030614

À qui appartient notre regard?

par François Brooks

Mais à qui appartient donc notre regard si chacun s'en empare pour le détourner à ses fins? A-t-on le droit moral d'imposer constamment nos désirs et intentions aux autres? Qui m'annonce un dentifrice. Qui me fait miroiter une marque de voiture rutilante. Qui me montre sa vulve et ses seins dans des vêtements on ne peut plus moulants. Qui m'invite à m'empiffrer dans un resto à la mode. Qui barbouille les endroits publics de sa signature. Qui s'improvise mendiant pour se faire payer sans travailler et me met au défi de ne pas être mesquin par une petite obole. Qui me montre mon frère saignant à l'autre bout de la planète... et que sais-je encore. À tout propos, à tout moment et partout on exacerbe mes sentiments les plus vils. Convoitise, orgueil, envie, luxure, érotisme, gourmandise, colère, avarice, vengeance, on ne fait jamais appel qu'à mes sentiments les plus méprisables. Et tout ceci sous le mensonge permanent de vouloir mon bonheur.

 

Y aura-t-il un jour une vague de lucidité qui éclairera tous ces accapareurs de notre attention? Dieu est mort et c'est bien dommage. On en aurait bien besoin. Celui qui prie n'ennuie personne, à moins qu'il ne s'égare dans le prosélytisme. C'est d'ailleurs pourquoi la Révolution Tranquille les a fait taire. On a dénoncé leur système religieux qui, sous une apparence vertueuse cachait les mêmes bas sentiments qui sont aujourd'hui affichés à tout venant. Mais puisque l'humain est constamment à refaire, une vague chasse l'autre et les bas instincts ressurgissent avec autant de force. Le mercantilisme a ramené, mais cette fois-ci au grand jour, toutes les mesquineries cachées d'antan.

 

Le pire, c'est que si je voulais, je pourrais aller vivre dans la nature à la campagne. Mais je me sentirais isolé et je mourrais d'ennui, bouffé par les maringouins et dépendant d'une voiture pour tout.

 

Alors je m'enferme chez moi sans radio, sans télévision, sans journaux ; que ma compagne chérie, nos projets et mes amis philosophes qui attendent dans leurs livres que je vienne les chercher. Que ma famille et des amis avec qui il est interdit de cultiver notre « humainerie ». Mon regard m'appartient. Mon attention, je la dirige où je veux, comme bon me semble. Au diable tous ces menteurs avides qui ne s'intéressent qu'à mes plus bas instincts. Puissent-ils un jour être amenés à s'élever un tant soit peu au dessus des bas sentiments qu'ils affichent à tout-venant.