence. Le monde entier aboutissait à moi.

La Chine péchait par excès de modestie. Empire du Milieu ? Il suffisait d'entendre cet énoncé pour en comprendre les limites. La Chine serait le Milieu de la planète à condition de rester bien sagement à sa place. Moi, je pouvais aller où je voulais : le centre de gravité du monde me suivait à la trace.

La noblesse, c'est aussi admettre ce qui va de soi. Il ne fallait pas se cacher que le monde s'était préparé à mon existence depuis des milliards d'années. La question de l'après-moi ne me préoccupait pas. Il faudrait sans doute quelques milliards d'années supplémentaires pour que les derniers exégètes aient fini de gloser mon cas. Mais cet aspect du problème avait si peu d'importance en regard de l'immédiateté vertigineuse de mes jours. Je laissais ces spéculations à mes glossateurs et aux glossateurs de mes glossateurs.

Ainsi, Wittgenstein était hors sujet. Il avait commis une grave erreur : il avait écrit. Autant abdiquer tout de suite. Aussi longtemps que les empereurs chinois n'écrivaient pas, la Chine était à l'apogée de son apogée. La décadence a commencé avec le premier écrit impérial. Je n'écrivais pas, moi. Quand on a des ventilateurs géants à impressionner, quand on a un cheval à soûler de galop, quand on a une armée à éclairer, quand on a un rang à tenir et un ennemi à humilier, on redresse la tête et on n'écrit pas.

p. 34

À San Li Tun, personne ne veillait sur les enfants. Nous étions si nombreux et l'espace était si exigu que cela ne paraissait pas nécessaire. Et par une sorte de loi non écrite, dès leur arrivée à Pékin, les parents fichaient la paix à leur progéniture. Ils sortaient tous les soirs ensemble pour ne pas sombrer dans la dépression et nous laissaient entre nous. Avec la naïveté typique de leur âge, ils pensaient que nous étions fatigués et que nous nous couchions à neuf heures.

[...]

Car la guerre n'était jamais aussi belle que la nuit.

[...]

La guerre était le plus noble des jeux. Le mot sonnait comme un coffre à trésor : on le forçait pour l'ouvrir et l'éclat des joyaux nous jaillissait au visage — doublons, perles et gemmes, mais surtout folle violence, risques somptueux, pillage, terreur incessante et, enfin, diamant des diamants, la licence, la liberté qui nous sifflait aux oreilles et nous faisait titans.

Belle affaire que de ne pouvoir sortir du ghetto! La liberté ne se calculait pas en mètres carrés disponibles. La liberté, c'était d'être enfin livrés à nous-mêmes. Les adultes ne peuvent pas faire plus beau cadeau aux enfants que de les oublier.

Oubliés des autorités chinoises et des autorités parentales, les enfants de San Li Tun étaient les seuls individus de toute la Chine populaire. Ils en avaient l'ivresse, l'héroïsme et la méchanceté sacrée.

Jouer à autre chose qu'à la guerre eût été déchoir. C'est ce qu'Elena ne voulut jamais comprendre. Dès le premier jour, elle se conduisit comme si elle avait déjà tout compris. Et elle était très convaincante. Elle possédait des opinions et ne cherchait jamais à les prouver. Elle parlait peu, avec une assurance hautaine et désinvolte.

— Je n'ai pas envie de jouer à la guerre. Ce n'est pas intéressant.

Je fus soulagée d'être la seule à avoir entendu un tel blasphème. J'étoufferais l'affaire. Il ne fallait surtout pas que les Alliés puissent penser du mal de ma bien-aimée.

— La guerre est magnifique, rectifiai-je.

Elle sembla ne pas entendre. Elle avait un don pour paraître ne pas écouter. Elle avait toujours l'air de n'avoir besoin de rien ni de personne. Elle vivait comme s'il lui suffisait infiniment d'être la plus belle et d'avoir de si longs cheveux.

p. 38

Ma rencontre avec Elena ne fut pas une passation des pouvoirs — je n'en avais aucun et ne m'en souciais pas — mais un déplacement intellectuel : désormais, le centre du monde se situait en dehors de moi. Et je faisais tout pour m'en rapprocher.

Je découvris qu'il ne suffisait pas d'être près d'elle. Il fallait aussi que je compte à ses yeux. Ce n'était pas le cas. Je ne l'intéressais pas. À vrai dire, rien ne semblait l'intéresser. Elle ne regardait rien et ne disait rien. Elle avait l'air contente d'être à l'intérieur d'elle-même. Pourtant, on sentait qu'elle se sentait regardée et que cela lui plaisait. Il me faudrait du temps pour comprendre qu'une seule chose importait à Elena : être regardée. Ainsi, sans le savoir, je la rendais heureuse : je la mangeais des yeux. Il m'était impossible de la lâcher du regard. Je n'avais jamais rien vu d'aussi beau.

p. 39

— Il faut que tu m'aimes parce que je t'aime. Tu comprends?

[...]

— Pourquoi tu rigoles?

D'une voix sobre, hautaine et amusée, elle répondit :

— Parce que tu es bête.

Ainsi fut accueillie ma première déclaration d'amour.

Je découvrais tout en même temps : éblouissement, amour, altruisme et humiliation.

[...]

Et je trouvais cette situation très regrettable. Car elle me faisait aussi découvrir la souffrance. Cette dernière me parut extraordinairement déplaisante.

p. 44

Pour les Chinois, perdre la face constitue ce qui peut arriver de plus grave. Je n'étais pas chinoise mais je pensais la même chose.

p. 45

Chaque fois que nous torturions un petit Allemand, le camp adverse rossait l'un des nôtres en guise de représailles. D'où vengeance, etc. D'expédition punitive en expédition punitive, les forces en présence purent légitimer tous leurs crimes. C'est ce qu'on appelle la guerre.

On se moque des enfants qui justifient leurs mauvais coups par ce gémissement : « C'est lui qui a commencé! » Or, aucun conflit adulte ne trouve sa genèse ailleurs.

À San Li Tun, c'était les Alliés qui avaient commencé. Mais l'un des vices de l'Histoire est que l'on situe les débuts où l'on veut.

p. 49

 Je bénissais l'existence de Claudio. Sans lui, aucune brèche, aucun accès, sinon au cœur, au moins à l'honneur de ma bien-aimée.

Je repassais la scène : moi, venant au-devant de son indifférence coutumière. Elle, belle, seulement belle, ne daignant pas faire autre chose qu'être belle. Et puis les paroles honteuses : ton frère, ma bien-aimée, ton frère que tu n'aimes pas — tu n'aimes personne, sauf toi-même — mais qui est ton frère, inséparable de ton prestige, ton frère, ma divine, est un pleutre et un félon de première classe. Ce moment infime et sublime où j'avais vu que, à cause de ma nouvelle, quelque chose, en toi, quelque chose d'indéfinissable — et donc d'important — était à nu ! Par moi ! Mon but n'avait pas été de te faire souffrir. D'ailleurs, le but de cet amour m'était inconnu. Seulement, pour servir ma passion, il avait fallu que je provoque en toi une émotion vraie, n'importe laquelle. Cette petite douleur derrière ton regard, quelle consécration pour moi!

[...]

... : vision qui me transperçait le cœur et qui me faisait t'aimer plus encore.

Oui, ma bien-aimée, tu souffres par moi, ce n'est pas que j'aime la souffrance, si je pouvais te donner du bonheur, ce serait mieux, seulement j'ai bien compris que ce n'était pas possible, pour que je sois capable de t'apporter du bonheur, il faudrait d'abord que tu m'aimes, et tu ne m'aimes pas, tandis que pour te donner du malheur, il n'est pas nécessaire que tu m'aimes, et puis, pour te rendre heureuse, il faudrait d'abord que tu sois malheureuse — comment rendre heureux quelqu'un d'heureux —, donc, il faut que je te rende malheureuse pour avoir une chance de te rendre heureuse après, de toute façon, ce qui compte, c'est que ce soit à cause de moi, ma bien-aimée, si tu pouvais éprouver pour moi le dixième de ce que j'éprouve pour toi, tu serais heureuse de souffrir, à l'idée du plaisir que tu me ferais en souffrant.

Je me pâmais de délices.

p. 55

Nous n'abordions pas non plus l'inepte question de notre avenir. Peut-être parce qu'instinctivement nous avions tous trouvé la seule vraie réponse : « Quand je serai grand je penserai à quand j'étais petit. »

p. 64

En septembre, il y eut l'école.

[...]

Pour moi, l'école était une grande fabrique de petits avions en papier.

p. 68

Quelques précisions ontologiques s'imposent.

Jusqu'à mes quatorze ans, j'ai divisé l'humanité en trois catégories : les femmes, les petites filles et les ridicules. Toutes les autres différences me paraissaient anecdotiques : riches ou pauvres, Chinois ou Brésiliens (les Allemands mis à part), maîtres ou esclaves, beaux ou laids, adultes ou vieux, ces distinctions-là étaient certes importantes mais n'affectaient pas l'essence des individus. Les femmes étaient des gens indispensables. Elles préparaient à manger, elles habillaient les enfants, elles leur apprenaient à lacer leurs souliers, elles nettoyaient, elles construisaient des bébés avec leur ventre, elles portaient des vêtements intéressants.

Les ridicules ne servaient à rien. Le matin, les grands ridicules partaient au « bureau », qui était une école pour adules, c'est-à-dire un endroit inutile. Le soir, ils voyaient leurs amis — activité peu honorable dont j'ai parlé plus haut. En fait, les ridicules adultes étaient restés très semblables aux ridicules enfants, à cette différence non négligeable qu'ils avaient perdu le trésor de l'enfance. Mais leurs fonctions ne changeaient guère et leur physique non plus.

En revanche, il y avait une immense différence entre les femmes et les petites filles. D'abord, elles n'étaient pas du même sexe — un seul regard suffisait pour le comprendre. Et puis, leur rôle changeait énormément avec l'âge : elles passaient de l'inutilité de l'enfance à l'utilité primordiale des femmes, tandis que les ridicules demeuraient inutiles toute leur vie.

Les seuls ridicules adultes qui servaient à quelque chose étaient ceux qui imitaient les femmes : les cuisiniers, les vendeurs, les professeurs, les médecins et les ouvriers. Car ces métiers étaient d'abord féminins, surtout le dernier : sur les innombrables affiches de propagande que jalonnaient la Cité des Ventilateurs, les ouvriers ne manquaient jamais d'être des ouvrières, joufflues et joyeuses. Elles réparaient des pylônes avec tant de bonheur qu'elles en avaient le teint rose. La campagne confirmait les vérités de la ville : les panneaux ne montraient que des agricultrices enjouées et braves qui récoltaient des gerbes avec extase.

Les ridicules adultes servaient surtout aux métiers de simulation. Ainsi, les soldats chinois qui entouraient le ghetto faisaient semblant d'être dangereux, mais ne tuaient personne. J'avais de la sympathie pour les ridicules, d'autant que je trouvais leur sort tragique : ils naissaient ridicules. Ils naissaient avec, entre les jambes, cette chose grotesque dont ils étaient pathétiquement fiers, ce qui les rendaient encore plus ridicules. Souvent, les ridicules enfants me montraient cet objet, ce qui avait pour effet immanquable de me faire rire aux larmes. Cette réaction les laissait perplexes. Un jour, je ne pus m'empêcher de dire à l'un d'entre eux, avec une sincère gentillesse :

— Pauvre!

— Pourquoi? demanda-t-il, éberlué.

— Ça doit être désagréable.

— Non, assura-t-il.

— Mais si ; la preuve, quand on vous tape là...

— Oui, seulement, c'est pratique.

— Ah?

— On fait pipi debout.

— Et alors.

— C'est mieux.

— Tu trouves?

— Écoute, pour pisser dans les yaourts des Allemands, il faut être un garçon.

Cet argument me plongea dans une profonde réflexion. Je ne doutais pas qu'il existât une échappatoire, mais laquelle? Je devais la trouver quelque temps plus tard.

p. 73

On connaît la prière de Stendhal :

— Mon Dieu, si vous existez, ayez pitié de mon âme, si j'en ai une.

p. 80

On commence à peine à comprendre que s'intéresser à la Chine, c'est s'intéresser à soi. Pour des raisons très étranges, qui tiennent sans doute à son immensité, à son orgueil, à son raffinement monstrueux, à sa cruauté légendaire, à sa crasse, à ses paradoxes plus insondables qu'ailleurs, à son silence, à sa beauté mythique, à la liberté d'interprétation que son mystère autorise, à sa complétude, à sa réputation d'intelligence, à sa sourde hégémonie, à sa permanence, à la passion qu'elle suscite, enfin et surtout à sa méconnaissance — pour ces raisons peu avouables donc, la tendance intime de l'individu est de s'identifier à la Chine, pire, de voir en la Chine l'émancipation géographique de soi-même.

Et à l'exemple des maisons closes où le bourgeois va accomplir ses fantasmes les moins admis, la Chine devient le territoire où il est possible de se livrer à ses plus bas instincts, à savoir parler de soi. Car, par un travestissement bien commode, parler de la Chine revient presque toujours à parler de soi (les exceptions se comptent sur les doigts d'une main).

p. 90

— Tu es si belle que pour toi je ferais n'importe quoi.

[...]

— Eh bien, je veux que tu fasses vingt fois le tour de la cour en courant, sans t'arrêter.

[...]

État second. Je courais. Une voix soliloquait dans ma tête : « Tu veux que je me sabote pour toi ? C'est merveilleux. ...

[...]

La petite Italienne n'avait pas un regard pour ma course, mais rien, rien en ce monde n'eût pu m'arrêter.

Elle avait pensé à cette épreuve parce qu'elle me savait asthmatique ; ...

[...]

Quand je repris connaissance, j'étais au lit, chez moi. Ma mère me demanda ce qui était arrivé.

[...]

Je finis par tout avouer par faiblesse. Je voulais qu'au moins une personne fût au courant de mon héroïsme. J'acceptais de mourir d'amour, mais il fallait que cela se sût.

Ma mère se lança alors dans une explication des lois de l'univers. Elle dit qu'il y avait sur terre des personnes très méchantes et, en effet, très séduisantes. Elle assurait que, si je voulais me faire aimer de l'une d'entre elles, il y avait une seule solution : il fallait que je devienne très méchante avec elle, moi aussi.

— Tu dois être avec elle comme elle est avec toi.

— Mais c'est impossible. Elle ne m'aime pas.

— Sois comme elle et elle t'aimera.

p. 94

Au cours d'une bataille, les Alliés avaient capturés le chef de l'armée allemande, un certain Werner, que nous n'avions jamais pu saisir jusqu'alors et qui, à nos yeux, incarnait le Mal. Nous exultions. Il allait voir ce qu'il allait voir. Il aurait droit au grand jeu. C'est-à-dire tout.

Le général fut ligoté comme un saucisson et bâillonné à l'ouate mouillée. (Mouillée d'arme secrète, s'entend.) Après deux heures d'orgie intellectuelle menaçante à souhait, Werner fut d'abord transporté au sommet de l'escalier de secours et suspendu dans le vide pendant un quart d'heure, au bout d'une ficelle pas très solide. À sa manière de se tortiller, on comprenait qu'il souffrait d'un vertige affreux. Quand on le hissa jusqu'à la plate-forme, il était tout bleu.

Il fut ensuite redescendu à terre et torturé plus classiquement. On l'immergea à fond dans l'arme secrète pendant une minute, après quoi on le livra aux talents de cinq vomisseurs gavés à souhait. C'était bien, mais notre agressivité restait sur sa faim. Nous ne savions plus quoi faire. Je me dis que le moment était arrivé.

— Attendez, murmurai-je d'une voix si solennelle qu'elle imposa le silence.

Les enfants me regardèrent avec une certaine bienveillance parce que j'étais le bébé de l'armée. Mais ce que je fis m'éleva au rang de monstre guerrier. Je m'approchai de la tête du général allemand. J'annonçai, comme un musicien préciserait « alle-gro ma non troppo » avant un morceau :

— Debout sans les mains.

Ma voix avait été aussi sobre que celle d'Elena. Et je m'exécutai comme promis, juste entre les deux yeux de Werner, qui s'écarquillèrent d'humiliation. Une rumeur transie parcourut l'assemblée. On n'avait jamais vu ça. Je m'en allai à pas lents. Mon visage n'affichait rien. Je délirais d'orgueil. Je me sentais frappée par la gloire comme d'autres par la foudre. Les moindres de mes gestes me paraissaient augustes. J'avais l'impression de vivre une marche triomphale. Je toisais le ciel de Pékin avec superbe. Mon cheval serait content de moi.

C'était la nuit. L'Allemand fut laissé pour mort. Les Alliés l'avaient oublié à cause de mon prodige. Le lendemain matin, ses parents le retrouvèrent. Ses vêtements et ses cheveux détrempés d'arme secrète avaient gelé, ainsi que les flots de vomi. L'enfant contracta la bronchite du siècle. Et ce ne fut rien, comparé au dommage moral qu'il avait subi. Il y eut même un élément de son récit qui fit croire aux siens qu'il avait perdu la raison.

p. 100

L'école rendait la guerre encore plus cathartique. La guerre servait à démolir l'ennemi, et donc à ne pas se démolir soi-même. L'école servait à régler ses comptes avec les Alliés. Ainsi, la guerre servait à vidanger l'agressivité sécrétée par la vie.

[...]

Mais l'affaire Werner provoqua des remous parmi les adultes. Les parents d'Allemagne de l'Est firent savoir aux parents des Alliés que cette fois, leurs enfants avaient été trop loin. Puisqu'ils ne pouvaient exiger le châtiment des coupables, ils réclamaient l'armistice. Faute de quoi s'ensuivraient « des représailles diplomatiques ».

Nos parents leur donnèrent raison immédiatement. Nous eûmes honte pour eux. Une délégation adulte vint admonester nos généraux. Elle allégua que la guerre froide n'était pas compatible avec notre guerre brûlante. Il fallait arrêter. Il n'y avait pas de discussion possible. C'étaient les parents qui possédaient la nourriture, les lits et les voitures. Pas moyen de désobéir. Nos généraux eurent néanmoins le cran de faire valoir que nous avions besoin d'ennemis.

– Pourquoi?

– Mais pour la guerre!

Nous n'en revenions pas que l'on pût poser une question aussi tautologique.

– Vous avez vraiment besoin de guerre? demandèrent les adultes d'un air accablé.

Nous comprîmes à quel point ils étaient dégénérés et nous ne répondîmes pas.

p. 110

Il faut reconnaître que le comportement des gosses de San Li Tun était la négation absolue des lois de l'hérédité. Le métier de nos parents consistait à réduire autant que possible les tensions internationales. Et nous, nous faisions juste le contraire. Ayez des enfants.

p. 113

Tant de gens se croient avides de guerre alors qu'ils rêvent de duels. Et L'Iliade donne parfois l'illusion d'être la juxtaposition de plusieurs rivalités d'élection : chaque héros trouve dans le camp adverse son ennemi désigné, mythique, celui qui l'obsédera jusqu'à ce qu'il l'ait anéanti, et inversement. Mais ça, ce n'est pas la guerre : c'est de l'amour, avec tout l'orgueil et l'individualisme que cela suppose. Qui ne rêve pas d'une belle rixe contre un ennemi de toujours, un ennemi qui serait sien? Et que ne ferait-on pas pour avoir affaire à un adversaire digne de soi?

p. 124

Merci à Elena, parce qu'elle m'a tout appris de l'amour.


[1] Amélie Nothomb, Le sabotage amoureux, Éditions Albin Michel © 1993, Le Livre de Poche # 13945.

Saviez-vous qu'un pays communiste, c'est un pays où il y a des ventilateurs? Que de 1972 à 1975, une guerre mondiale a fait rage dans la cité-ghetto de San Li Tun, à Pékin? Qu'un vélo est en réalité un cheval? Que passé la puberté, tout le reste n'est qu'un épilogue?

Vous l'apprendrez et bien d'autres choses encore dans ce roman inclassable, épique et drôle, fantastique et tragique, qui nous conte aussi une histoire d'amour authentique, absolu, celui qui peut naître dans un cœur de sept ans. Un sabotage amoureux : sabotage, comme sous les sabots d'un cheval qui est un vélo...

Avec ce roman, son deuxième livre, Amélie Nothomb s'est imposée comme un des noms les plus prometteurs de la jeune génération littéraire.

Amélie Nothomb a, chevillée à son écriture, cette faculté rare de faire rire de tout, et d'elle-même pour commencer... Jacques de Decker, Le Soir.

Un miracle d'étrangeté et de drôlerie, la Chine communiste vue par une petite fille de sept ans. Michel Tournier, Le Quotidien de Paris.


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