Passages choisis 000315

Attentat [1]

par Amélie Nothomb

Éditions Albin Michel © 1997

[réflexions d'Épiphane, personnage laid comme une verrue]

p. 10

Il y a quelque chose de mal digéré au sujet de la beauté : tout le monde est d'accord pour dire que l'aspect extérieur a peu d'importance, que c'est l'âme qui compte etc. Or, on continue à porter au pinacle les stars de l'apparence et à renvoyer aux oubliettes les tronches de mon espèce.

p. 12

Il y a quelque chose de mal digéré à propos de Quasimodo : les lecteurs ne peuvent que l'aimer, le pauvre ― il est horrible, on a pitié de lui, c'est la victime née.

Quand il s'éprend d'Esméralda, on a envie de crier à la belle : « Aime-le! Il est désarmant! Ne t'arrête pas à son aspect extérieur! »

Tout cela est bien joli, mais pourquoi attendrait-on plus de justice de la part d'Esméralda que de Quasimodo? Qu'a-t-il fait d'autre, lui, que de s'arrêter à l'aspect extérieur de la créature? Il est censé nous montrer la supériorité de la beauté intérieure par rapport à la beauté visible. En ce cas, il devrait tomber amoureux d'une vieille édentée : c'est alors qu'il serait crédible.

Or l'élue de son cœur est une superbe bohémienne dont il n'est que trop facile de s'éprendre. Et l'on voudrait nous persuader que ce bossu a l'âme pure?

Moi, j'affirme qu'il l'a basse et corrompue. Je sais de quoi je parle : Quasimodo, c'est moi.

p. 14

Chance dans mon infortune, le mal [de l'acné] se limita à mes épaules. J'en fus heureux : si ma figure avait été atteinte, je n'aurais plus pu sortir de chez-moi.

Et puis, je trouve que l'effet [de ma laideur] en est ainsi beaucoup plus réussi. Si la nuisance avait recouvert ma carcasse entière, elle eût été moins impressionnante. Semblablement, si le corps humain comportait vingt cinq sexes au lieu d'un, il perdrait beaucoup de son pouvoir érotique. Ce qui fascine, ce sont les îlots.

p. 23

Pourtant, j'étais enthousiaste. Le studio reproduisait une arène expressionniste avec des ombres peintes et des cadavres à la place des spectateurs. Ethel devait jouer le rôle principal, celui d'un jeune taureau fou qui s'éprenait du matador et le lui exprimait en lui transperçant le ventre avec ses cornes.

Je jugeai cette idée magnifique et riche de sens : « Chacun tue ce qu'il aime », a écrit Wilde, l'un de mes saints patrons. J'attendais le moment où je verrais la belle foncer, cornes en avant, vers celui que j'aurais voulu être et l'embrocher, le soulever de terre, le porter au-dessus de sa tête en galopant. J'espérais que le sang de la victime coulerait sur la figure de l'aurochs qui tendrait sa langue pour le lécher.

p. 25

Dans ses journaux intimes, Baudelaire note que « la volupté unique et suprême de l'amour gît dans la certitude de faire le mal ».

p. 26

Je méditai Bataille : « L'érotisme est l'approbation de la vie jusqu'à la mort. » Il devait y avoir du vrai là dedans mais quoi?

p. 27

Je me confortai en pensant que l'érotisme était nécessairement grotesque : pas se désir sans transgression...

[...]

La mémoire s'abattit sur moi comme la foudre : j'avais onze ans. Couché sur mon lit, je me repaissais de Quo vadis?, lecture à grand spectacle. C'était formidable. Il y avait la jeune et belle Lygie, princesse chrétienne, vendue à un jeune, beau, brutal et bête patricien romain qui la voulait pour esclave. Mais ce Latin imbécile s'éprenait de cette vierge et préférait conquérir son cœur que la violer. C'était sans compter sur le prosélytisme naturel aux vierges chrétiennes : « Vinicius (ainsi se nommait le bête Romain), je serai tienne si tu te convertis à ma religion. »

C'était alors que Néron, dans sa fantaisie exquise, brûlait Rome pour écrire un poème. Ensuite, il désignait les chrétiens comme coupables et les persécutait en masse, pour la plus grande joie du peuple : c'était un empereur qui avait le sens de la politique.

Après des pages et des pages de crucifixions et de repas de lions, arrivait la scène culminante. Néron, cet habile jouisseur, avait gardé le meilleur pour la fin : un taureau fou furieux débouchait dans l'arène avec, ligotée sur son dos, la jeune Lygie nue, aux longs cheveux épars. Idée excellente que de livrer, à un aurochs enragé, une belle princesse chrétienne, vierge jusqu'aux dents.

Les cordes avec lesquelles on l'avait attachée à l'animal étaient peu serrées, de sorte que tôt ou tard, il parvienne à la détacher de son corps pour venir la piétiner, la transpercer ou lui faire tout ce dont les taureaux ont l'habitude de gratifier les pucelles déshabillées.

J'étais en extase à l'idée de ce qui allait se passer. C'était à ce moment que cet écrivain polonais au nom imprononçable démolissait la scène la mieux préparée de l'histoire du désir : Vinicius, le stupide Romain amoureux, se jetait dans l'arène et n'écoutait que son courage qui avait perdu une fameuse occasion de se taire. Il réglait son compte à l'aurochs comme s'il s'était agi d'un caniche, sauvait Lygie sous les acclamations de la foule et se convertissait au christianisme.

Mes onze ans en pleine érection en furent indignés. Je jetai par terre ce livre malhonnête et, en proie à un désespoir furibond, j'enfouis ma tête sous l'oreiller.

Le miracle eut lieu. Le génie de l'enfance annula ces péripéties idiotes et me métamorphosa en taureau furieux bondissant dans l'arène.

Lygie nue est accrochée à mon dos. Je sens ses fesses virginales et ses reins archangéliques. Ce contact me rend fou, je me mets à ruer, à sauter, à courir. À force de gesticuler, le corps de Lygie se retourne à cent quatre-vingts degrés. Ses seins pointus se collent à mes omoplates, son ventre et son sexe sont écartelés sur mon échine saillante. Je suis un aurochs et tout ceci me déchire la cervelle. Furibard, je décide que cette créature tombera de moi.

Je ne suis que bonds et rebonds, je me cabre, je me dépoitraille. Les cordes se relâchent, Lygie coule sur le sol, elle ne tient plus à moi que par un pied. Je galope en la traînant par terre comme le cadavre qu'elle sera bientôt. Ses jambes écartées dévoilent à a foule une virginité qui n'en a plus pour longtemps. La princesse souffre de cette indécence et j'en suis content. Tu as mal Lygie? C'est bien ― et ce n'est rien comparé à ce qui t'attend. Ça t'apprendra à être une pucelle chrétienne nue, dans un roman polonais à l'usage des adolescents.

En une dernière et athlétique ruade, je parviens à détacher de moi la jeune fille qui effectue un vol plané et s'effondre dix mètres plus loin. Le peuple romain ne respire plus. Je m'approche de la proie et je contemple son joli derrière. Je la retourne avec mon sabot et j'adore la peur qui jaillit de ses beaux yeux, j'adore le frémissement de ses seins intacts.

Le plus grave, Lygie, c'est que tu es d'accord. Et tout le monde est d'accord sur ce point : où serait l'intérêt d'être une jeune vierge chrétienne si ce n'était pour être défoncée par un taureau coléreux? Ce serait t'insulter que de te fiancer à ce genre idéal converti par tes soins. Imagine la platitude de vos hyménées blanchâtres, la droiture grotesque de son visage quand il te prendra.

Non. Tu n'es pas pour lui, tu es trop bien pour ça. Tu es pour moi. À ton insu ou non, tu l'as fait exprès : pourquoi te serais-tu préservée avec tant de soins et d'efforts si ce n'était pour être saccagée? Il y a une loi dans l'univers : tout ce qui est trop pur doit être sali, tout ce qui est sacré doit être profané. Mets-toi à la place du profanateur : quel intérêt y aurait-il à profaner ce qui n'est pas sacré? Tu y as sûrement pensé en te gardant si blanche.

Il n'y a pas plus chrétien qu'une vierge martyre, il n'y a pas plus païen qu'un taureau furieux : c'est pour ça que le peuple est si content. Il en aura non pas pour son argent, puisque le spectacle est gratuit, mais pour sa haine, sa propension naturelle à détester les lys et les salamandres.

[...]

Il n'est plus temps d'avoir peur, il est temps d'avoir mal. J'enfonce mes cornes dans ton ventre lisse : c'est une sensation fabuleuse. Quand tu es agrippée, je te hisse par-dessus ma tête. Les gens hurlent et toi tu cries. [...] Arrive enfin ce qui devait arriver : un craquement, et mes cornes ont franchi ton ventre, elles ressortent par ton dos et tes reins, leurs pointes sont à l'air libre. Les gens les voient et m'acclament de plus belle. Je suis content.

[...]

De guerre lasse, je penche ma tête contre le sol : tu tombes de mes cornes [...].

Tu es couchée par terre, [...]. Je contemple ton ventre lacéré par mes soins : c'est magnifique. Ton visage blafard a une expression exaltée, proche du sourire : je savais que tu aimerais ça, Lygie, ma Lygie, maintenant tu es à moi.

[...]

Ainsi, grâce à moi, il t'est donné d'être parfaitement idéalisée. Je mets mon oreille d'aurochs près de et je guette ton dernier soupir. Je l'entends s'exhaler , c'est plus délicat qu'une musique de chambre ― et au même instant, toi et moi, nous mourons de plaisir.

[...]
Entre temps, j'ai onze ans, je retire l'oreiller que j'avais écrasé sur mon crane et je me lève, pantelant de délectation. Mon cerveau a été soufflé comme un immeuble sous l'effet d'une explosion nucléaire. J'ai joui si fort que je dois être devenu beau : je cours vérifier cette conviction dans le miroir.

Je regarde mon reflet et j'éclate de rire : je n'ai jamais été aussi laid.

Qu'on vienne encore me parler de la beauté intérieure de Quasimodo!

p. 34

Ce que je convoitais le plus, c'était l'effarement des belles jeunes filles. Mais il était ardu d'entrer dans leur champ de vision : la plupart d'entre elles ne contemplaient que leur propre reflet dans les vitrines.

D'autres préféraient admirer leur image dans les yeux des gens : avec celles-ci, je vivais de grands moments. Leurs regards distraits cherchaient mes prunelles pour s'y chérir et sursautaient d'effroi quand leur apparaissait l'infamie du miroir. J'adorais ça.

 

p. 35

― Tu es amoureuse en ce moment?

― Non.

― Pourquoi?

― Personne ne m'inspire.

― Ça te manque?

― Non. L'amour, c'est des ennuis.

p. 53

[...] rien n'exalte autant l'extrême splendeur que l'extrême laideur.

p. 72

Je crois que c'est mon côté Eugénie Grandet : mes illusions sont pour moi tout l'or du monde. Chacun se crée ce dont il manque ; ma hideur avait besoin d'un idéal en béton armé pour être supportable. Je me suis inventé une vision du sexe qui me le rend inaccessible : c'est le Graal.

J'ai certainement raison. Pour quelques élus, faire l'amour doit être l'absolu, la suprême expérience, le souverain bien. Mais quand on a pour corps une caricature telle que la mienne, l'acte sexuel doit ressembler à un grouillement de larves, à un frottement de chair flasque. M'imaginer dans le ventre d'une femme me soulève le cœur.

Le plus beau cadeau qu'un être de mon espèce puisse offrir au sexe, c'est l'abstention pure et simple.

p. 75

[...] on choisit de jolies filles et on les porte au pinacle. À la base, je n'ai rien contre, ça s'est fait à toutes les époques. Mais aujourd'hui il ne s'agit pas d'honorer la beauté ni même de procurer aux foules un spectacle agréable. Il s'agit de nous fracasser le crane avec des menaces : « Vous avez intérêt à trouver ça à votre goût. Sinon, taisez-vous! » Le beau qui devrait servir à faire communier les hommes dans l'admiration, sert à exclure. Face à un tel totalitarisme, au lieu de se révolter, les gens sont obéissants et enthousiastes. Ils applaudissent et en redemandent. Moi, j'appelle ça du masochisme.

p. 76

Je ne souviens de cette femme vue dans une gare : sans être aussi laide que moi ― car à l'impossible nul n'est tenu ― elle était affreuse. Elle ne cherchait pas à le dissimuler et semblait indifférente à sa propre apparence. Des pieds à la tête, elle était repoussante.

Je la détaillais avec consternation quand un détail me frappa : madame portait du vernis à ongles. Il était de couleur lie-de-vin et avait été appliqué avec art.

J'en fus perplexe : ce vernis, qui en lui même était joli, n'avait aucune chance d'embellir les vilains doigts de cette personne qui, par ailleurs, était habillée sans aucune recherche. Pourtant, elle y avait accordé un grand soin. On ne pouvait pas dire qu'elle avait essayé de « s'arranger » : d'abord elle ne l'avait pas essayé, ensuite elle était « inarrangeable ». À quoi rimait ce vernis si élégant?

Depuis, je me suis aperçu de phénomènes semblables chez presque toutes les femmes hideuses. Je n'y ai pas trouvé d'explication. Cette absurde coquetterie des laiderons a quelque chose de réconfortant.

Je n'ai pas repéré de paradoxe équivalent chez l'homme laid, à commencer par moi. D'une manière générale, le male horrible est moins comique à regarder que la femelle repoussante : cette dernière porte souvent des vêtements à grandes fleurs, des lunettes de star et des souliers étincelants. Sa lingerie fait rêver. Sauf cas exceptionnels, elle n'a pas de barbe et ne peut donc pas dissimuler ses verrues ou son groin derrière un flot de poils. La femme laide est poignante et drôle ; l'homme laid est sinistre et grisâtre.

Ce ne sont jamais que des réponses différentes à une même et terrible question : comment loger son âme dans un corps de rebut? Comment vivre ce genre d'imposture?

p. 85

― C'est de la pornographie! La pornographie a ceci d'excellent qu'elle est une explication globale de notre époque. Qu'est-ce que la pornographie? C'est une réponse à l'anorexie généralisée que nous sommes en train de vivre. Nous n'avons plus faim de rien et nous n'avons pas tort, car on voit mal de quoi nous pourrions avoir envie. Nos yeux et nos oreilles sont encore plus gavés que nos estomacs. La pornographie, c'est ce qui parvient à susciter un simulacre de désir chez ceux qui ont eu trop de tout. C'est pourquoi, aujourd'hui, l'art dominant est pornographique : il est le seul qui parvient à attirer l'attention, en suscitant un faux appétit. Et nous, comment allons-nous réagir à cela? Moi, j'ai choisi une forme d'ascèse, à savoir la frigidité avouée. Je n'ai envie de rien parce que je ne ressens rien. Car le public a une responsabilité dans cette pornographie : s'il n'avait pas tant simulé l'orgasme, les artistes ne continueraient pas à faire semblant de croire que ça leur plaît.

p. 116

La rose qui meurt de soif a besoin du jardinier, mais le jardinier a encore plus besoin de la rose qui meurt de soif : sans la soif de sa fleur, il n'existe pas.

p. 120

[...] ce type est un stupéfiant. La première fois, il t'a procuré un plaisir fulgurant, qui n'a pas cessé de s'amenuiser depuis, jusqu'à disparaître. Tu crois l'aimer quand tu éprouves pour lui de la dépendance.

p. 141

[...] Dieu appartient à celui qui croit en lui.

p. 150

― J'aurais vendu mon âme pour recevoir une telle lettre, mais pas de toi.

[...]

― [...] Comment ne pas être dégoûtée en découvrant que l'unique homme qui pourrait m'aimer comme je rêve de l'être est un monstre au faciès repoussant?


[1] Amélie Nothomb, Attentat, Éditions Albin Michel © 1997, Le Livre de Poche # 14688.

« La première fois que je me vis dans un miroir, je ris : je ne croyais pas que c 'était moi. À présent, quand je regarde mon reflet, je ris : je sais que c 'est moi. Et tant de hideur a quelque chose de drôle. »

Épiphane Otos serait-il condamné par sa laideur à vivre exclu de la société des hommes et interdit d'amour?

Devenu la star – paradoxale – d'une agence de top models, Épiphane sera tour à tour martyr et bourreau, ambassadeur de la monstruosité internationale... et amoureux de la divine Ethel, une jeune comédienne émue par sa hideur.

Sur un thème éternel, la romancière d'Hygiène de l'assassin et des Catilinaires nous offre un conte cruel et drôle, à la fois distancié et tendre.


Philo5
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