Passages choisis 111122

Le meilleur des mondes [1]

par Aldous Huxley

Mrs. Laura Huxley © 1932

 

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p. 369

— Pourquoi pas ?

— Parce que notre monde n'est pas le même que celui d'Othello [2]. On ne peut pas faire de tacots sans acier, et l'on ne peut pas faire de tragédies sans instabilité sociale. Le monde est stable, à présent. Les gens sont heureux ; ils obtiennent ce qu'ils veulent, et ils ne veulent jamais ce qu'ils ne peuvent obtenir. Ils sont à l'aise ; ils sont en sécurité ; ils ne sont jamais malades ; ils n'ont pas peur de la mort ; ils sont dans une sereine ignorance de la passion et de la vieillesse ; ils ne sont encombrés de nuls pères ni mères ; ils n'ont pas d'épouses, pas d'enfants, pas d'amants, au sujet desquels ils pourraient éprouver des émotions violentes ; ils sont conditionnés de telle sorte que, pratiquement, ils ne peuvent s'empêcher de se conduire comme ils le doivent. Et si par hasard quelque chose allait de travers, il y a le soma — que vous flanquez froidement par la fenêtre au nom de la liberté, monsieur le Sauvage. La Liberté ! — Il se mit à rire. — Vous vous attendez à ce que les Deltas sachent ce que c'est que la liberté ! Et voilà que vous vous attendez à ce qu'ils comprennent Othello ! Mon bon ami !

Le Sauvage resta un moment silencieux.

— Malgré tout, insista-t-il avec obstination, Othello, c'est bien ; Othello, c'est mieux que ces films sentants.

— Bien entendu, acquiesça l'Administrateur. Mais c'est là la rançon dont il nous faut payer la stabilité. Il faut choisir entre le bonheur et ce qu'on appelait autrefois le grand art. Nous avons sacrifié le grand art. Nous avons à la place les films sentants et l'orgue à parfums.

— Mais ils n'ont aucun sens.

— Ils ont leur sens propre ; ils représentent, pour les spectateurs, un tas de sensations agréables.

— Mais ils... ils sont contés par un idiot [3]. L'Administrateur se mit à rire.

— Vous n'êtes pas fort poli envers votre ami Mr. Watson. Un de nos Ingénieurs en Émotion les plus distingués...

— Mais il a raison, dit Helmholtz, avec une tristesse sombre. C'est effectivement idiot. Écrire quand il n'y a rien à dire...

— Précisément. Mais cela exige l'habileté la plus énorme. Vous fabriquez des tacots avec le minimum absolu d'acier, des œuvres d'art avec pratiquement rien d'autre que la sensation pure.

Le Sauvage hocha la tête.

— Tout cela me paraît absolument affreux.

— Bien entendu. Le bonheur effectif paraît toujours assez sordide en comparaison des larges compensations qu'on trouve à la misère. Et il va de soi que la stabilité, en tant que spectacle, n'arrive pas à la cheville de l'instabilité. Et le fait d'être satisfait n'a rien du charme magique d'une bonne lutte contre le malheur, rien du pittoresque d'un combat contre la tentation, ou d'une défaite fatale sous les coups de la passion ou du doute. Le bonheur n'est jamais grandiose.

— Sans doute, dit le Sauvage après un silence.

— Mais est-il indispensable qu'il atteigne le degré d'horreur de tous ces jumeaux ? — Il se passa la main sur les yeux comme s'il essayait d'effacer le souvenir de l'image de ces longues rangées de nains identiques aux établis de montage, de ces troupeaux de jumeaux faisant la queue à l'entrée de la station du monorail à Brentford, de ces larves humaines envahissant le lit de mort de Linda, du visage indéfiniment répété de ses assaillants. Il regarda sa main gauche entourée d'un pansement, et frémit. — Horrible !

— Mais combien utile ! Je vois que vous n'aimez pas nos Groupes Bokanovsky ; mais, je vous en donne l'assurance, ils constituent la fondation sur laquelle est édifié tout le reste. Ils sont le gyroscope qui stabilise l'avion-fusée de l'État dans sa marche inflexible. — La voix profonde vibrait à faire palpiter ; la main gesticulante représentait implicitement tout l'espace et l'élan de l'irrésistible machine. Le talent oratoire de Mustapha Menier était presque à la hauteur des modèles synthétiques.

— Je me demandais, dit le Sauvage, pourquoi vous les tolérez, à tout prendre, attendu que vous pouvez produire ce que vous voulez dans ces flacons. Pourquoi ne faites-vous, pas de chacun un Alpha-Plus-Plus, pendant que vous y êtes ?

Mustapha Menier se mit à rire.

— Parce que nous n'avons nul désir de nous faire égorger, répondit-il. Nous croyons au bonheur et à la stabilité. Une société composée d'Alphas ne saurait manquer d'être instable et misérable. Imaginez une usine dont tout le personnel serait constitué par des Alphas, c'est-à-dire par des individus distincts, sans relations de parenté, de bonne hérédité, et conditionnés de façon à être capables (dans certaines limites) de faire librement un choix et de prendre des responsabilités. Imaginez cela ! répéta-t-il.

Le Sauvage essaya de se l'imaginer, sans grand succès.

— C'est une absurdité. Un homme décanté en Alpha, conditionné en Alpha, deviendrait fou s'il avait à effectuer le travail d'un Epsilon Semi-Avorton, il deviendrait fou, ou se mettrait à tout démolir. Les Alphas peuvent être complètement socialisés, mais seulement à condition qu'on leur fasse faire du travail d'Alphas. On ne peut demander qu'à un Epsilon de faire des sacrifices d'Epsilon, pour la bonne raison que, pour lui, ce ne sont pas des sacrifices ; c'est la ligne de moindre résistance. Son conditionnement a posé des rails le long desquels il lui faut marcher. Il ne peut s'en empêcher ; il est fatalement prédestiné. Même après la décantation, il est toujours à l'intérieur d'un flacon, d'un invisible flacon de fixations infantiles et embryonnaires. Chacun de nous, bien entendu, poursuivit méditativement l'Administrateur, traverse la vie à l'intérieur d'un flacon. Mais si nous nous trouvons être des Alphas, notre flacon est, relativement parlant, énorme. Nous souffririons intensément si nous étions confinés dans un espace plus étroit. On ne peut pas verser du pseudo-champagne pour castes supérieures dans des flacons de caste inférieure. C'est théoriquement évident. Mais cela a également été démontré dans la pratique réelle. Le résultat de l'expérience de Chypre a été convaincant.

— Qu'est-ce que c'est que cela ? demanda le Sauvage.

Mustapha Menier sourit.

— Ma foi, on peut, si l'on veut, l'appeler une expérience de reflaconnage. Cela commença en l'an 473 de N. F. Les Administrateurs firent évacuer l'île de Chypre par tous les habitants existants, et la recolonisèrent avec un lot spécialement préparé de vingt-deux mille Alphas. Tout l'équipement agricole et industriel leur fut confié, et on leur laissa le soin de mener leurs affaires. Le résultat fut exactement conforme à toutes les prédictions théoriques. La terre ne fut pas convenablement travaillée ; il y eut des grèves dans toutes les usines ; les lois étaient tenues pour zéro ; on désobéissait aux ordres donnés ; tous les gens détachés pour effectuer une besogne d'ordre inférieur passaient leur temps à fomenter des intrigues pour obtenir des tâches d'ordre plus relevé, et tous les gens à tâches supérieures fomentaient des contre-intrigues pour pouvoir, à tout prix, rester où ils étaient. En moins de six ans ils étaient en guerre civile de première classe. Lorsque, sur les vingt-deux mille, il y en eut dix-neuf de tués, les survivants lancèrent à l'unanimité une pétition aux Administrateurs Mondiaux afin qu'ils reprissent le gouvernement de l'île. Ce qu'ils firent. Et c'est ainsi que se termina la seule société d'Alphas que le monde ait jamais vue.

Le Sauvage poussa un profond soupir.

— La population optima, dit Mustapha Menier, est sur le modèle de l'iceberg : huit neuvièmes au-dessous de la ligne de flottaison, un neuvième au-dessus.

— Et ils sont heureux, au-dessous de la flottaison ?

— Plus heureux qu'au-dessus. Plus heureux que vos amis que voici, par exemple.

— Il les désigna du doigt.

— En dépit de ce travail affreux ?

— Affreux ? Ils ne le trouvent pas tel, eux. Au contraire, il leur plaît. Il est léger, il est d'une simplicité enfantine. Pas d'effort excessif de l'esprit ni des muscles. Sept heures et demie d'un travail léger, nullement épuisant, et ensuite la ration de soma, les sports, la copulation sans restriction, et le cinéma sentant. Que pourraient-ils demander de plus ? Certes, ajouta-t-il, ils pourraient demander une journée de travail plus courte. Et, bien entendu, nous pourrions la leur donner. Techniquement, il serait parfaitement simple de réduire à trois ou quatre heures la journée de travail des castes inférieures. Mais en seraient-elles plus heureuses ? Non, nullement. L'expérience a été tentée, il y a plus d'un siècle et demi. Toute l'Irlande fut mise au régime de la journée de quatre heures. Quel en fut le résultat ? Des troubles et un accroissement considérable de la consommation de soma ; voilà tout. Ces trois heures et demie de loisir supplémentaire furent si éloignées d'être une source de bonheur, que les gens se voyaient obligés de s'en évader en congé. Le Bureau des Inventions regorge de plans de dispositifs destinés à faire des économies de main-d'œuvre. Il y en a des milliers. — Mustapha Menier fit un geste large.

— Et pourquoi ne les mettons-nous pas à exécution ? Pour le bien des travailleurs ; ce serait cruauté pure de leur infliger des loisirs excessifs. Il en est de même de l'agriculture. Nous pourrions fabriquer par synthèse la moindre parcelle de nos aliments, si nous le voulions. Mais nous ne le faisons pas. Nous préférons garder à la terre un tiers de la population. Pour leur propre bien, parce qu'il faut plus longtemps pour obtenir des aliments à partir de la terre qu'à partir d'une usine. D'ailleurs, il nous faut songer à notre stabilité. Nous ne voulons pas changer. Tout changement est une menace pour la stabilité. C'est là une autre raison pour que nous soyons si peu enclins à utiliser des inventions nouvelles. Toute découverte de la science pure est subversive en puissance ; toute science doit parfois être traitée comme un ennemi possible. Oui, même la science.

[...]

— Oui, disait Mustapha Menier, c'est là un autre article au passif de la stabilité. Ce n'est pas seulement l'art qui est incompatible avec le bonheur ; il y a aussi la science. La science est dangereuse ; nous sommes obligés de la tenir bien soigneusement enchaînée et muselée.

— Comment ? dit Helmholtz, tout étonné. Mais nous répétons constamment que la science est tout au monde. C'est un truisme hypnopédique.

— Trois fois par semaine, de treize à dix-sept ans, contribua Bernard.

— Et toute la propagande scientifique que nous effectuons au Collège...

— Oui, mais quelle espèce de science ? demanda sarcastiquement Mustapha Menier. — Vous n'avez pas reçu de culture scientifique, de sorte que vous ne pouvez pas en juger. Moi, j'étais assez bon physicien, de mon temps. Trop bon, suffisamment bon pour me rendre compte que toute notre science est tout simplement un livre de cuisine, avec une théorie orthodoxe de l'art culinaire que personne n'a le droit de mettre en doute, et une liste de recettes auxquelles il ne faut rien ajouter, sauf par permission spéciale du premier Chef. C'est moi le premier Chef, à présent. Mais il fut un temps où j'étais un jeune marmiton plein de curiosité. Je me mis à faire un peu de cuisine à ma manière. De la cuisine hétérodoxe, de la cuisine illicite. Un peu de science véritable, en somme. — Il se tut.

— Qu'arriva-t-il ? demanda Helmholtz Watson.

L'Administrateur soupira.

— À peu de chose près ce qui va vous arriver, à vous autres jeunes gens. J'ai été sur le point d'être envoyé dans une île.

[...]

— Alors, pourquoi n'êtes-vous pas vous-même dans une île ?

— Parce que, en fin de compte, j'ai préféré ceci, répondit l'Administrateur. On me donna le choix : être envoyé dans une île, où j'aurais pu continuer mes études de science pure, ou bien être admis au Conseil Suprême, avec la perspective d'être promu en temps utile à un poste d'Administrateur. J'ai choisi ceci et lâché la science. — Au bout d'un petit silence : — Parfois, ajouta-t-il, je me prends à regretter la science. Le bonheur est un maître exigeant, — surtout le bonheur d'autrui. Un maître beaucoup plus exigeant, si l'on n'est pas conditionné pour l'accepter sans poser de questions, que la vérité. — Il soupira, retomba dans le silence, puis reprit d'un ton plus vif : — Enfin, le devoir est le devoir. On ne peut pas consulter ses préférences personnelles. Je m'intéresse à la vérité, j'aime la science. Mais la vérité est une menace, la science est un danger public. Elle est aussi dangereuse qu'elle a été bienfaisante. Elle nous a donné l'équilibre le plus stable que l'histoire ait enregistré. [...] Mais nous ne pouvons pas permettre à la science de défaire le bon travail qu'elle a accompli. Voilà pourquoi nous limitons avec tant de soin le rayon de ses recherches [...]

Ch17

p. 398

— Mais Dieu est la raison d'être de tout ce qui est noble, beau, héroïque. Si vous aviez un Dieu...

— Mon cher jeune ami, dit Mustapha Menier, la civilisation n'a pas le moindre besoin de noblesse ou d'héroïsme. Ces choses-là sont des symptômes d'incapacité politique. Dans une société convenablement organisée comme la nôtre, personne n'a l'occasion d'être noble ou héroïque. Il faut que les conditions deviennent foncièrement instables avant qu'une telle occasion puisse se présenter. Là où il y a des guerres, là où il y a des serments de fidélité multiples et divisés, là où il y a des tentations auxquelles on doit résister, des objets d'amour pour lesquels il faut combattre ou qu'il faut défendre, là, manifestement, la noblesse et l'héroïsme ont un sens. Mais il n'y a pas de guerres, de nos jours. On prend le plus grand soin de vous empêcher d'aimer exagérément qui que ce soit. Il n'y a rien qui ressemble à un serment de fidélité multiple ; vous êtes conditionné de telle sorte que vous ne pouvez vous empêcher de faire ce que vous avez à faire. Et ce que vous avez à faire est, dans l'ensemble, si agréable, on laisse leur libre jeu à un si grand nombre de vos impulsions naturelles, qu'il n'y a véritablement pas de tentations auxquelles il faille résister. Et si jamais, par quelque malchance, il se produisait d'une façon ou d'une autre quelque chose de désagréable, eh bien, il y a toujours le soma qui vous permet de prendre un congé, de vous évader de la réalité. Et il y a toujours le soma pour calmer votre colère, pour vous réconcilier avec vos ennemis, pour vous rendre patient et vous aider à supporter les ennuis. Autrefois, on ne pouvait accomplir ces choses-là qu'en faisant un gros effort et après des années d'entraînement moral pénible. À présent, on avale deux ou trois comprimés d'un demi-gramme, et voilà. Tout le monde peut être vertueux, à présent. On peut porter sur soi, en flacon, au moins la moitié de sa moralité. Le christianisme sans larmes, voilà ce qu'est le soma.

[...]

Mais je n'en veux pas, du confort. Je veux Dieu, je veux de la poésie, je veux du danger véritable, je veux de la liberté, je veux de la bonté. Je veux du péché.

— En somme, dit Mustapha Menier, vous réclamez le droit d'être malheureux.

— Eh bien, soit, dit le Sauvage d'un ton de défi, je réclame le droit d'être malheureux.

— Sans parler du droit de vieillir, de devenir laid et impotent ; du droit d'avoir la syphilis et le cancer ; du droit d'avoir trop peu à manger ; du droit d'avoir des poux ; du droit de vivre dans l'appréhension constante de ce qui pourra se produire demain ; du droit d'attraper la typhoïde ; du droit d'être torturé par des douleurs indicibles de toutes sortes.

Il y eut un long silence.

— Je les réclame tous, dit enfin le Sauvage. Mustapha Menier haussa les épaules.

— On vous les offre de grand cœur, dit-il.

[1] Huxley Aldous, Le meilleur des mondes (Brave New World), Mrs. Laura Huxley © 1932 (Éditions Le Livre de Poche - 1967), page(s) (NN à NN).

[2] Shakespeare, Othello, 1604.

[3] Shakespeare, Macbeth, V, 9 :
Life is a tale [La vie est un conte]
Told by an idiot, full of sound and fury, [Récité par un idiot, bruyant et furieux,]
Signifying nothing. [Vide de sens.]

 

Défi, réquisitoire, utopie, ce livre mondialement célèbre, chef-d'œuvre de la littérature d'anticipation, a fait d'Aldous Huxley l'un des témoins les plus lucides de notre temps.

« Aujourd'hui, devait écrire l'auteur près de vingt ans après la parution de son livre, il semble pratiquement possible que cette horreur s'abatte sur nous dans le délai d'un siècle. Du moins, si nous nous abstenons d'ici là de nous faire sauter en miettes... Nous n'avons le choix qu'entre deux solutions : ou bien un certain nombre de totalitarismes nationaux, militarisés, ayant comme racine la terreur de la bombe atomique, et comme conséquence la destruction de la civilisation (ou, si la guerre est limitée, la perpétuation du militarisme) ; ou bien un seul totalitarisme supranational, suscité par le chaos social résultant du progrès technologique. »

Philo5
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