Méditations publiques 

 

François Brooks

2003-08-30

Essais personnels

 

Beauté inaccessible

 

[1] La vraie beauté doit laisser sur sa faim : elle doit laisser à l'âme une part de son désir.

Amélie Nothomb, Le Sabotage amoureux, 1993.

J'ai toujours rêvé d'une compagne bellissime. Quel homme n'en rêve pas ? Chance du destin, j'ai fini par en trouver une qui s'est gentiment laissée approcher.

Quelle veine ! Une beauté asiatique raffinée, éduquée, canon ; bref, le bijou de rêve pour qui je ne cesse de m'éblouir. Un sourire et je fonds. Transporté par la déesse, je ne cesse de voltiger pour lui décrocher la lune. Je ferais pour elle des bassesses qu'elle n'oserait pourtant jamais formuler.

Je la rejoins chaque nuit. Elle dort déjà. Sa douce respiration est une symphonie délectable. Comme un ange, elle embaume le paradis. Doucement, j'effleure sa peau de velours, et ses formes parfaites moulent mon corps. Mon coeur s'emballe, mais je bouge doucement pour ne pas la réveiller. Son doux murmure m'enchante. Elle se laisse prendre affectueusement. Je serais sacrilège d'interrompre un si délicieux repos.

Lorsque nous faisons l'amour, c'est l'extase. Dix ans que ça dure, et c'est toujours aussi bon, sinon meilleur.

Le jour, elle me prodigue mille caresses. Elle ne manque jamais une occasion de montrer son affection. Lorsque nous marchons ensemble, elle me laisse gentiment prendre sa main. À table, son pied rejoint discrètement le mien. Au cinéma, nos jambes se frôlent. Sur le sofa je lui sers d'oreiller. Et lorsqu'elle se retire, elle appuie encore une dernière caresse comme pour s'excuser du départ.

À son arrivée, elle vient toujours me voir pour un câlin. Elle ne quitte jamais la maison sans dire au revoir, même quand elle est pressée ou en retard. Et lorsque c'est moi qui m'en vais, elle m'adresse chaque fois des bye-bye à la fenêtre jusqu'à ce que je sois hors de sa vue.

Elle parle peu, mais quand elle me parle, elle est toujours pertinente ; rares sont les bêtises qui sortent de sa bouche. Elle est travaillante et a le sens de l'honneur. Jamais elle ne s'habille de manière provocante. Je n'ai connu aucune femme aussi fidèle.

Vous êtes comblé des dieux ! me direz-vous. Hé bien non ! Mon désir d'elle reste inassouvi. Ce désir lancinant me tourmente, et rien n'y pourvoit. Elle me fait des repas gargantuesques ; elle m'invite à vivre chez elle. Elle se prête à tout moment à mes caresses insistantes. Pourtant, rien ne m'apaise. Quand elle est dans mes bras, je vis un instant de répit, mais oh ! malheur !, je la désire encore plus. Elle est pourtant là, à mes côtés, mais je ne peux la prendre davantage. Sa beauté m'est inaccessible. Je voudrais me l'incorporer. Je dois faire attention à ne pas la serrer trop fort. Comment saisir l'imprenable ? Comment posséder la beauté ? Qui trop aime mal étreint.

Il me semble que rien ne pourrait m'en rassasier. Je voudrais parfois m'en échapper, la faire disparaître de ma vue comme on veut s'éloigner d'une drogue qui nous fait trop de bien, mais toujours laisse insatiable. Le mal est en moi : le feu inextinguible ; si elle s'éloignait, ce serait l'enfer.

Que faire lorsque le but ultime est atteint, et que la femme de rêve consentante apparaît en chair et en âme ? Comment atteindre cette beauté inaccessible pourtant présente, là, à portée de main ?

Quoi qu'elle demande, je lui passe tous ses caprices. Je vais au-devant du moindre désir. J'ai construit sa maison en observant toutes ses consignes. Elle décide toujours du lieu des vacances, du menu, des couleurs et accessoires. Elle m'enchante. Rien n'y fait, elle est toujours plus belle. On dirait même qu'elle s'améliore si tant est que ce soit possible.

Le désir amoureux qui m'assaille — je le sais maintenant — est sans objet ; il tourne en moi et s'alimente en boucle. Ma compagne ne peut le combler davantage. Comment expliquer que la plus belle femme du monde n'apporte qu'une dose insuffisante de cette drogue qui me rend esclave sans jamais m'assouvir ? Pourquoi le désir ne s'éteint-il pas avec sa présence ? J'ai eu la chance de rencontrer la beauté idéale et d'aller jusqu'au bout de la relation amoureuse. Les bouddhistes ont raison : le désir est maître. Je ne pourrais pas vivre sans elle. Je panique à l'idée de la perdre. Mais je la désire comme si je n'y avais pas accès. Merci quand même Cupidon, mon salaud.

[1] Photo de Maurice Tabard, Surimpression, 1929.
(Tirée du livre de Roger Thérond, Surréalisme, Éd. du Chêne – Hachette © 2001 p. 139.)

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