MES LECTURES - Passages choisis 

Michael Crichton

2008-11-08

Éd. Robert Laffont © 2006

État d'urgence [1]
Annexe 1

 

Imaginons une nouvelle théorie scientifique qui mette en garde contre une crise imminente et indique le moyen d'y échapper.

Cette théorie obtient rapidement à l'échelle planétaire le soutien de scientifiques de premier plan, de politiciens et de célébrités. Les recherches sont financées par des philanthropes distingués et les travaux réalisés dans des universités prestigieuses. Les médias se font l'écho de cette crise. La nouvelle science est enseignée dans les lycées et les universités.

Je ne parle pas du réchauffement planétaire. Il s'agit ici d'une autre théorie apparue il y a un siècle.

Theodore Roosevelt, Woodrow Wilson et Winston Churchill comptaient au nombre de six partisans. Des magistrats de la Cour suprême, Oliver Wendell Holmes et Louis Brandeis, se sont prononcés en sa faveur. Parmi les personnalités qui la soutenaient, on trouve les noms d'Alexander Graham Bell, l'inventeur du téléphone, de l'activiste Margaret Sanger, du botaniste Luther Burbank, de Leland Stanford, le fondateur de l'université Stanford, du romancier H. G. Wells, du dramaturge George Bernard Shaw et de centaines d'autres personnalités. Des lauréats du prix Nobel lui ont apporté leur soutien. Les recherches étaient financées par les fondations Carnegie et Rockefeller. L'Institut de Cold Springs Harbor a été construit spécialement pour les abriter, mais les universités de Harvard, Yale, Princeton, Stanford et John Hopkins menaient également des travaux d'importance. Des lois relatives à cette question ont été votées dans tous les États-Unis, de New York à la Californie.

Tous ces efforts bénéficiaient de l'appui de l'Académie nationale des sciences, de l'Association médicale américaine et du Conseil national de la recherche. On disait à l'époque que, si Jésus avait été vivant, il aurait prêté son concours.

Les recherches, la législation, le conditionnement de l'opinion publique sur le sujet, tout cela s'est prolongé pendant près d'un demi-siècle. Les opposants étaient conspués, traités de réactionnaires, d'aveugles, voire d'ignorants. Avec le recul, il est étonnant de constater qu'il y ait eu si peu d'opposants.

Nous savons aujourd'hui que cette fameuse théorie, qui avait rassemblé de si nombreux partisans, était en réalité pseudo-scientifique. Le danger contre lequel elle mettait en garde n'existait pas. Les mesures prises en son nom étaient moralement inacceptables, voire criminelles. Elles ont finalement conduit à la mort de plusieurs millions d'individus.

La théorie en question est l'eugénisme. Son histoire est tellement horrible, tellement embarrassante pour ceux qui l'ont promue qu'elle n'est plus guère débattue de nos jours. Mais cette histoire devrait être connue de tous, ne fût-ce que pour éviter qu'elle se reproduise.

L'eugénisme posait comme postulat une dégradation du patrimoine héréditaire conduisant à une détérioration de l'espèce humaine — postulat qui reposait sur le constat que les individus les plus aptes de la société ne se reproduisaient pas aussi vite que les autres : étrangers, immigrants, juifs, dégénérés, inaptes et « faibles d'esprit ». Francis Galton, un scientifique anglais, fut le premier à formuler l'hypothèse, mais ses idées furent poussées bien au-delà de ce qu'il souhaitait. Elles furent adoptées par des Américains à l'esprit scientifique et aussi par d'autres que la science n'intéressait pas, mais qu'inquiétait, en ce début du XXe siècle, l'arrivée d'immigrants de « race inférieure », « dangereuse vermine humaine », « vague d'imbéciles » qui venaient polluer ce que l'espèce humaine avait produit de meilleur.

Les partisans de l'eugénisme et ceux qui prônaient une restriction de l'immigration firent front commun. Leur idée était d'identifier les faibles d'esprit — catégorie à laquelle appartenaient, de l'avis général, non seulement les juifs et les Noirs, mais aussi quantité d'étrangers — puis de les empêcher de se reproduire soit en les isolant dans des institutions spécialisées soit en les stérilisant.

Pour reprendre les termes de Margaret Sanger, « favoriser les bons à rien aux dépens des bons à tout est d'une extrême cruauté... Il ne serait pire fléau pour la postérité que de lui léguer une population croissante d'imbéciles ». Elle évoquait aussi la prise en charge de « ce poids mort du rebut du genre humain ».

De telles positions étaient fort répandues. H. G. Wells s'élevait contre les « nuées de citoyens inférieurs, sans qualification ». Theodore Roosevelt déclarait : « La société n'a pas a permettre à des dégénérés de se reproduire. » Luther Burbank demandait « qu'on cesse de permettre aux criminels et aux faibles de se reproduire ». George Bernard Shaw affirmait que seul l'eugénisme pouvait sauver l'humanité.

Il y avait dans ce mouvement un racisme déclaré, comme en témoignent des ouvrages tels que La montée de la vague de couleur contre la suprématie du monde blanc, de Lothrop Stoddard, un auteur américain. Le racisme, à l'époque, était considéré comme un simple corollaire d'une quête idéaliste : l'amélioration du genre humain. Cette notion d'avant-garde a attiré les esprits les plus ouverts et les plus progressistes d'une génération. La Californie — l'un des vingt-neuf États à promulguer des textes de loi autorisant la stérilisation — se montra le plus enthousiaste, le plus tourné vers l'avenir : on y procéda à un plus grand nombre de stérilisations que dans n'importe quel autre État.

Les recherches ont été financées par la fondation Carnegie, puis par la fondation Rockefeller. Lorsque les travaux se déplacèrent en Allemagne, où l'on commençait à gazer des hommes et des femmes tirés des hôpitaux psychiatriques, les financements se poursuivirent. Ils étaient encore en place en 1939, quelques mois avant la guerre, détail sur lequel la fondation Rockefeller resterait muette.

Depuis les années 1920, les eugénistes américains jalousaient l'Allemagne hitlérienne, désormais à la pointe du mouvement. Les médecins nazis, avec une efficacité remarquable, accueillaient des personnes atteintes de débilité mentale dans des maisons d'apparence ordinaire, où elles étaient interrogées avant d'être conduites dans une pièce qui était en réalité une chambre à gaz. Elles étaient tuées au monoxyde de carbone et les corps étaient réduits en cendres dans un four crématoire.

Ce programme devait par la suite être développé sous la forme de camps de concentration situés près de lignes de chemin de fer, afin de faciliter le transport des millions d'indésirables qui y trouvèrent la mort.

Après la Seconde Guerre mondiale, personne n'était partisan de l'eugénisme, personne ne l'avait jamais été. Les biographies des personnages célèbres impliqués dans le mouvement glissaient sur cet aspect de leur carrière ou n'en faisaient même pas mention. L'eugénisme cessa d'être enseigné à l'université, même si d'aucuns prétendent qu'il y a toujours cours sous une forme déguisée.

Dans cet épisode de l'histoire des sciences, trois points sont à souligner. Premièrement, malgré ce que laisse supposer la construction du laboratoire de Cold Springs Harbor, malgré l'action des universités et les plaidoiries des avocats, l'eugénisme n'avait pas de fondement scientifique. Rares étaient ceux, à l'époque, qui savaient ce qu'était un gène. Le mouvement s'était développé parce qu'il employait des termes vagues, jamais définis d'une manière rigoureuse. « Faible d'esprit » pouvait aussi bien signifier « illettré » qu'« épileptique ». Il n'y avait pas non plus de définition précise de « dégénéré » ou d'« inapte ».

Deuxièmement, le mouvement eugéniste était en réalité un programme de nature sociale maquillé en théorie scientifique. Il s'agissait en fait d'inquiétudes racistes sur l'immigration et l'arrivée d'individus potentiellement indésirables dans une communauté. L'emploi d'une terminologie très vague aidait à masquer le fond du problème.

Troisièmement, et c'est le plus déplorable, la communauté scientifique, pas plus aux États-Unis qu'en Allemagne, n'a protesté d'une manière organisée. Des scientifiques allemands ont rejoint le mouvement sans état d'âme. Récemment, des universitaires ont étudié les archives nazies des années 30. Ils pensaient trouver des directives imposant une conduite aux scientifiques. Ils n'ont rien trouvé. Ce n'était pas nécessaire. Comme l'écrit Ute Deichman : « Les scientifiques, y compris ceux qui n'étaient pas membres du Parti national-socialiste, obtenaient le financement de leurs travaux en changeant de comportement, en collaborant directement avec les autorités. » Elle évoque le « rôle actif des scientifiques en ce qui concerne la politique raciale nazie [...] quand les recherches visaient à valider la doctrine raciale [...] on ne trouve pas la preuve de pressions extérieures ». Dans leur intérêt, les scientifiques allemands se sont mis au service de la nouvelle politique. Ceux qui ne l'ont pas fait — ils ont été peu nombreux — ont disparu.

* * *

Un deuxième exemple, de nature très différente, illustre les dangers d'une politisation de la science répercutée et soutenue par les médias. Trofime Denisovich Lyssenko était un paysan russe qui, disait-on, avait « résolu le problème de la fertilisation des sols sans fertilisants ni engrais minéraux ». Il affirma en 1928 avoir inventé un procédé de retardement du cycle d'un végétal par humidification et traitement des semences à une température basse, qu'il appela vernalisation.

La technique de Lyssenko n'avait jamais été testée d'une manière rigoureuse. Il affirmait que ses semences traitées transmettaient leurs caractères à la génération suivante, ce qui reprenait la théorie de Lamarck à une époque où tout le monde s'était rallié au mendélisme. Staline était attiré par les idées lamarckiennes, qui laissaient entrevoir un avenir libre des contraintes héréditaires ; il souhaitait par ailleurs un accroissement de la productivité agricole.

Lyssenko promettait les deux : il devint le chouchou de la presse soviétique, désormais à l'affut d'histoires de paysans inventeurs de procédés révolutionnaires.

Présenté comme un génie, Lyssenko exploita au mieux sa célébrité. Il était particulièrement habile pour dénoncer ses détracteurs. Il faisait état de questionnaires remplis par des fermiers témoignant d'un rendement agricole accru par la vernalisation, ce qui évitait les expertises véritables. Porté par une vague de popularité contrôlée par l'appareil étatique, il connut une ascension rapide. En 1937, il était membre du Soviet suprême.

L'application des théories de Lyssenko à la biologie soviétique eut pour conséquence des famines qui coutèrent la vie à des millions de Russes, sans compter les purges dont furent victimes des centaines de scientifiques sceptiques, envoyés dans les goulags ou devant le peloton d'exécution. Lyssenko attaquait avec véhémence la génétique, taxée de pseudoscience bourgeoise, finalement bannie en 1948. Bien que dépourvues de tout fondement scientifique, les idées de Lyssenko guidèrent la recherche soviétique pendant trois décennies, jusque dans les années 1960. La biologie russe ne s'en est pas encore complètement remise.

* * *

Nous sommes aujourd'hui en présence d'une nouvelle théorie qui, cette fois encore, reçoit le soutien de politiciens, de scientifiques et de célébrités du monde entier. Cette fois encore, elle est encouragée par des fondations de premier plan, les recherches sont menées dans des universités prestigieuses, des lois sont promulguées, des programmes sociaux sont mis en œuvre en son nom. Cette fois encore, les critiques sont rares et très mal accueillies.

Cette fois encore, les mesures prises n'ont guère de fondement scientifique. Cette fois encore, des groupes ayant des intentions cachées se dissimulent derrière un mouvement en apparence élevé et des arguments de supériorité morale sont utilisés pour justifier des actions extrêmes. Cette fois encore, on fait peu de cas de ceux qui en pâtissent, sous le prétexte qu'une cause abstraite justifie toutes conséquences matérielles et humaines. Cette fois encore, des termes vagues, sans définition établie, tels que durabilité ou justice générationnelle, sont employés pour faire face à une nouvelle menace.

Je ne dis pas que le réchauffement planétaire est à mettre sur le même plan que l'eugénisme, mais la similarité n'est pas superficielle. J'affirme que toute possibilité de discussion franche et ouverte sur les données et les problèmes est étouffée. Des publications scientifiques de premier plan ont pris clairement position dans leurs éditoriaux en faveur du réchauffement planétaire, ce qui, à mon sens, n'est pas leur rôle. Dans ces conditions, les scientifiques ayant des doutes comprennent qu'il est dans leur intérêt de modérer leurs propos.

Preuve d'un étouffement de la liberté de parole, on trouve parmi les détracteurs du réchauffement planétaire un grand nombre de professeurs d'université à la retraite. Ceux-là n'ont plus à se préoccuper de subventions ni à affronter des collègues dont les demandes de subventions et l'avancement pourraient être compromis par leurs critiques.

En matière de science, les hommes d'un âge avancé ont le plus souvent tort. En matière de politique, ils ont la sagesse, conseillent la prudence et se trompent moins souvent.

Notre histoire est édifiante. Nous avons tué des milliers de nos semblables que nous accusions d'avoir signé un pacte avec le diable et d'être devenus des sorciers. Plus de mille personnes accusées de sorcellerie périssent encore chaque année. Il n'y a, à mon sens, qu'un seul espoir pour l'humanité d'échapper à ce que Carl Sagan a appelé « le monde hanté par le démon » de notre passé. Cet espoir est la science.

Mais, comme l'a dit Alston Chase, « quand la recherche de la vérité se confond avec le sectarisme politique, l'aspiration à la connaissance se réduit à la quête du pouvoir ».

Tel est le danger qui nous menace. Voilà pourquoi la science et la politique forment un couple infernal. Souvenons-nous de notre histoire et assurons-nous que ce que nous présentons comme la connaissance est honnête et désintéressé.

[1] Michael Crichton, État d'urgence, Robert Laffont © 2006, Annexe 1.

Le réchauffement de la planète est-il un mythe ? Dans un techno-thriller d'une vitesse supersonique, Michael Crichton s'attaque aux tabous de l'écologie. San Francisco, corniche de Point Moody. Le milliardaire George Morton s'écrase du haut d'une falaise à bord de sa Ferrari — il venait d'annoncer qu'il retirait son soutien à la NERF, mouvement écologiste international... Meurtre ou accident ? Avant de disparaître, le milliardaire a laissé un message énigmatique. Peter, son avocat, et Sarah, son assistante, le décryptent... et se trouvent emportés dans une course-poursuite qui va les précipiter des glaces de l'Antarctique aux forêts vierges de Mélanésie en passant par les déserts de l'Arizona... En face d'eux, un ennemi multiforme et insaisissable prêt à détruire la planète pour prouver qu'elle est en danger. Tremblement de terre, tsunami, cyclone... Si les idéalistes fous ne sont pas neutralisés, des centaines de milliers de gens vont mourir dans une série de catastrophes naturelles d'une ampleur sans précédent.

Michael Crichton est né à Chicago en 1942. Après des études de médecine, il s'oriente vers l'écriture. La Variété Andromède sera le premier d'une longue série de best-sellers, parmi lesquels Sphère, Jurassic Park, Harcèlement, Le Monde perdu, Turbulences, Prisonnier du temps, La Proie. Aux États-Unis, État d'urgence a connu un tirage initial de 1,5 million d'exemplaires. Il a été édité dans vingt-quatre pays.

Philo5
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